Le massacre d’Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944, pour monstrueux qu’il soit, n’était pas dépourvu de motifs dans l’esprit de ses auteurs. Du point de vue des bourreaux, il avait un sens, lequel s’inscrit dans le contexte de la fin de la guerre.
Le vendredi 21 août 2020, des dégradations négationnistes commises au Centre de la mémoire du village d’Oradour-sur-Glane, ont suscité une vague d’indignations. Les auteurs de ces dégradations ont remplacé le qualificatif de « village martyr » par celui de « village menteur ». Pourtant, les ruines du village d’Oradour-sur-Glane témoignent bien de la violence des actes qui se sont déroulés ce jour-là dans cette petite localité de Haute-Vienne. Perpétré le 10 juin 1944 par la 2e division blindée SS « Das Reich », ce massacre a coûté la vie à 643 personnes. Hommes, femmes et enfants de tous les âges ont péri dans des circonstances si atroces qu’après la guerre, ce triste évènement a donné lieu à d’interminables interrogations et prises de position, jusqu’aux plus contestables, allant jusqu’au révisionnisme.
La question la plus profonde, celle du « pourquoi ? », reste ouverte. Comme souvent pour des actes aussi consternants, on est tenté d’expliquer le massacre d’Oradour-sur-Glane par la barbarie intrinsèque aux troupes allemandes. Après tout, peut-on imaginer que des « hommes ordinaires » (Ch. Browning) puissent se laisser aller de manière raisonnable à un tel déchaînement de violence ? Et pourtant, cette division SS n’a pas détruit pour détruire, pas plus que ses soldats n’ont agi par soif de sang. Ce qu’il s’est passé à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944 s’inscrit dans le contexte particulier de la fin de la guerre. En outre, cet acte, qui nous paraît insensé, a un sens du point de vue des bourreaux. Tenter de restituer ce sens permet d’entrevoir la complexité de l’idéologie nazie et de ses mécanismes.
Une brutalisation de la guerre durant l’année 1944
En 1944, l’armée allemande est encore un outil de combat relativement puissant, disposant de neuf millions d’hommes. Sur le front de l’Ouest, elle compte environ 850 000 hommes et 1500 chars, mais qui sont répartis sur plus de 2 500 kilomètres de côte. Surtout, l’armée allemande montre ses premiers signes de fatigue : la proportion de nouvelles recrues, mal formées et inexpérimentées, s’accroît, tout comme le manque de matériel. L’année 1944 voit en outre une terrible dégradation de la situation stratégique de l’armée allemande. Sur le front de l’Est, l’Armée rouge a progressé de manière fulgurante, la ligne de front a dépassé l’Ukraine et atteint la Pologne. En Italie, après la difficile bataille du Mont-Cassin, la percée réalisée par les Alliés a finalement abouti à la prise de Rome le 5 juin 1944. Cependant, les Alliés occidentaux ont décidé de limiter leurs efforts en Italie au profit de l’opération amphibie qu’ils prévoient dans le nord de la France.
Avec le débarquement de Normandie, la guerre à l’Ouest change de dimension stratégique. Cela fait des mois que les autorités allemandes se préparent à l’éventualité d’un débarquement sur les côtes françaises. Depuis 1943 et conformément à la directive n°51 du Führer, le front de l’Ouest est devenu une priorité en termes de ravitaillement et de renforts. Évidemment, le front de l’Est continue de concentrer un nombre impressionnant d’hommes, concentrant 60 % des divisions allemandes. Néanmoins, l’OKW ne veut pas économiser ses efforts à l’Ouest pour repousser les Alliés à la mer et leur faire subir un « nouveau Dunkerque » afin d’avoir la main libre et de se retourner contre les Soviétiques.
En plus d’un sérieux modificateur stratégique, l’annonce de l’ouverture d’un nouveau front par les Alliés à l’Ouest lance aussi un processus de radicalisation idéologique de la part des nazis. La guerre, selon eux, est avant tout une confrontation entre les races, dont l’issue détermine la hiérarchie. Depuis des millénaires, le peuple germanique serait persécuté de toutes parts, plus particulièrement par les Juifs qui par leur complot international l’empêcheraient de se développer ainsi qu’il le devrait et feraient tout pour l’anéantir. Pour remédier à cela, il faut obtenir l’émancipation définitive du peuple allemand par un affrontement historique qui le débarrassera des indésirables voulant sa perte et qui l’amènera à dominer définitivement les autres peuples. C’est la raison d’être idéologique de la Seconde Guerre mondiale, qui doit aboutir, selon la prophétie nazie, soit à l’édification d’un « Reich de mille ans », soit à l’anéantissement du peuple allemand. Face à la mobilisation accrue des Alliés en 1944, l’armée allemande est donc tenue de se montrer ferme, intransigeante, « conséquente » pour reprendre l’expression chère à Heinrich Himmler. Arrivé au point décisif du conflit, il s’agit d’agir et de réagir avec la plus grande vigueur et de mobiliser « toutes les forces disponibles », selon la formule que l’on rencontre dans les sources militaires de la période. De ce point de vue, il est de surcroît indispensable d’abolir toutes les barrières morales en vertu de l’urgence de la situation.
