L’extrême droite au pouvoir : les composantes du déni

Dans Médiapart du 19 avril 2022

Beaucoup a été dit sur la mauvaise alternative que constitue le vote de dimanche 24 avril. Reste peut-être à explorer la force du déni autour de la possibilité que Marine Le Pen soit vraiment élue. Un déni à la fois plus protéiforme et puissant qu’il y a cinq ans.

Joseph Confavreux

19 avril 2022

« De toute façon, elle n’a aucune chance » « En fin de compte, suffisamment de gens iront voter Macron » ; « Même si elle passait, elle n’aurait pas de majorité à l’Assemblée nationale et/ou se heurterait à la Constitution » ; « Aucun sondage ne la donne en tête »

De telles idées se font aujourd’hui entendre dans nos lectures, dans nos discussions et jusqu’en notre for intérieur, qu’il s’agisse de se rassurer ou de se justifier. Elles traduisent d’abord la difficulté de ressentir l’inédit même lorsqu’il est face à nous. Une des seules « leçons » que l’on peut pourtant tirer de l’Histoire est que les contemporains d’un désastre mesurent rarement la proximité du gouffre ou que, même lorsque les éléments constitutifs de la peur sont bien installés, on refuse souvent d’en tirer les conclusions logiques.  

C’est ce qui ressort, par exemple, des deux derniers ouvrages du journaliste Daniel Schneidermann étudiant la presse des années 1930. Dans Berlin, 1933. La presse internationale face à Hitler (Le Seuil, 2018), il montrait l’incrédulité face au danger présenté par le nazisme et le fait que les reporters avaient eu du mal à raconter ce qu’ils avaient déjà sous les yeux, en particulier les premières brutalités vis-à-vis des juifs. Dans son ouvrage plus récent, La Guerre avant la guerre (Le Seuil, 2022), centré sur ce qui s’écrit entre 1936 et 1938, il s’intéresse à ce moment qui n’est plus celui de la crédulité, mais du refus de tirer les conséquences possibles ou probables de ce à quoi l’on est en train d’assister.

Un des signes négatifs qui signale que l’on vit un “moment historique”, c’est précisément l’aveuglement.

François Hartog

Pour le dire avec les mots de l’historien et penseur du « présentisme » François Hartog : « Un des signes négatifs qui signale que l’on vit un “moment historique”, c’est précisément l’aveuglement, le fait qu’on n’y voit rien, qu’on n’y comprend rien. »

Entre les deux tours de l’élection présidentielle 2017, l’historien et professeur au Collège de France Patrick Boucheron, interrogé dans ces colonnes, sur la question de savoir si les contemporains d’une dynamique d’extrême droite victorieuse en avaient conscience, expliquait : « Si on se plonge dans la littérature historique, je ne crois pas qu’on en rêve, qu’on n’en dorme pas la nuit, qu’on soit dans un niveau de stress inédit. [...] Soit on continue de refuser d’y croire en plaçant une vitre entre ce qu’on vit et ce qu’on voit. Soit on croit qu’elle ne fera pas ce qu’elle dit. Et c’est une autre illusion. »

ut tirer de l’Histoire, c’est bien qu’une fois l’extrême droite arrivée au pouvoir, se multiplient ce que le professeur de droit Olivier Jouanjan appelle, dans son ouvrage Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, les « conversions », les « inversions » et les « perversions ». Examinant l’engagement des juristes, dans une étude qui pourrait se transposer à d’autres professions et statuts, il écrit : « Les motifs psychologiques de ces encartements massifs furent complexes et entremêlés. Il y eut de la peur, de la lâcheté, de l’opportunisme. Mais il y eut aussi de l’adhésion et de l’espoir, et puis aussi l’envie de participer à un événement extraordinaire qui rompait avec le marasme et la déréliction qu’on avait connus dans un système trop tard venu et trop vite vieilli, celui de la République démocratique qui ne suscitait plus que des sensations nauséeuses. »

Ces « sensations nauséeuses » n’ont sans doute jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui, et expliquent sans doute que, face aux pompiers pyromanes du macronisme, certaines et certains aient la tentation de jouer aux apprentis sorciers en votant contre le « système » et en donnant leur suffrage à Le Pen, même sans partager son programme.

