MARGLIN :« L’économie du ruissellement a renforcé les intérêts de classe des plus aisés avec les baisses d’impôts »

 

Par Antoine Reverchon

Publié le 18 février 2022 à 06h00 Le Monde.

ENTRETIENPour Stephen Marglin, économiste et keynésien convaincu, « le capitalisme n’est pas capable de considérer la soutenabilité écologique comme un problème ».

Stephen Marglin, 83 ans, est l’un des rares économistes à avoir perpétué, depuis la chaire Walter S. Barker du département d’économie de l’université Harvard, la tradition « radicale » des années 1960, lorsqu’un mouvement d’économistes critiques du capitalisme avait émergé sur les campus américains. La triple crise, économique, sociale et climatique, qui ébranle le système dominant, lui donne de nouvelles raisons d’affirmer son point de vue.

Les candidats à l’élection présidentielle française s’opposent fortement sur le poids de l’Etat dans l’économie nationale. A droite, il est proposé de réduire le nombre de fonctionnaires et la dépense publique ; à gauche il est proposé d’augmenter les salaires des enseignants, des personnels soignants, etc. Un débat similaire se déroule-t-il aux Etats-Unis alors que va s’ouvrir la campagne des « midterms », les élections de mi-mandat ?

Il s’agit d’une bataille à trois, voire quatre protagonistes. En 2021, les démocrates sont parvenus à une entente cordiale entre leur aile progressiste et les modérés. Mais ils n’ont pas été en mesure de consolider cet accord en raison de la faiblesse de leur position au Sénat. En face, les républicains, partisans du dépenser moins et du taxer moins (les riches), se sont inclinés devant les trumpistes.

L’aile progressiste du Parti démocrate, emmenée à la Chambre des représentants par Alexandria Ocasio-Cortez et ses trois collègues femmes du « Squad » (Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib), et au Sénat par Bernie Sanders et Elizabeth Warren, considère que le gouvernement fédéral est l’élément essentiel en mesure de faire avancer sa vision d’une société juste et équitable, combattre le réchauffement climatique, rénover des infrastructures à bout de souffle et parer aux défaillances de la protection sociale.

Le rôle du gouvernement pour avancer vers une société plus juste commence par une réforme du système fiscal. Les riches paient beaucoup moins qu’ils devraient, et bien moins que par le passé, alors que le fardeau fiscal pèse de plus en plus lourdement sur les classes moyenne et ouvrière. Dans son livre Capital et idéologie (Seuil, 2019), Thomas Piketty a documenté la baisse spectaculaire, depuis la seconde guerre mondiale, de la part des revenus des Américains les plus riches prélevée par l’impôt – passée de plus de 50 % à environ 30 % aujourd’hui – et l’augmentation concomitante de celle prélevée sur les revenus de la moitié la moins favorisée de la population – de moins de 20 % à environ 25 % actuellement.

La crise climatique ne sera pas résolue tant que les gouvernements du monde ne prendront pas des mesures audacieuses, et c’est l’aile progressiste du Parti démocrate qui a poussé le gouvernement à relever ce défi. Au Sénat et à la Chambre, les démocrates modérés ont, dans leur grande majorité, approuvé cette orientation, mais en se prononçant pour un effort financier plus limité que ce que la crise nécessite.

« La tragédie, c’est qu’il y a bien des raisons [au] ressentiment populaire, mais les Noirs et les immigrés n’y sont pour rien ! »

Les insuffisances de notre dispositif de protection sociale sont évidentes si on compare les systèmes américains de santé, d’accueil préscolaire et d’accompagnement des seniors avec ceux de pratiquement n’importe quel autre pays riche… D’un point de vue européen, il n’y a rien de radical ni même de particulièrement progressiste dans le fait de demander des soins de santé accessibles à tous, des crèches pour les jeunes enfants et des mesures d’accompagnement pour les personnes âgées. De fait, la plus grande partie de l’agenda de l’aile progressiste a été reprise par l’aile modérée du Parti démocrate, deux sénateurs démocrates seulement lui faisant obstacle. Quelles que soient leurs inclinations personnelles, la plupart des modérés ont pris acte du fait que le Parti démocrate avait basculé à gauche et se sont accommodés de cette réalité.

Le parti républicain est-il aussi divisé ?

