OLIVETE OTELE ; Présence en Europe des Noirs depuis plus de deux mille ans

En attendant la traduction en Français

Olivette Otele : « Il y a une histoire commune entre Africains et Européens, faite de brutalité mais aussi d’échanges »

La professeure d’histoire coloniale a récemment publié « African Europeans », qui retrace la présence des Noirs en Europe depuis plus de deux mille ans. Elle y décrypte notamment la fabrique des préjugés raciaux.

Publié le 14 décembre 2020 à 19h00, mis à jour à 06h50 

Olivette Otele, dessinée par Yann Legendre. YANN LEGENDRE

Olivette Otele est professeure d’histoire coloniale à l’université de Bristol, au Royaume-Uni. D’origine camerounaise, elle est la première femme noire à occuper la présidence d’une chaire d’histoire au Royaume-Uni. Elle vient de publier African Europeans, An Untold History (Hurst Publishers, non traduit), une synthèse inédite sur la présence des Noirs en Europe, du IIIe siècle avant Jésus-Christ à nos jours. Une histoire qui « ne peut pas être réduite à l’esclavage et à la colonisation, comme c’est souvent le cas », souligne-t-elle.

Quelle était la perception des Africains par les Européens sous l’Antiquité, période par laquelle débute votre ouvrage ?

Pour les Grecs, les Africains représentaient ceux qui vivaient au sud de la Méditerranée. Le bassin méditerranéen était perçu comme le centre d’échanges entre des populations différentes, et les Africains étaient des acteurs de ces interactions. Quant à l’empire romain, bien que brutal et esclavagiste, il entretenait une forme de multiculturalisme. Dans un parcours de vie, l’origine géographique et la couleur de peau jouaient souvent moins que l’ambition personnelle. C’est ainsi que Septime Sévère, né dans l’actuelle Libye [en 146], a pu devenir empereur à Rome et fonder une dynastie. Sans compter les nombreux penseurs qui ont marqué l’histoire européenne, à l’image de saint Augustin et Apulée, tous deux originaires d’Afrique du Nord.

Au Moyen Age, l’origine géographique semble d’ailleurs moins vecteur de préjugés raciaux que la religion…

Le rapport à l’islam de l’Europe chrétienne à l’époque médiévale illustre en effet cette prégnance des préjugés raciaux sur une base religieuse. Dans un contexte de rivalité entre ces deux monothéismes, en particulier autour de la Méditerranée, des attributs péjoratifs sont accolés aux musulmans. En France, au XIe siècle, dans le poème épique La Chanson de Roland, ils sont décrits comme « d’horribles animaux ». Mais tous les Européens n’étaient pas vus comme un bloc homogène. Les Irlandais, qui furent réduits en esclavage par les Vikings, étaient perçus par les Anglais comme des sauvages « à civiliser » et donc à dominer.

Quel fut le rôle de l’Eglise dans la fabrique des préjugés raciaux à l’égard des populations noires ?

L’Eglise entretenait une certaine ambivalence envers les Africains. Elle a permis l’émergence de saints noirs tout en associant la peau foncée à la couleur du mal. Le message véhiculé se résumait ainsi : en se repentant, on pouvait être sauvé, même en naissant noir. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, l’Europe du Sud a vu apparaître un certain nombre de saints noirs, parmi lesquels les franciscains siciliens Benoît le More et Antonio da Noto. Ce dernier a vu le jour en Afrique du Nord dans une famille musulmane.

« Les préjugés basés sur la couleur de la peau se cimentent à l’époque de la traite transatlantique et du commerce de captifs africains »

Après avoir été capturé par des pirates siciliens, il a été réduit en esclavage en Sicile, où il s’est converti au catholicisme et s’est distingué par sa piété. Malgré ce parcours de sainteté, son nom est tombé dans l’oubli, contrairement à celui de Benoît le More, né de parents subsahariens fervents chrétiens, et canonisé en 1807. Il est aujourd’hui le saint patron de Palerme.

Vous évoquez une très forte présence noire en Europe au XVIe siècle. A quoi est-elle due ?

La traite des Noirs n’était pas que triangulaire. Dès le XVe siècle, des captifs africains furent déportés dans des villes européennes, d’Amsterdam à Séville en passant par Venise et Lisbonne. Leurs maîtres chrétiens les achetaient à des intermédiaires arabes. Beaucoup étaient des hommes, contraints de travailler dans les champs et les fermes, notamment dans le sud de l’Italie. Avant la traite des Noirs en Europe, les riches familles du centre et du nord de l’Italie se procuraient des domestiques issues de l’actuelle Europe de l’Est, de la Russie et de l’Asie centrale. Mais après la chute de Constantinople, les esclaves africains devinrent plus nombreux. De cette forte présence noire en Europe, il reste des tableaux de la Renaissance, vrais témoins de l’époque.

Vous établissez un lien entre la déshumanisation des Noirs et la naissance de l’identité européenne. Comment ces deux aspects sont-ils corrélés ?