Avec le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie, c’est donc une longue et violente campagne militaire qui débute et que l’idéologie nazie considère comme le prolongement de la « guerre défensive et raciale ». Durant les premières semaines, les combats sont particulièrement acharnés dans le Calvados et le Cotentin, mais progressivement, la tête de pont des Alliés se consolide. Le commandement allemand peine à réagir efficacement et qui plus est, les unités blindées, dont l’intervention pourrait s’avérer décisive, sont trop éloignées du front. Parmi ces unités se trouve la 2. SS-Panzer-Division, surnommée « Das Reich », forte de 18 000 hommes, qui se trouve dans le Sud-Ouest de la France. Cette division a été lourdement endommagée durant ses engagements sur le front de l’Est, notamment lors des batailles de Koursk puis de Kiev. Envoyée en France pour être rafraîchie, la division reçoit un renfort de 9 000 hommes principalement constitué de Volksdeutsche, c’est-à-dire des « Allemands par le sang » : des Hongrois, des Roumains, ainsi que des Alsaciens, incorporés de force dans l’armée allemande. Tous sont des nouvelles recrues de vingt ans et moins dont la formation n’a pas excédé trois mois. Considérée comme rétablie, la division reçoit l’ordre de se mettre en marche pour la Normandie le 11 juin, mais son cheminement a été perturbé par le manque de véhicules en état suffisant ainsi que par des actions de la résistance contre qui elle se bat.
La « lutte contre les partisans » en France
Dans le même temps, le déclenchement de l’opération « Overlord » provoque une augmentation significative des activités de la résistance : tous les résistants du pays sont appelés à prendre les armes, quelle que soit leur appartenance, afin de ralentir les manœuvres allemandes. Cette intensification des actions résistantes au début du mois de juin 1944 entraîne une surestimation du nombre de maquisards de la part des chefs militaires allemands. Du côté des Alliés, il est admis que les forces allemandes ne tiendraient pas compte de la résistance régionale et qu’elles se hâteraient plutôt de gagner la Normandie pour y combattre les armées alliées. Pourtant, au plus haut niveau du Haut-commandement, et conformément à la « vision du monde » (Weltanschauung) nazie et ses considérations sur la guerre, il était essentiel d’anéantir la résistance, menace pour la survie du peuple, quitte à y investir des moyens considérables.
À la fin du printemps 1944, la division « Das Reich » est engagée dans la « lutte contre les partisans », tâche qu’elle exécute avec un zèle particulier. Le 5 juin 1944, le général de la division, Heinz Lammerding explique dans une note destinée à son corps d’armée la nécessité de lutter contre les maquisards, véritable menace sur le plan stratégique en cas de débarquement allié, mais aussi, d’un point de vue idéologique : « Les objectifs poursuivis par la majorité des terroristes sont le communisme et la destruction ». Assimilés aux bolchéviques, ces ennemis non-conventionnels apparaissent aux yeux des nazis comme un danger prioritaire pour la survie du peuple allemand et qu’il est impératif de les frapper avec vigueur pour en venir à bout. Lammerding est rapidement approuvé par l’OKW, qui assigne la « Das Reich » à la lutte contre la résistance dans la région de Tulle-Limoges. S’il le faut, des mesures d’intimidation envers la population, même les plus extrêmes, peuvent être prises afin de mener à bien cette mission.
Ainsi, dans son sillage, la division « Das Reich » fait des milliers de victimes autant dans les rangs de la résistance que chez les civils, exécutés pour représailles. Dans le Quercy, la division commet plusieurs exactions comme à Montpezat-en-Quercy où le village est pillé et incendié, à Limogne-en-Quercy où 9 civils sont tués en réponse à un sabotage, à Gabaudet où 44 personnes – résistants comme civils – sont massacrées. C’est à Tulle le 9 juin 1944 qu’elle fait preuve d’une brutalité spécifique. Après une offensive des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) qui a mis la garnison allemande de la ville en difficulté, la division « Das Reich » a dû intervenir afin de rétablir l’ordre. En représailles, les SS raflent les hommes de 16 à 60 ans et en font pendre 99 aux arbres, réverbères et balcons ; 149 autres sont déportés. Le lendemain, la même division se rend coupable du meurtre de 643 personnes dans le village d’Oradour-sur-Glane. Au total, au printemps 1944, la division « Das Reich » a fait environ 4 000 victimes en France.