Il l’est encore plus. La traditionnelle focalisation républicaine sur la diminution de la dépense publique et la baisse des impôts pour les riches, fil conducteur du parti de Mitt Romney [actuellement sénateur et ancien candidat républicain à la présidence], reflète une politique cohérente quoique malavisée. La prise de contrôle du parti par Donald Trump n’a certainement pas signifié la fin des cadeaux fiscaux aux riches. Mais Trump a dissimulé sa politique économique favorable aux plus aisés sous un vernis de populisme alimenté par le ressentiment des classes moyenne et ouvrière et par leur peur d’être « remplacées » par des Noirs et des immigrés – ce qui n’est guère différent de ce qui se passe en France et dans d’autres pays européens. La tragédie, c’est qu’il y a bien des raisons à ce ressentiment populaire, mais les Noirs et les immigrés n’y sont pour rien !

Reste à savoir si Trump va s’autodétruire, comme le souhaitent sans aucun doute les républicains traditionnels. Et, dans ce cas, si un successeur plus intelligent et plus souple reprendra les choses là où Trump les a laissées. Ou alors, dans le cas contraire, si la vieille garde parviendra, comme dans la fameuse comptine anglaise Humpty Dumpty, à recoller les morceaux…

Mais, pour l’heure, vieille garde et trumpistes sont soudés dans leur opposition aux initiatives législatives de Biden ; seuls quelques républicains ont soutenu le projet édulcoré de rénovation des infrastructures physiques dégradées du pays, et pas un seul d’entre eux n’a approuvé le projet de loi qui aurait permis de s’attaquer au changement climatique et d’améliorer la protection sociale.

Dans votre livre « Raising Keynes » (Harvard University Press, 2021), vous montrez comment, dans les années 1980-1990, une certaine conception de l’économie mettant en avant « les lois du marché » a envahi le discours politique, puis les politiques économiques elles-mêmes. Pouvez-vous décrire cet enchaînement et ses conséquences sur l’économie, les travailleurs et l’environnement dans le capitalisme contemporain ?

La « science » économique et la politique économique marchent de concert. Causes et effets fonctionnent dans les deux sens. Dans les années 1930, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de Keynes a démoli l’idéologie orthodoxe d’un capitalisme s’autorégulant qui, pour peu que les gens soient patients, finirait par procurer un emploi à toute personne prête à travailler. Le New Deal aux Etats-Unis et la social-démocratie en Europe sont, dans une certaine mesure, partis des analyses de Keynes pour créer une économie dans laquelle la main visible du gouvernement compenserait les défaillances de la main invisible du marché. L’élargissement du rôle de l’Etat et la nouvelle pensée économique inspirée par Keynes ont progressé main dans la main.

A partir des années 1960, Milton Friedman et ses épigones se sont employés à rétablir l’orthodoxie prékeynésienne et à jeter les fondements du nouveau régime mis en place par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Les économistes se sont ralliés à la vieille orthodoxie drapée de nouveaux concepts mathématiques prétentieux, au point que les théories de Keynes n’ont survécu que sous une version déformée qui ne risquait pas de heurter les principes fondamentaux de l’orthodoxie. Une fois encore, la confiance absolue accordée au marché pour générer le meilleur des mondes possibles en est venue à dominer la pensée et la politique économiques.

Les tenants du néolibéralisme des deux partis, républicain comme démocrate, se sont rassemblés autour du cri de guerre de la dérégulation. Le glissement a commencé avant Reagan, sous la présidence de Jimmy Carter, et s’est poursuivi non seulement sous les administrations républicaines de Reagan puis des deux Bush, mais aussi sous celle de Clinton, qui a fait de la dérégulation la pierre angulaire de sa politique économique.

On a pu mesurer depuis le coût de ce triomphe de l’orthodoxie. La dérégulation, notamment des marchés financiers, porte une responsabilité considérable dans les excès qui ont culminé dans le krach financier de 2008. L’économie du ruissellement a renforcé les intérêts de classe des plus aisés avec les baisses d’impôts, au motif erroné que tolérer la rapacité des riches créerait davantage d’emplois pour tous les autres. La confiance dans le marché a restreint la réflexion créative sur la façon de combattre la crise climatique. L’obsession des économistes pour la tarification du carbone, qu’ils voient comme une panacée, en constitue un exemple éclatant.