La conviction répandue que la candidate d’extrême droite ne serait pas aux portes du palais, ou que son accession à l’Élysée ne constituerait pas une rupture majeure, ne repose toutefois pas seulement sur une lecture oublieuse de l’Histoire dans un contexte où convoquer cette dernière est trop aisément confondu avec une forme de reductio ad Hitlerum ne convainquant plus grand monde.

Elle s’ancre aussi dans un déni plus protéiforme et puissant qu’il y a cinq ans et dont on peut repérer quatre composantes principales : un manque d’imagination classique mais ici redoublé par le sentiment d’une simple répétition de 2017 ; une vision erronée sur la nature du danger Le Pen mais aussi de ce qui peut lui être opposé ; la croyance qu’un minimum moral, notamment l’argument du moindre mal, finira par éviter le pire ; et la relativisation de ce déni politique en raison d’un déni climatique plus général qui en subsumerait les enjeux.   

La première marque du déni contemporain semble ainsi être le simple décalque de ce qu’ont vécu les Américains le 8 novembre 2016, avec l’élection de Donald Trump, et que de nombreux éditorialistes ont alors résumé par ces mots de « failure of imagination ». Un manque d’imagination accentué par le fait que le second tour d’il y a cinq ans a connu une issue défavorable à Marine Le Pen.

Ce retour apparent du « même » fait doublement écran. Non seulement il ne tient pas compte de dynamiques politiques contemporaines qui font que ce second tour identique dans la forme ne constitue pas, dans le fond, une simple répétition, mais une récidive, dont l’issue peut être différente, même lorsque les symptômes et les situations paraissent similaire.

Il est, à cette aune, tout à fait envisageable que la détestation du nom « Macron » soit tout aussi sous-estimée que l’était le nom « Clinton » lors de l’élection américaine de 2016. Et donc aussi utile de rappeler, ainsi que le soulignait le sociologue Ugo Palheta, qu’il n’est pas nécessaire qu’une majorité de citoyens français adhère aux thèses du Rassemblement national pour catalyser un désastre électoral ou politique : « En Italie comme en Allemagne, les fascistes parvinrent au pouvoir en passant des alliances avec la droite conservatrice, une fois conquise une partie importante de l’électorat : au maximum 37 % dans le cas de l’Allemagne d’avant janvier 1933 qui tou·te·s n’adhéraient certainement pas à l’intégralité de la politique qui allait être mise en œuvre dans les années suivantes. »

En outre, ce retour du « même » contribue à une forme d’anesthésie politique. En 2017, même si la rue s’avérait aussi atone qu’en 2022 comparée à ce qu’elle fut en 2002, les réseaux sociaux et les dîners amicaux demeuraient un terrain de lutte pour ce qu’il restait de la gauche défaite au premier tour. Les adeptes d’un vote barrage brandissaient Léon Trotski, expliquant en 1931 que « si nous accusons à juste titre la social-démocratie d’avoir préparé le chemin du fascisme, notre tâche ne doit nullement consister à raccourcir ce chemin au fascisme ». Les tenants de l’abstention brandissaient Max Horkheimer, jugeant que « celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». En 2022, même si l’on peut bien sûr encore lire de nombreux textes discutant ici ou là telle position, force est de constater que, tandis que les plus optimistes ou légitimistes regardent déjà vers les législatives, domine désormais l’esquive rhétorique, le ras-le-bol du sujet ou le relativisme de l’enjeu.

