Nécrologie Bouveresse Le Monde 13 mai 2021

La mort de Jacques Bouveresse, défenseur de la raison et des Lumières

L’ancien professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Philosophie du langage et de la connaissance, était âgé de 80 ans. Il contribua notamment à faire connaître l’œuvre de Wittgenstein.

Le Monde

 

On pourrait croire, à considérer sa carrière universitaire, de l’Ecole normale supérieure au Collège de France en passant par la Sorbonne et Genève, et toute une vie d’enseignement et d’écriture, que la voie de Jacques Bouveresse, mort le 9 mai à Paris, à 80 ans, a été celle, toute tracée, d’un cacique. Rien n’est plus faux. Né le 20 août 1940, à Epenoy (Doubs), fils de paysans, il n’était pas du type des héritiers qu’il eut à fréquenter en arrivant à Paris.

Etudiant, il fut tout de suite attiré par les sujets que ses contemporains dédaignaient et ignoraient : la philosophie autrichienne, la logique et la philosophie analytique de langue anglaise. Il lui fallut bien des combats, non pour imposer ces sujets, car cette conception militante de la vie intellectuelle était aux antipodes de la sienne, mais pour leur donner simplement droit de cité. Son combat fut politique, non pas – surtout pas – comme celui de ses contemporains qui entendaient subordonner la vie de l’esprit aux luttes partisanes de l’époque, mais parce qu’il estimait que le premier devoir d’un philosophe est de se mettre au service, non pas d’une cause politique, aussi juste soit-elle, mais, d’abord, de la vérité.

Tradition autrichienne

Il suffit de relire son premier livre, La Parole malheureuse (Minuit, 1971), pour y trouver déjà présents tous les thèmes ou presque de son œuvre : une réflexion sur les limites du langage en philosophie, enracinée dans la tradition autrichienne et dans l’œuvre, avant tout, de Ludwig Wittgenstein, profondément différente de celle de Martin Heidegger, qui s’imposait alors en France ; une analyse de la connaissance scientifique attentive à la justification des théories et aux critères de leur acceptation rationnelle plutôt qu’à leur histoire et à leur contexte sociologique ; un souci de la logique comme formalisme et comme discipline de la pensée ; une exigence éthique constitutive de toute entreprise intellectuelle.

Ces choix et, plus encore, leur articulation patiente et systématique dans tous ses livres ultérieurs ont été son camp de base. Il passa longtemps pour un « spécialiste de Wittgenstein » et de la « philosophie du langage ». Mais s’il contribua plus que tout autre à faire connaître l’œuvre du philosophe viennois, à en explorer toutes les dimensions, dans des livres pionniers qui ont marqué la culture philosophique, son univers intellectuel était infiniment plus vaste.

Bouveresse avait au moins quatre cultures : la philosophie, la littérature et la poésie, la science et la logique, la musique. En dépit de sa réputation de philosophe analytique, il était bien plus ancré dans la tradition allemande et surtout autrichienne que dans la philosophie anglophone. Ses vraies références étaient Bernard Bolzano, Gottlob Frege, Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Hans Reichenbach, Kurt Gödel ou Karl Popper, les fondateurs du type de philosophie qu’allaient populariser les Américains. Mais il s’estimait tout autant l’héritier de la tradition rationaliste française, celle de ses maîtres Jules Vuillemin et Gilles Granger, mais aussi Georges Canguilhem et Jean Cavaillès.

Plus que tout, son univers était celui d’un germaniste épris de littérature, surtout Robert Musil et Karl Kraus, ses deux auteurs de prédilection. En musique, il suivait aussi Wittgenstein, préférant Brahms à Wagner, et il consacra ses derniers essais à la philosophie de la musique (Le Parler de la musique, L’Improviste, trois tomes, 2017, 2019, 2020).

Autre paradoxe pour un auteur qui passait pour un froid philosophe analytique : à la différence des philosophes de cette école, Bouveresse n’aimait pas tellement penser à coups de thèses et d’arguments. Le magistral historien de la philosophie qu’il était préférait avancer, au sein des œuvres, par le commentaire, la citation érudite des textes et circonscrire un problème. Il n’est pas toujours facile de savoir quelle thèse il défend vraiment, tant son approche est avant tout soucieuse de dissiper les images séduisantes et les illusions des philosophies tonitruantes.

Polémiste et satiriste

Mais quand on le lit avec attention, il ne se départit pas de trois positions majeures. Il reste un défenseur de la raison et des Lumières, même s’il en rejette le culte du progrès. Contre toute forme de relativisme, d’historicisme et d’idéalisme, il défend un réalisme appliqué à la connaissance scientifique comme à la perception. Enfin, ce réaliste, dont les références aux poètes sont constantes, ne cesse d’explorer les relations de l’intellect et des sentiments, et la dimension éthique et religieuse de la vie humaine, même quand il affirme sa défiance vis-à-vis de la religion.

Malgré son isolement initial, Bouveresse a été lu, et il est lu de plus en plus. Ses grands livres, Le Mythe de l’intériorité (Minuit, 1976), L’Homme probable (L’Eclat, 1993), Langage, perception et réalité (Jacqueline Chambon, deux tomes, 1995, 2004), ne sont que le sommet de l’iceberg. Il suffit de consulter la liste de ses innombrables essais et articles, sa cinquantaine de livres, pour mesurer l’étendue, la diversité de ses intérêts, la profondeur et la sensibilité de ses vues.

Son œuvre n’est pas seulement celle d’un savant, c’est aussi une œuvre de politique intellectuelle ; peut-être est-ce la dimension la plus connue de son esprit : celle d’un polémiste et d’un satiriste à la Kraus, capable de fustiger les délires et les charlataneries de ses contemporains sur un ton qu’on a trop souvent pris pour du moralisme, quand il n’est que la contrepartie de sa lucidité et de son honnêteté.

On se prend parfois à penser qu’il a eu finalement de la chance de pouvoir vivre et écrire à une époque où la philosophie s’est portée aussi mal, en lui donnant l’occasion de restituer, par contraste, les œuvres passées et présentes les plus profondes et les plus originales de la discipline, et de montrer, par le dialogue ininterrompu qu’il a eu avec elles, combien il a été et restera celui qui a le mieux incarné, parmi les contemporains, ce que la philosophie peut faire et ce qu’elle doit être.

Jacques Bouveresse en quelques dates

20 août 1940 Naissance à Epenoy (Doubs).

1965 Reçu premier à l’agrégation de philosophie.

1975 Soutient sa thèse de doctorat d’Etat (Le Mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Minuit, 1976).

1993 L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire (L’Eclat).

1995 Professeur au Collège de France.

9 mai 2021 Mort à Paris.