Le centre gauche et le centre droit, aux Etats-Unis comme en Europe, se cramponnent à une pensée économique traditionnelle de plus en plus dépassée. Et on ne perçoit aucune politique économique cohérente du côté de la droite populiste, un manque qui va de pair avec l’incohérence d’une politique fondée sur un ressentiment détourné. L’année 2022 pourrait donc s’être ouverte sur la promesse d’une nouvelle économie et d’une nouvelle politique progressiste. Reste à savoir si l’une ou l’autre parviendra à tenir le coup et à soutenir l’autre !

Avec la crise financière de 2008, la crise de la dette européenne en 2011, et maintenant la pandémie, des milliards de milliards de dollars d’argent public ont été dépensés en « plans de sauvetage », en « plans de relance » ou en « quantitative easing » (rachats massifs de dettes d’Etats et d’entreprises) par les Etats et les banques centrales pour sauver l’économie. Les dirigeants politiques auraient-ils abandonné les principes et les théories ultralibérales des économistes ?

En 2008, le grand prêtre de la contre-révolution néolibérale en économie, Robert Lucas lui-même, l’avait reconnu en déclarant : « Je crois qu’au fond de sa tranchée tout le monde devient keynésien » (« I guess everyone is a Keynesian in a foxhole »). Pourtant, aucun républicain n’a soutenu le plan de relance d’Obama en 2009. Et le Parti démocrate, lui aussi, s’est rapidement remis du traumatisme de devoir agir concrètement pour enrayer la gangrène provoquée par l’effondrement financier de 2008. Autrement dit : dans les conditions extrêmes qui ont suivi la crise financière de 2008, le pendule s’est éloigné des doctrines de l’économie traditionnelle, mais il est reparti relativement vite dans l’autre sens.

La pandémie a suscité une nouvelle confrontation entre interventionnisme de l’Etat et conceptions économiques traditionnelles. Cette confrontation s’est traduite par l’opposition quasi unanime des membres républicains de la Chambre et du Sénat aux premiers projets de dépenses publiques du président Biden. Et la défection de deux sénateurs démocrates, qui ont rejoint l’opposition républicaine, a fait capoter, en tout cas pour l’instant, une version pourtant largement édulcorée du plan « Build Back Better » [« reconstruire en mieux »] de Biden, qui entendait réorganiser le filet de sécurité sociale et s’attaquer à la crise climatique. C’est dans une certaine mesure une répétition de 2009. Mais l’élément nouveau cette fois-ci est la présence d’un groupe important de législateurs progressistes au sein du Parti démocrate. Et les interrogations qui se font jour parmi les économistes, notamment parmi les étudiants, pourraient augurer d’une nouvelle orientation pour la science économique.

Ce « grand retour » de l’Etat dans l’économie ne peut-il pas être lu comme une preuve supplémentaire de la grande souplesse du capitalisme, de sa capacité à s’adapter à une situation de crise en utilisant les bonnes vieilles recettes néokeynésiennes de la dépense publique et du soutien à la consommation, en attendant le retour à « l’équilibre naturel » ?

En effet, mais jusqu’à un certain point seulement. Le capitalisme fait preuve de souplesse, et d’ailleurs il n’aurait pas survécu au mécontentement populaire si ce n’était pas le cas. Mais cette souplesse est l’objet de contestations, et elle est donc contingente. La réponse à la Grande Dépression des années 1930 en est l’exemple le plus éloquent. L’administration Roosevelt a dû imposer la souplesse à une classe capitaliste essentiellement hostile et récalcitrante. Le président disposait d’une majorité démocrate écrasante au Congrès, qu’il a même renforcée tant à la Chambre qu’au Sénat à l’issue des premières élections de mi-mandat suivant son entrée en fonctions, un exploit qui n’a été égalé qu’à deux reprises au cours des cent cinquante dernières années.

« Le plan de relance d’Obama a été trop modeste et trop limité dans le temps, et une bonne partie de ses dispositions pouvaient difficilement être qualifiées de mesures de relance »

Roosevelt n’a jamais eu à traiter avec une Chambre ou un Sénat républicains (même si à l’époque le Parti démocrate était tout aussi divisé qu’il l’est aujourd’hui). Après 2010, en revanche, lors des premières élections de mi-mandat d’Obama, nous avons eu un gouvernement divisé, et les démocrates affolés ont effectué un virage serré vers le centre. Biden, lui, n’a même pas derrière lui la majorité dont a bénéficié Obama durant les deux premières années de sa présidence ; aussi disposé soit-il à adapter le rôle du gouvernement aux nouvelles réalités économiques et sociales, il est à la merci des éléments les plus réactionnaires de son parti.

