Lionel Jospin : « Isoler Vladimir Poutine et parler au peuple russe »

TRIBUNE. Le Monde .03/03/2022

Lionel Jospin

 

Dans une tribune au « Monde », l’ancien premier ministre socialiste appelle à contourner « autant qu’il est possible » la censure russe sur la guerre en Ukraine pour renforcer la diffusion « d’informations exactes », et à déployer une « intense activité diplomatique », en particulier avec la Chine.

 

Face à l’injustifiable et irresponsable agression perpétrée contre l’Ukraine par Vladimir Poutine, les autorités de notre pays ont arrêté la position de la France, en concertation avec nos partenaires européens et notre allié américain. J’approuve l’attitude qui a été choisie.

Les candidats à l’élection présidentielle, désormais proche, se sont exprimés, et plusieurs d’entre eux ont maintenant infléchi des approches parfois complaisantes pour le maître du Kremlin. Du point de vue de notre intérêt national, je m’en réjouis.

Comme d’autres personnalités européennes, l’ex-premier ministre François Fillon a renoncé aux fonctions qu’il avait bien légèrement acceptées dans une grande entreprise russe. Je souhaite que l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, avec qui j’ai travaillé quand nous gouvernions l’un et l’autre, opère à son tour un geste de renonciation qui aurait une forte portée symbolique. Car je suis convaincu que l’isolement de Vladimir Poutine est l’une des clés d’une issue positive au très grave conflit actuel. Cet isolement est d’ailleurs à l’œuvre au plan international.

L’Ukraine ne menaçait pas la Russie

La décision de Vladimir Poutine est sans justification. L’Ukraine ne menaçait pas la Russie, elle n’en avait ni l’intention ni les moyens. Elle voulait vivre comme une nation libre, démocratique et souveraine.

 

On peut s’interroger – je l’ai fait moi-même – sur la façon dont a été conduit l’élargissement de l’OTAN à l’est de l’Europe. Pour autant, les pays qui étaient autrefois sous la domination soviétique ont cherché, par leur adhésion, moins une revanche qu’une protection. L’OTAN, peu dynamique ces derniers temps, et à laquelle les derniers présidents américains portaient moins d’intérêt, n’avait aucun dessein offensif à l’encontre de la Russie, ce que Vladimir Poutine savait parfaitement. Quant à l’Ukraine, qui souhaitait adhérer à l’Alliance atlantique, elle était encore loin de pouvoir en devenir membre. En revanche, ce grand pays était devenu une démocratie, à côté de la Russie, ce qui, semble-t-il, était trop pour Poutine.

Faute de pouvoir démontrer la réalité d’une menace extérieure à un peuple russe abreuvé de propagande mais peut-être rétif devant l’attaque d’un « peuple frère », le président Poutine a recouru à une rhétorique aberrante : selon lui, les dirigeants librement élus par les Ukrainiens seraient des « néonazis » et les auteurs d’un « génocide » sur leur propre territoire !

Une appréciation lucide des enjeux

L’agression contre l’Ukraine est un acte insensé. Elle violente un peuple, étouffe une nation, bafoue le droit international, affecte la stabilité de l’Europe et menace la paix bien au-delà même du territoire aujourd’hui meurtri. Elle soulève une sérieuse inquiétude dans le monde. Elle est intolérable.

Les Etats-Unis et l’Europe, appelés au secours par l’Ukraine, ont décidé de ne pas riposter eux-mêmes militairement à cette agression, tout en commençant à aider, y compris par des fournitures d’armes, les Ukrainiens en situation de légitime défense. Nos dirigeants ont jugé sans doute qu’entrer d’emblée dans une spirale guerrière était extrêmement dangereux et risquait de faire oublier la responsabilité de l’agresseur, diluée dans la globalisation du conflit. Cette appréciation lucide des enjeux et des risques ne doit pas être prise, selon moi, pour un signe de faiblesse.

« On ne peut exclure que les envahisseurs l’emportent, provisoirement. Si cela advient, nous resserrerons l’étau économique sur l’agresseur. Le temps jouera contre Poutine »

Les pays solidaires de l’Ukraine ont choisi de répondre à l’agression sur le terrain économique et financier. Ce choix est judicieux. Les premières mesures prises pèsent déjà. L’essentiel sera de poursuivre dans cette voie, résolument et aussi longtemps que nécessaire. Sans préjuger de ce qui peut encore advenir, les buts de guerre de Vladimir Poutine sont évidents à ce stade : la vassalisation de l’Ukraine. Nos objectifs doivent être à leur tour affirmés clairement : une Ukraine libre et souveraine. Il n’y aura pas pour l’Etat russe de nouvelle conquête.

