nformation : « La brutalisation du débat public désarme la France face aux ingérences étrangères hostiles »

Publié le 21 janvier 2022. Le Monde

TRIBUNE

Asma Mhalla

Enseignante en économie numérique à Sciences Po Paris, membre de l’Observatoire de l’éthique publique (OEP).

La campagne présidentielle est une occasion pour le développement des opérations de guerre informationnelle menées, notamment sur les réseaux sociaux, par des puissances extérieures, alerte, dans une tribune au « Monde », Asma Mhalla, enseignante en économie numérique à Sciences Po Paris.

 

Tribune. La polarisation idéologique de la campagne présidentielle est, depuis de nombreux mois, le terreau d’opérations d’interférences étrangères d’envergure qui s’organisent sur les réseaux sociaux. Le rapport sur « Les Lumières à l’ère numérique », remis le 11 janvier au président de la République par le sociologue Gérald Bronner, et les dernières déclarations d’Emmanuel Macron sur le sujet tentent d’alerter l’opinion publique sur le risque, réel, de déstabilisation politique.

Fragilisée de l’intérieur, attaquée de l’extérieur par ces nouvelles guerres de l’invisible, la France est mise à mal dans son unité et sa sécurité nationale. La numérisation de l’information a opéré un changement radical en matière d’information warfare (guerre informationnelle). Cela a fait dire au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, dans un discours le 4 avril 2018, que ce « changement d’échelle constitue un changement de nature ».

Que ce soit pour des considérations de leadership idéologique (dans le cas des Etats-Unis ou de la Chine) ou dans un but de fragilisation des démocraties occidentales (dans celui de la Russie), l’objectif en matière de cyberinfluence est le même : garder le contrôle de l’information, devenue ressource stratégique. Les actions de manipulation de l’information s’inscrivent dans cette logique en organisant la diffusion massive de contenus, vrais ou faux, destinés à orienter les perceptions psychologiques des populations cibles.

Intoxication du tissu informationnel

En somme, l’espace public, à comprendre ici à la manière de Jürgen Habermas, théoricien allemand en philosophie et en sciences sociales, comme une unité de lieu idéalisée et fondée sur la raison, s’est fait violemment disrupter par des médias sociaux devenus les nouveaux champs mondiaux de conflictualité informationnelle. Cible en 2017, lors de l’élection présidentielle, de cyber-raids ayant interféré dans son processus électoral, la France avait bien réagi.

 

Sa résilience reposait alors sur sa robustesse journalistique. Ce lien de confiance éditorial a permis aux grands médias de rester la principale source d’information. Leur faible porosité aux campagnes de désinformation était renforcée par la pensée critique des « Gaulois réfractaires » et l’attrait pour le débat contradictoire, piliers de l’approche éducative française. Deux remparts non négligeables aujourd’hui fragiles. A bas bruit, les Etats offensifs orchestrent l’intoxication du tissu informationnel.

Différentes actions complémentaires sont mises en œuvre : hyperexploitation d’informations partielles, sorties de leur contexte et présentées de façon à attiser les émotions négatives ; deepfakes (techniques de modification des images de personnalités afin de leur faire dire ou faire ce que l’on veut) ; campagnes d’astroturfing (donnant artificiellement une apparence de popularité à un candidat ou à un mouvement) ; intervention de « fermes à trolls » réunissant des individus payés pour diffuser sur les réseaux sociaux des informations partiales ou créées de toutes pièces (« fake news ») ou pour s’immiscer dans les conversations les plus clivantes afin de les hystériser davantage, etc. Le but est toujours de semer la confusion, brutaliser le débat, hystériser la population.

Ces tactiques d’infiltration jouent sur le temps long : elles sont imperceptibles, s’appliquent prioritairement aux communautés les plus virulentes (antivax, complotistes, fachosphère…), se déploient sur les plates-formes de l’alt-tech, ces réseaux sociaux confidentiels, comme Parler, Rumble ou Gab, qui se prévalent de n’avoir aucune velléité de modération. Par cercles concentriques, poussés par les mécanismes de viralité, les contenus diffusés sur ces plates-formes contaminent progressivement les réseaux sociaux ordinaires, puis les médias conventionnels qui finissent par « blanchir » l’opération de désinformation.

Les leaders populistes de tous bords, vus sous cet angle, sont les « idiots utiles » des puissances étrangères hostiles. Profitant d’un paysage médiatique éclaté, ils encouragent la crise de confiance institutionnelle. A des fins électoralistes, ils organisent sciemment la fragmentation de la société, aiguisant ainsi les penchants insurrectionnels de toutes sortes et rendant la France particulièrement vulnérable aux opérations d’ingérence étrangère qui s’engouffrent dans ses failles.

A ce jeu-là, ils sont accompagnés, volontairement ou non, d’une prolifération de médias alternatifs plus ou moins sérieux qui, quelles que soient leurs intentions, appuient sur les fractures de la nation. Il ne s’agit d’ailleurs pas de dire que nous devrions formater l’information ou renoncer à un travail journalistique critique et intègre (bien au contraire !) mais qu’il faut préserver assez de discernement pour comprendre que la forme conditionne le fond. Critiquer : oui. Diviser : jusqu’à quel point et dans quel but ?

Ces vulnérabilités deviennent d’autant plus critiques que nous sommes à l’aube de combats d’un genre nouveau qui combinent manipulation et neurosciences : la guerre cognitive. La récente annonce du Metavers par Facebook, à entendre ici comme entreprise géopolitique américaine, a lancé une dynamique mondiale. Les métavers, lieux virtuels et interconnectés, permettront de construire artificiellement une certaine vision du monde accompagnée des savoirs associés.

Cela soulève d’importantes questions éthiques que nous n’avons pas encore préemptées : quels savoirs seront impliqués, donc visibilisés, et quels sont ceux qui seront volontairement laissés de côté ? Quels impacts auront-ils sur notre appréhension du fait social et politique ? Dans l’intérêt de qui ou de quoi ?

Le risque est à la fois celui d’une hyperpolitisation invasive et invisible, et d’une déconscientisation hypnotique de la population, accompagnées d’une microfragmentation de la société en individus isolés et vulnérables immergés dans des fictions préfabriquées avec l’impossibilité de « faire société ». Au-delà des solutions légales, réglementaires et militaires existantes, la réponse sera forcément multiforme, à penser sur le temps long, pour construire une forme de résilience collective.

Charge à nous de développer nos propres anticorps

Le rôle de l’école est premier, dans sa mission de former des esprits aguerris aux nouveaux usages. On ne se dédouanera pas avec de simples appels à l’apprentissage du codage mais en s’assurant que la surcharge informationnelle ne paralyse pas les capacités de discernement et d’action des individus. Nous avons un aggiornamento pédagogique à effectuer sur des sujets aussi critiques que la fabrique d’une opération de désinformation, les mécanismes de l’économie de l’attention, l’éducation aux médias, la reconfiguration géopolitique en cours…

Les médias et l’éthique journalistique constituent l’autre pilier de ce travail de vigilance. La qualité de notre environnement informationnel dépend de la qualité de nos journalistes, de la pluralité de l’information et de la confiance que nous leur portons. Dans le fond, les guerres informationnelles et cognitives n’ont pour autre ambition que de façonner nos esprits. Charge à nous de développer nos propres anticorps. Il ne s’agit de rien de moins que de préserver notre cohésion sociale et notre souveraineté démocratique.

Asma Mhalla(Enseignante en économie numérique à Sciences Po Paris, membre de l’Observatoire de l’éthique publique (OEP).)