Les « bonnes vieilles recettes néokeynésiennes » ont bien fonctionné finalement, mais on ne peut guère porter au pinacle le plan de relance d’Obama. Il a été trop modeste et trop limité dans le temps, et la plupart de ses dispositions pouvaient difficilement être qualifiées de mesures de relance. Une grande partie des allègements fiscaux décidés par Obama étaient des cadeaux en faveur des électeurs des classes moyenne et supérieure, dont les intérêts étaient plus chers à un grand nombre de sénateurs et de représentants que les besoins autrement plus pressants des chômeurs et autres victimes du krach financier. L’économie est restée atone pendant la plus grande partie du mandat d’Obama.

Peut-on alors considérer, au contraire, que le capitalisme aurait tiré ses dernières cartouches et fait la preuve de son inefficacité face aux crises financière, sociale, environnementale et sanitaire ? Autrement dit, le capitalisme peut-il encore faire le « bien commun » ?

Le capitalisme ne promeut le bien commun que lorsque la main invisible est maîtrisée et complétée par la main très visible de l’Etat. C’est cette main visible qui a rendu possible la flexibilité du système, au point qu’il est difficile – malgré les tentatives des économistes et décideurs néolibéraux de revenir en arrière – de reconnaître dans le capitalisme de ce début du XXIe siècle celui du début du XXe.

Mais pouvons-nous compter sur cette flexibilité dans l’avenir ? Difficile à dire. La crise actuelle est différente de la Grande Dépression ou de la crise de 2008. Toutes deux ont été sévères, et leurs effets immédiats. Aux Etats-Unis, la question climatique commence tout juste à devenir la question (littéralement) brûlante qui préoccupe l’opinion. Le manque de soins adéquats pour les jeunes, les handicapés et les seniors représentait aussi une crise de basse intensité jusqu’à ce que la pandémie l’accélère.

Pire encore, souligner que les Américains sont politiquement plus divisés que jamais est un lieu commun. Certaines des questions qui nous divisent sont fausses, comme les accusations infondées de fraude électorale qui ont fourni aux législateurs des Etats contrôlés par les républicains un bon prétexte pour tenter, d’ailleurs avec succès, de limiter la participation au vote. D’autres, comme l’inflation, sont bien réelles. Même si la poussée inflationniste actuelle est probablement due à des problèmes conjoncturels touchant les chaînes d’approvisionnement, j’ai montré dans Raising Keynes que l’inflation est en réalité l’inévitable prix à payer lorsqu’on met, dans une économie capitaliste, la demande en surchauffe, ce qu’ont incontestablement fait les politiques de relance de Biden.

« Le capitalisme […] est responsable des dégâts qui sont au cœur de la crise climatique et la cause des problèmes plus profonds de soutenabilité écologique »

Et cela génère tout aussi inévitablement des gagnants et des perdants. Les gagnants sont généralement ceux qui se trouvent en bas de l’échelle, ceux qui auraient été au chômage dans une économie plus tempérée, ainsi que ceux qui, au bas de l’échelle des revenus, voient ceux-ci s’accroître au même rythme que la demande de consommation courante. Les perdants sont plus nombreux. Il s’agit de tous ceux dont l’emploi et le revenu sont plus élevés mais ne varient pas selon la demande et se trouvent rognés par l’inflation, ainsi que les retraités qui ne bénéficient que de mécanismes limités d’ajustement au coût de la vie. Cela concerne en particulier les fonctionnaires locaux retraités – enseignants, pompiers, policiers. Mais la grande perdante de l’inflation est la classe des créanciers, toujours défendus par Wall Street et représentant traditionnellement les principaux clients des banques centrales. Lorsque Main Street [la population] est divisée, Wall Street parle d’une seule voix, et c’est une voix très puissante.

Si la « main invisible » ne suffit plus, comment les économistes doivent-ils penser aujourd’hui le rôle de l’Etat et de l’argent public dans une économie de marché ?