Nous savons que les temps militaire et économique ne sont pas similaires, même si les mouvements ou les blocages financiers peuvent aller plus vite que les armes. Les Ukrainiens résistent avec héroïsme, et leurs dirigeants ne sont pas disposés à se soumettre. Mais la disproportion des forces sur le terrain est telle qu’on ne peut exclure que les envahisseurs l’emportent, provisoirement.

Nous résisterons au chantage

Si cela advient, les pays amis de l’Ukraine devront proclamer que, pour eux, tout commence. Nous accueillerons les réfugiés et nous leur redonnerons espoir. Nous aiderons la résistance intérieure. Nous contrerons toute nouvelle tentative expansionniste et, bien évidemment, toute agression visant un membre de notre alliance. Nous résisterons au chantage concernant l’arme nucléaire et nous dénoncerons la dérive folle de celui qui joue avec cette menace. Enfin, nous resserrerons l’étau économique sur l’agresseur. Le temps jouera contre Poutine.

Nos pays auront à déployer une intense activité diplomatique, aux Nations unies comme dans toutes les capitales étrangères, car de nombreux pays ressentent combien est dangereux pour tous le comportement du dirigeant russe. Il est à cet égard symptomatique que le sport, si important pour les peuples et grâce auquel les jeunes engagent tant de joutes pacifiques, soit aujourd’hui un champ dans lequel les condamnations et les sanctions à l’égard de la Russie font boule de neige.

Notre attention doit aller à la Chine. L’agression de Vladimir Poutine contre un Etat souverain l’embarrasse visiblement. Le propos n’est pas d’instrumentaliser ce pays. Mais la Chine, dont l’économie est à l’échelle du monde, partage avec nous ses principaux partenaires économiques ainsi que la conscience de la gravité des conséquences pour l’économie internationale entraînées par la politique agressive et aventureuse de Vladimir Poutine.

Tous les peuples espèrent sortir de l’épreuve infligée depuis deux ans par une pandémie planétaire. Ils ne veulent pas que la reprise économique mondiale soit cassée par les retombées d’une expédition militaire que rien ne justifiait. Les envahisseurs devront quitter l’Ukraine pour que la crise actuelle puisse se résorber. La Chine a intérêt à peser dans ce sens.

Nous devons parler aux Russes. Aux dirigeants d’abord, si la chance d’un dialogue sérieux se présente. Mais cette crise représente un tournant. Une nation entière est agressée. Celui qui depuis plus de vingt ans exerce au Kremlin un pouvoir sans partage s’est montré violent, trompeur et menaçant. Il doit savoir que la seule issue à la crise actuelle est la libération de l’Ukraine et la restauration de sa souveraineté. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, l’isolement économique de la Russie se poursuivra. Des échanges avec d’autres dirigeants seront sans doute précieux si certains sont assez libérés de la crainte pour évoquer sérieusement le rôle différent que leur grand pays pourrait jouer au sein de la communauté internationale.

Le peuple russe n’est pas notre ennemi

Nous devons parler au peuple russe, et d’abord pour lui dire qu’il n’est pas notre ennemi. Nous connaissons les liens nombreux tissés entre Russes et Ukrainiens. Nous voulons que les Russes soient pleinement et objectivement informés sur le drame que représente l’intervention en Ukraine. Nous souhaitons entendre leur voix propre s’exprimer librement dans le concert des nations.

Parler aux Russes sera difficile, puisque la propagande officielle est omniprésente et que la société civile est sous étroit contrôle. Les réseaux hertziens ou satellitaires et Internet existent mais ils n’échapperont pas à la censure. Il est de notre devoir de la contourner autant qu’il est possible, car l’enjeu est considérable et le territoire russe immense. Il faut renforcer la diffusion d’informations exactes, si possible en langue russe, susceptibles d’être reçues au moins par une partie de la population. Car le peuple russe peut devenir un acteur majeur de la résolution de cette crise.

Lionel Jospin, figure du Parti socialiste a été premier ministre entre 1997-2002. Il a publié, en 2020, « Un temps troublé » (Seuil), où il analyse la présidence d’Emmanuel Macron et les raisons de sa victoire en 2017