On touche là à la deuxième marque du déni contemporain, qui porte sur la nature du danger, mais aussi sur la manière d’y faire face. En dépit de l’inventaire de ce que Marine Le Pen au pouvoir infligerait à la société, d'un projet qui foule aux pieds les droits fondamentauxde la réalité des votes du Rassemblement national au Parlement européen (antisocial, anti-écolo, anti-LGTBI…), des thématiques structurantes et récurrentes de l’extrême droite (préférence nationale rebaptisée « priorité nationale », référendum sur la peine de mort, chasse aux migrants), de l’argument fallacieux que le programme de Marine Le Pen « serait de gauche » et que les travailleurs auraient quelque chose à gagner à son élection, force est de constater que la stratégie de dédiabolisation, même si elle de façade, a largement fonctionné. Bien aidée en cela par la candidature Zemmour, la reprise des « bonnes questions » du FN sur un large spectre de l’échiquier politique, et un écosystème médiatique radicalisé à droite dont CNews n’est que la face émergée.

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Quand Marine Le Pen rejette non seulement toute référence au fascisme, toute étiquette d’extrême droite et même toute « radicalité », le premier geste doit donc, certes, être de débusquer l’hypocrisie et de rappeler la fameuse phrase de George Orwell selon laquelle « lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon ».

Mais sortir du déni consistant à croire que Marine Le Pen aurait rompu avec l’héritage paternel, que son entourage ne continuerait à être ouvertement fascistoïde et que le « Rassemblement national » serait autre chose qu’un « Front national » ripoliné, se heurte à un autre aveuglement consistant à penser que le référentiel antifasciste pourra fonctionner dans les urnes comme en 2002 et 2017, pour au moins deux raisons.

En 2002, la mobilisation des références de “lutte contre le fascisme” était permise par l’obsession de la Seconde Guerre mondiale.

Nicolas Lebourg

D’abord, Jacques Chirac, puis Emmanuel Macron, en se comportant comme les propriétaires des votes anti-Le Pen des seconds tours de 2002 et 2017, ont considérablement affaibli la possibilité d’un vote pour l’autre candidat. Ensuite parce que, comme le rappelait l’historien Nicolas Lebourg dans nos colonnes dès 2017, la France « ne fonctionne plus sur le régime de mémoire connu par la France de 2002. En 2002, la mobilisation des références de “lutte contre le fascisme” était permise par l’obsession de la Seconde Guerre mondiale » et de ce que l’historien Henry Rousso a baptisé le « syndrome de Vichy ». La société française s’autoanalyse désormais, « avant tout à partir de la question coloniale en général, et de la guerre d’Algérie en particulier » : un registre de mémoire ne permettant « pas de mobiliser le référentiel de l’urgence antifasciste ».

À ces deux raisons structurelles s’ajoute un mouvement de balancier, au sens où le choix d’un néolibéralisme liberticide pendant le quinquennat Macron complique encore la mobilisation antifasciste. Décider de confier au préfet Lallement la répression du principal mouvement social contestant sa politique revient à catalyser un brouillage politique qui rend en effet plus difficile de hurler au loup autoritaire pour faire du second tour un référendum de nature civilisationnelle.

L’antifascisme, comme antidote à un Rassemblement national banalisé dans le paysage politique et dans les têtes, est donc contraint de se redéfinir non pas parce que le parti d’extrême droite aurait rompu avec son origine ou sa conception du monde, mais parce qu’il se trouve face à une « bête immonde » qui est aussi un redoutable animal politique, sachant jouer de ses métamorphoses réelles ou fantasmées, comme des déficits et déficiences de ses adversaires.

La troisième composante de l’actuel déni tient à la conviction ancrée, même quand elle n’est pas assumée comme telle, qu’un minimum moral, et plus particulièrement l’argument du moindre mal, finira par éviter le pire. Or cette croyance fait fi d’au moins deux angles morts de ce registre de pensée ou de croyance.

D’abord, le fait que la morale n’est souvent qu’un cache-sexe trompeur posé sur la réalité, voire un élément qui nous détourne du réel. Pour tenter de saisir les raisons pour lesquelles une majorité de juifs avaient refusé, parfois jusqu’à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau, de croire à l’extermination industrielle, l’auteur de Si c’est un homme, Primo Levi, lui-même survivant du plus célèbre des camps de la mort, citait un vieil adage selon lequel, « les choses dont l’existence paraît moralement impossible ne peuvent exister ».

