Loi Sur le «séparatisme» : les forcenés de la République. Libération 03/12/20

Un texte qui aide à la réflexion

 

Par Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et chroniqueuse à Libération et Albert Ogien, directeur de recherches émérite au CNRS — 8 décembre 2020

 

Tribune. La République est une devise : liberté, égalité, fraternité. Mais elle est devenue une icône devant laquelle déposer ses offrandes. Aujourd’hui, en France, ses adorateurs la prient de satisfaire une demande : sauvegarder l’héritage sacré des Lumières en faisant respecter le principe constitutif de la nation qu’est la laïcité.

Cette réduction de la République à la laïcité conduit le dernier carré des dévots à monter au front dès qu’il pressent un danger de mise en cause de ce pilier de l’ordre républicain. Or la mise en cause est inhérente à l’évolution des sociétés modernes : les engagements politiques se sont universalisés (urgence climatique, violences faites aux femmes, racisme systémique, inégalités indécentes, exactions policières) ; l’obéissance aveugle aux autorités supérieures est en berne. La nation est une idée qui ne mobilise plus, la guerre des civilisations n’excite que de petits cercles et la prescription de manières d’être et de penser indiffère. Cela irrite les exaltés de la laïcité, qui ont trouvé un exutoire à leur frustration : la présence musulmane. C’est ainsi qu’ils en viennent à confondre la défense des « valeurs » de la République avec une croisade contre une minorité, désignée à la vindicte collective.

Un droit d’entrée dans le « club » républicain

En France, une vieille tradition trace une ligne de démarcation entre république et démocratie : la première est composée de citoyens qui forment une nation et endossent ses valeurs en conscience ; la seconde permet aux individus de former des communautés pour aménager ensemble les relations sociales et civiques qui les lient. Régis Debray a saisi la différence en une phrase lapidaire : « En république, l’Etat surplombe la société. En démocratie, la société domine l’Etat. » De ce point de vue, la République française institue un droit d’entrée : ne peuvent prétendre au titre de citoyen que ceux qui adoptent et se plient sincèrement à sa loi. C’est ce droit dont devrait s’acquitter ces temps-ci une catégorie particulière de personnes : celles qui sont constamment rappelées à leur condition d’« issus de l’immigration», indéfiniment en marge et soupçonnées d’entretenir une relation redoutable avec une religion qui rendrait ses adeptes rétifs à la loi. Autrement dit, l’étranger qui obtient le statut de citoyen reste étranger tant qu’il n’a pas démontré son amour des valeurs fixées par le « club » qu’il souhaite intégrer. Ce qui autorise des défenseurs autoproclamés de la pureté républicaine à s’ériger en censeurs de l’attachement à la nation. Et à exclure du débat public ceux qui se plaindraient d’une telle ségrégation.

Défendre la République, c’est désormais ignorer le principe même de la démocratie qui assure à chacun le droit de participer à égalité à une conversation dans laquelle il peut faire entendre son opinion à condition d’accepter d’en débattre avec ceux qui ne l’acceptent pas. La distinction entre république et démocratie a été réactualisée depuis que certains se sont mis en tête qu’il fallait reconquérir les âmes égarées qui peuplent les cités de relégation, forment une « cinquième colonne » au service de puissances étrangères ou terroristes ou poursuivent un plan d’invasion et de conversion. Face à la nécessité de sauver les « quartiers perdus de la République », on prêche l’urgence d’une action visant à restaurer les conditions d’une citoyenneté aux normes. Ce noble sursaut républicain s’accompagne dorénavant du projet de censurer ceux qui persistent à rendre compte des discriminations que subit une partie de la population (que le gouvernement se dispense de corriger, et que la Cour des comptes vient tout juste de documenter).

Les forcenés de la République aspirent à éradiquer tout ce qu’ils tiennent pour attentatoire à son « esprit ». Le concours est ouvert : c’est à qui inventera les épreuves les plus dures. La concurrence s’exacerbe lorsqu’un attentat jihadiste rappelle l’inhumanité de ceux qui les commettent. Et à chaque fois les mêmes soupçons, les mêmes imprécations reviennent, intimant à la « communauté musulmane » de faire acte d’allégeance à la République. Mais qui se soucie parmi ces fiers combattants de ces innombrables citoyens qui doivent subir cette insulte, se soumettre à ces épreuves alors même que, plus que tous autres, ils tiennent ces gestes fous et le fanatisme pour des abominations qui appellent la plus ferme répression ? Qui pourra ensuite s’étonner de l’incompréhension et de la colère de ceux que vise une demande si incongrue et grossière ?

Des mesures attentatoires aux libertés

L’Etat de droit n’a besoin d’aucun aval idéologique pour réprimer les actes de terrorisme, les violences contre les personnes, les incitations à la haine. Il dispose de tous les moyens pour le faire. La morale républicaine est sans doute admirable, mais la volonté normative de l’imposer semble déphasée par rapport aux manières de penser et d’agir qui, pour le meilleur ou le pire, impriment leur marque à ce début de XXIe siècle. Nous ne sommes plus au temps où le breton et l’alsacien étaient interdits en salle de classe, où la colonisation prétendait apporter la civilisation aux « indigènes ». La fin des régimes totalitaires, la décolonisation, les migrations internationales, la société de consommation, l’élévation du niveau de formation, la reconnaissance en cours de l’égalité des femmes, l’impact des industries de l’image, de la musique et du divertissement, le déclin de la vénération pour la parole experte, la circulation de l’information, la globalisation de l’économie, l’appétence pour la délibération collective sont notre nouvelle réalité.

Elle n’empêche pourtant pas les partisans de la laïcité d’envahir tribunes et média, où ils sont généreusement accueillis, pour nous expliquer comment les filles doivent s’habiller, quels rayons alimentaires sont fréquentables, comment la recherche et l’enseignement doivent s’organiser (en traquant «l’islamo-gauchisme» à l’université), ou comment il faut raconter l’histoire (en fustigeant la repentance et la «cancel culture»). Ou d’œuvrer, encore au nom des valeurs de la République, à convaincre le Parlement d’inscrire dans la loi la fin de la scolarisation à domicile, le marquage informatique des enfants, le contrôle des sources de financement des associations, ou l’interdiction de filmer les actions de la police.

La République est-elle à ce point menacée qu’il faille déployer des mesures de plus en plus attentatoires aux libertés pour la sauver ? Ne serait-il pas plus raisonnable de la consolider en laissant ouverte la conversation entre citoyens concernés par les inégalités et injustices qui les affectent ? Et si au lieu de la répression et de l’exclusion, on essayait la démocratie ?

Sandra Laugier professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et chroniqueuse à Libération , Albert Ogien directeur de recherches émérite au CNRS