Les préjugés basés sur la couleur de la peau se cimentent à l’époque de la traite transatlantique et du commerce de captifs africains. Au XVe siècle, une communauté de valeurs lie Portugais, Français, Anglais, Hollandais, Espagnols, Suédois et Vénitiens, lancés dans la course effrénée aux denrées, à l’or et aux esclaves. Ils sont en concurrence et souvent en conflit, mais ils convoitent la même chose. Cette idée du « nous contre le reste du monde à conquérir » sera un puissant catalyseur de l’identité européenne, tandis que les Noirs sont asservis en raison d’une supposée infériorité. La déshumanisation des femmes noires, elle, débute plus tôt. Dès le XIIIe siècle, des médecins européens auscultent leurs parties génitales et en concluent qu’elles seraient plus enclines aux relations sexuelles que les femmes blanches.

Vous retracez également la résistance des Afro-Européens face au racisme. La lutte des Marrons en Amérique et dans les Caraïbes est documentée, contrairement à celle des Afro-Européens. Comment s’est-elle manifestée ?

Cela a pris plusieurs formes. Par la culture, le théâtre notamment, et par la religion, au travers des confréries. Ces congrégations noires, fondées à Lisbonne et Séville, permettaient aux esclaves de se fréquenter pour parler de religion. Les maîtres autorisaient ces rencontres dans l’espoir que l’adoption du christianisme brise leurs velléités de révolte.

Progressivement, ces groupes d’entraide vont déborder de leur cadre original. Les esclaves constituent des réseaux, échangent des connaissances, leur savoir-faire. Ils y trouvent de quoi tenir face à l’asservissement, et donc de quoi survivre moralement. Ces confréries, qui ont joué un rôle dans le développement de la chrétienté, ont représenté une forme de résistance, une stratégie de survie. Elles témoignent aussi de la longue tradition de l’activisme afro-européen.

Certains Afro-Européens ont également fréquenté les cercles d’élite des sociétés de leur époque. Ont-ils échappé au racisme ?

Il y a eu des trajectoires de vie différentes selon les pays et les époques. Alessandro de Medicis, né d’une mère subsaharienne et figure puissante de la Renaissance, n’était pas perçu comme noir. S’il fut décrié par ses contemporains, c’était pour ses penchants jugés immoraux. Cependant, après sa mort, il y a eu une tentative de gommer ses origines africaines, comme on le constate à travers les tableaux le représentant. Aujourd’hui, en Italie, son double héritage culturel n’est plus occulté.

Au XVIe siècle, Juan Latino, éminent grammairien, poète et latiniste de Grenade, fit également beaucoup parler de lui. Né esclave, il est considéré comme un monument de la renaissance espagnole. Il faut imaginer les conditions de vie de cet homme qui se levait tous les matins pour enseigner à l’université de Grenade, qui a écrit des poèmes sublimes, tout en restant esclave !

« La manière de policer les corps noirs, de les contraindre et de les violenter n’est pas un produit de l’histoire contemporaine »

En France, Joseph Boulogne de Saint-George, dit le Chevalier de Saint-George, né en 1745 dans les Caraïbes d’un père colon et d’une mère esclave, eut également un destin hors pair. Musicien de génie, escrimeur, militaire et militant abolitionniste, il tomba dans l’oubli après sa mort, malgré sa contribution à l’histoire culturelle, politique et sportive française. Cependant, même si son parcours remarquable n’est pas enseigné à l’école ni à l’université, quelques chercheurs caribéens exhument son histoire.

Dans le panorama européen que vous dressez, quelle est la particularité de la France dans le rapport aux populations noires en métropole durant l’esclavage ?

En France, il y a progressivement une volonté de contrôle de ces populations. A Paris notamment, dans la période pré-révolutionnaire, les autorités s’inquiètent du nombre important de Noirs en circulation. Il y avait parmi eux des hommes et femmes libres, mais la plupart étaient des esclaves qui accompagnaient leur maître de passage en métropole. Les autorités soupçonnaient ces Noirs d’insuffler, à leur retour dans les plantations, des idées insurrectionnelles. Une préoccupation d’autant plus vive que les colonies étaient menacées par des révoltes d’esclaves.

Pour contrôler la présence de ces Noirs indésirables en métropole, une unité spéciale, la police des Noirs, est créée en 1777. Les autorités les contraignent à circuler avec un laissez-passer, sous peine d’être expulsés vers les colonies. Quant à ceux qui accompagnent leur maître en métropole, interdiction leur est faite de débarquer. Ils sont placés dès leur arrivée dans des centres de détention, dans l’attente du retour du maître.

Pour vous, cette histoire fait écho aux violences policières actuelles sur des personnes noires…

Oui. Il ne s’agit pas de tirer un trait tout droit entre le XVIIIe et le XXIe siècle, mais la manière de policer les corps noirs, de les contraindre et de les violenter n’est pas un produit de l’histoire contemporaine. De la même manière, à l’échelle européenne, la politique migratoire s’enracine dans cet héritage, car l’idée qu’il faille contrôler l’entrée jugée massive d’extra-Européens, d’Africains en particulier, trouve ses origines dans l’histoire coloniale. L’un des objectifs de cet ouvrage est de rappeler qu’il y a une histoire commune entre Africains et Européens, faite de brutalité certes, mais aussi d’échanges, de collaborations, de migrations et de résilience.