L’autre raison est que l’argument du « moindre mal » est lui-même limité en théorie comme en pratique. Pour le dire comme la philosophe Hannah Arendt : « Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » Cet argument s’applique d’autant plus difficilement à un choix de second tour, même si l’on se réfère aux principaux penseurs qui sont censés en avoir posé les bases, Aristote puis Spinoza.

Ce dernier, quand il énonce dans la proposition 65 du Livre IV de l’Éthique, qu’entre deux maux il faut choisir le moindre, sait que celle-ci est plus théorique que réelle. En particulier parce que la proposition 64, qui la précède, note qu’il n’existe pas de connaissance adéquate du mal. C’est bien un sentiment de cet ordre qui alimente aujourd’hui le moulin de celles et ceux jugeant qu’il serait trop péremptoire d’affirmer que le mal macronien serait pire que le mal lepéniste, ou le mettent en balance, en estimant que ce mal serait sans doute moins pire pour les migrants ou les LGBTQI+, mais peut-être davantage pour les classes populaires.

Éviter l’accès de Marine Le Pen à l’Élysée suppose donc moins une argumentation morale susceptible de trancher entre éthique de conviction et éthique de responsabilité que d’insister sur le passé, proche ou lointain, fort différent, des deux candidats, quand on se souvient qu’à 30 ans, Marine Le Pen dansait à Vienne dans des bals néonazis et qu’elle s’est ensuite compromise pendant des années avec Poutine, ou sur un maintien plus assuré des cadres républicains dans un cas que dans l’autre.

Cela exige aussi de rappeler qu’une dynamique d’extrême droite combine toujours des accélérations surprises et des logiques souterraines, parmi lesquelles il n’est guère possible de séparer, de manière tranchée, l’éthique et la politique… Ainsi que l’écrit l’historien du nazisme Johann Chapoutot, dans La Loi du sang« le nazisme, si curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, ne fut pas qu’une esthétique, mais aussi une éthique offerte à des contemporains égarés. L’époque qui a vu l’émergence du nazisme a été en effet travaillée en profondeur par la question des valeurs et des impératifs moraux ».

La dernière composante du déni actuel est sans doute liée à l’existence d’un déni plus large, en l’occurrence le déni climatique, qui réduirait l’enjeu du vote de dimanche, d’autant que les deux candidats n’ont pas montré, dans leur parcours, de volonté de sortir de cet aveuglement. À quoi bon, en effet, s’intéresser à un second tour de présidentielle française quand la planète court à l’abîme ? Et qu’il n’existe pas vraiment plus de raison de croire Marine Le Pen quand elle prétend n’avoir jamais été climatosceptique qu’Emmanuel Macron quand il affirme que son nouveau mandat sera « écologique ou ne sera pas » ?

Quand on se souvient que la démission en direct de Nicolas Hulot restera, dans les annales du quinquennat 2017-2022, comme l’un des rares moments de sincérité politique, et de la façon dont Macron a vidé la convention climat de sa substance, il est malheureusement à parier que si l’actuel président ne l’emporte pas dimanche en dépit de son repositionnement récent sur l’urgence écologique, il lui manquera une trop large partie des voix des générations pour qui le futur dessiné par son premier mandat demeure synonyme de fureur et de malheur climatiques. 

Pour le dire comme le philosophe Jean-Pierre Dupuy, dans sa Petite métaphysique des Tsunamis, à travers une formule qui vaut aussi bien pour dimanche prochain que pour notre situation dans dix ou vingt ans : « Comme les grandes catastrophes morales du vingtième siècle, la catastrophe majeure qui barre notre horizon sera moins le résultat de la malignité des hommes ou même de leur bêtise que de leur absence de pensée. Si elle se présente comme un destin inéluctable, ce n’est pas qu’elle est une fatalité ; c’est qu’une multitude de décisions de tous ordres, caractérisées davantage par la myopie que par la malice ou l’égoïsme, se composent en un tout qui les surplombe