Nous avons besoin d’une nouvelle théorie économique et d’une nouvelle politique qui évoluent de manière symbiotique, comme c’était le cas autrefois. Les limites de la motivation du profit, à la fois référence idéologique et moteur du capitalisme, deviennent chaque jour plus évidentes. Le système de santé est un cas exemplaire. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait concevoir un système de santé sur le modèle américain. Aux Etats-Unis, la seule raison plausible empêchant d’aller hardiment vers un système de couverture santé universelle est que les coûts qu’impliquerait la mise à bas du système existant sont trop importants.

Outre la santé, la crise climatique fournit un exemple éclatant de l’échec du marché. Le déni et la procrastination ont transformé un problème en crise grave, et seule une action audacieuse et déterminée conduite par les gouvernements du G7 pourrait empêcher cette crise de virer au désastre, peut-être pour la planète entière et à coup sûr pour les personnes et les pays les plus vulnérables.

Faudra-t-il toujours parler de « capitalisme » ou bien donner un autre nom à ce nouveau monde économique ?

Quel que soit le nom que l’on donnera à l’économie du futur, elle ne ressemblera pas au passé, ni d’ailleurs au présent. Le capitalisme a été le moteur d’une croissance qui a généré des richesses fabuleuses pour quelques-uns et un niveau de vie raisonnable pour la majorité des habitants de votre pays et du mien, mais, en même temps, il est responsable des dégâts qui sont au cœur de la crise climatique et la cause des problèmes plus profonds de soutenabilité écologique. Le capitalisme n’est même pas capable de considérer la soutenabilité écologique comme un problème, et encore moins capable d’y apporter une solution. Les gouvernements ne peuvent pas non plus imiter le marché avec des mécanismes comme la tarification du carbone.

Des interventions plus directes seront nécessaires pour promouvoir la transition vers une économie qui respecte les limites écologiques, et ces interventions nécessiteront la coopération non seulement des pays riches entre eux, mais également celle des pays pauvres. Cela ne pourra pas se produire tant que les pays riches ne reconnaîtront pas leur responsabilité historique dans le gâchis dans lequel nous sommes et tant qu’ils n’assumeront pas la part des coûts de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique proportionnée à leur responsabilité.

« La jeune génération est de plus en plus rétive à accepter une économie qui menace la vie et les moyens de subsistance de milliards d’individus pour le seul avantage des milliardaires »

Nous ne devrions pas céder à l’idée flatteuse consistant à considérer ces obligations comme un acte de générosité. Il s’agit plutôt, comme l’avait compris Tocqueville, de nous engager sur la voie d’un « intérêt bien entendu ». Tout comme partager les vaccins avec les pays à faible revenu est probablement la seule façon de mettre un terme à la pandémie de Covid.

L’échec du marché ne se limite pas à la santé et au changement climatique. Un seul exemple devrait suffire à le montrer : le désastre du Boeing 737 Max – 346 morts en deux crashs – a été imputé à un pilote d’essai sans scrupule, alors que le vrai problème découle directement de la transformation d’une entreprise fondée sur le principe de l’excellence technique en une compagnie dominée par la logique du profit avant tout. Rogner sur le design et la construction n’était en rien une aberration ; cela correspondait parfaitement à l’objectif de maximisation du profit !

Le système qui émerge de la dynamique actuelle doit répondre aux besoins d’une jeune génération de plus en plus rétive à accepter une économie qui menace la vie et les moyens de subsistance de milliards d’individus pour le seul avantage des milliardaires. Car, sinon, l’alternative serait de revenir à un monde d’individualisme hobbesien non seulement à l’intérieur des Etats, mais entre les Etats.

Peut-on élaborer une nouvelle théorie économique qui permettra d’influencer les gouvernements actuels et futurs dans le sens du progrès, de la résolution des crises et de la recherche du bien-être collectif ?

Oui, bien entendu, mais cela ne se fera pas en un jour. Nous devrons pour cela commencer par désapprendre les fondements de l’économie traditionnelle – le présupposé de l’individualisme, l’idéologie de l’hyper-rationalité, l’absence de limites. Et Keynes nous rappelle que c’est la partie la plus difficile de la tâche à accomplir. Viendra ensuite la construction d’un cadre de travail qui incorpore la connectivité qui nous relie les uns aux autres, intègre notre dépendance au savoir expérimental et admet l’existence de limites. Et pour ceux d’entre nous qui restent imprégnés des doctrines de la vieille (et de la nouvelle) gauche, ce cadre devra procéder à une reconsidération de la nature de la lutte des classes au XXIe siècle.

Nous ne devons cependant pas sous-estimer les difficultés. Keynes avait peut-être raison quand, à la fin de sa Théorie générale, il soulignait qu’ « on exagère grandement la force des intérêts constitués par rapport à l’empire qu’acquièrent progressivement les idées ». Mais le marché des idées est un marché très éloigné des normes de la concurrence parfaite ! Il accueille à bras ouverts ceux qui sont dotés d’un pouvoir d’achat, tandis que ceux qui remettent en cause le pouvoir de l’argent peinent à se faire entendre. En dehors du 1 % [les plus riches], nous payons tous le prix de cet échec particulier du marché.

Pourtant, comme l’écrivait Albert Camus dans ses Lettres à un ami allemand [Gallimard, 1945] à la fin de 1943, moment grave de l’histoire de la France et du monde, chacun « doit décider s’il est avec les bourreaux ou avec les martyrs, selon sa vocation ». Pour paraphraser Tarfon (Ier siècle après J.-C.), « il ne nous sera peut-être pas accordé de terminer le travail ; mais nous ne pouvons nous dérober à la nécessité de l’entreprendre ».

Stephen Marglin, le chef de file des économistes américains « radicaux »

Stephen Marglin, brillant rejeton d’une famille juive californienne de la classe moyenne, commence ses études universitaires à Harvard, les poursuit au célèbre Pembroke College de Cambridge en Angleterre, et revient à Harvard décrocher son doctorat en 1965. Il y obtient dès 1968 un poste de professeur permanent (tenure), ce qui fait de lui l’un des plus jeunes professeurs de l’histoire de cette université, la plus prestigieuse de la Côte est, à atteindre ce qui est d’ordinaire le couronnement d’une carrière.

Le jeune économiste impressionne ses collègues par sa maîtrise parfaite des canons de la théorie économique néoclassique alors triomphante : l’analyse coût-bénéfice, les liens entre croissance et distribution des revenus, l’ajustement des grands équilibres macroéconomiques, l’optimisation de l’investissement… Mais un séjour d’enseignement et de recherche en Inde, au tout début de sa carrière, lui met la puce à l’oreille : il y a quelque chose qui cloche dans le royaume de la modélisation théorique et les rapports de domination sociale expliquent mieux les comportements économiques que les « anticipations rationnelles » des agents économiques sur les marchés…

D’abord, déconstruire

A une époque où les campus américains, même celui de Harvard, sont secoués par la contestation, le professeur Marglin devient peu à peu la tête de file des économistes critiques, que l’on qualifie aux Etats-Unis de « néoradicaux », ce qui lui vaut les foudres de sa hiérarchie et de ses collègues. Mais une tenure à Harvard, c’est indéboulonnable, même pour un jeune professeur appelant de ses vœux la révolution anticapitaliste !

Il « déconstruit » tout d’abord, dans un article demeuré célèbre (« What Do Bosses Do ? », 1974) la vision néoclassique du niveau « naturel » des salaires, fixé par l’équilibre de marché entre offre et demande de travail, montrant qu’il dépend surtout des rapports de domination dans l’entreprise et la société. Ses recherches portent ensuite sur l’influence des représentations idéologiques et culturelles sur les acteurs économiques. Il montre comment la théorie néoclassique, en réduisant les comportements humains à la quête du profit individuel, inspire des politiques économiques qui détruisent l’économie humaine et la nature (The Dismal Science, 2008, traduction L’Economie, une idéologie qui ruine la société, Editions du Croquant, 2014).

Paru à l’été 2021, son dernier livre offre une vision plus optimiste, puisqu’il propose de refonder, en s’appuyant sur l’œuvre de Keynes, une théorie économique capable de comprendre et d’agir sur les réalités contemporaines, en rompant avec les concepts fondateurs du capitalisme (Raising Keynes. A Twenty-First-Century General Theory – « Retrouver Keynes, une théorie générale pour le XXIe siècle » –, Harvard University Press, 928 pages, non traduit).

 

Antoine Reverchon