La division « Das Reich » n’est pas la seule unité à user de telles méthodes. À travers la France, l’armée allemande commet des exactions dont les modes d’action rappellent ceux de la 2. SS-Panzerdivision. Le 24 août 1944 par exemple, la 51e brigade de SS-Panzergrenadiere pénètre la localité de Buchères dans l’Aude. En réponse à une attaque des maquisards sur un side-car dont la population est tenue responsable, 67 civils, hommes, femmes, enfants et même nourrissons sont abattus et le village est incendié. De même, le 25 août 1944, des hommes de la 17. SS-Panzerdivision « Götz von Berlichingen » anéantissent la localité de Maillé (Indre-et-Loire), en représailles de ses contacts avec la résistance locale. Au total, 124 personnes y perdent la vie, principalement des femmes et des enfants, et le bourg est presque intégralement brûlé.
En réalité, l’implacable répression opérée par l’armée allemande est une réalité généralisée à l’ensemble du théâtre d’opération de l’Ouest. En décembre 1944, durant l’offensive des Ardennes, le Kampfgruppe Peiper massacre une centaine de civils belges. Quelques jours plus tard, à une centaine de kilomètres au Sud-Ouest, 39 jeunes hommes sont abattus à Bande en Belgique. Outre les unités de la Waffen-SS, l’armée régulière se livre aussi à de telles exactions. Le 29 août 1944, la 3e Panzergrenadier-Division commet une tuerie dans la vallée de Saulx (Meuse) : les quatre villages de Robert-Espagne, Mognéville, Couvonges et Beurez-sur-Saulx sont frappés par la répression allemande qui coûte la vie à 86 personnes, sans compter qu’une bonne partie des habitations sont pillées et incendiées.
Le massacre d’Oradour-sur-Glane est donc loin d’être un cas isolé ; au contraire, il s’inscrit dans un contexte de répression accrue envers la population civile. L’intensification des combats, consubstantielle à l’évolution de la guerre, passe par la généralisation de la lutte par tous les moyens, sans aucune considération morale.
Le massacre d’Oradour-sur-Glane
Après l’hécatombe de Tulle, le 9 juin 1944, la division « Das Reich » poursuit ses actions contre la résistance, en même temps qu’elle remonte en direction de Limoges. Le soir même, Helmut Kämpfe, commandant un bataillon du régiment « Der Führer » et très apprécié de ses hommes, est capturé par des FTP de Georges Guingouin, avant d’être exécuté le lendemain. L’affaire est confuse : seul son véhicule a été retrouvé au bord de la route et les Allemands le cherchent plusieurs jours durant. Consterné, Lammerding, rapporte à son corps d’armée qu’il faut une « prise en main brutale » de la situation, d’autant que selon lui, « dans cette zone, un nouvel État communiste est en train de se constituer ». C’est probablement sur la base d’informations fournies par la milice que le nom d’Oradour-sur-Glane est apparu comme un repaire de la résistance. Selon la déclaration d’Heinz Barth, chef de section dans la compagnie, avant même d’arriver au bourg, les ordres étaient « de mettre feu au village, d’en rassembler les habitants et de les exterminer (...) même les enfants, devaient être fusillés ».
Modeste commune de Haute-Vienne, Oradour-sur-Glane est située à quelques kilomètres au Nord-Ouest de Limoges. Ses 1574 habitants se répartissent en plusieurs hameaux agricoles et seulement 320 vivent dans le village même, mais les rues sont bondées en ce 10 juin 1944, puisque, comme chaque mois, une distribution de viande et de tabac s’y tient. En début d’après-midi, la 3e compagnie du 1er bataillon du régiment « Der Führer », dirigée par Adolf Diekmann et Otto Kahn, pénètre la localité. Entre 150 et 200 soldats bouclent le village, formant un immense cordon de protection, puis regroupent les civils sur la place du Champ de Foire. Deux groupes sont formés : d’un côté les hommes, de l’autre les femmes et les enfants.
Les hommes sont séparés en cinq groupes de 30 à 70 individus puis escortés vers les granges, le garage et le chai du village. Après avoir dégagé eux-mêmes les lieux, ils sont mis en rangs tandis que les Allemands déploient leurs mitrailleuses. Une fois le signal donné par Kahn, les armes se mettent à cracher des balles. Les blessés sont achevés à bout portant et des vastes bûchers sont allumés. Les femmes et les enfants (450 personnes) sont alors cloîtrés dans l’église, où les SS les ont enfermés. Les soldats font exploser une caisse de grenades asphyxiantes dans la nef ce qui dégage une épaisse fumée qui remplit l’édifice ; certains hommes tirent à travers les vitraux pour abattre ceux qui tentent de fuir, d’autres lancent des grenades à main à l’intérieur. Ils mettent finalement feu au bâtiment.
Les habitants isolés qui s’étaient cachés dans les maisons ou dans les fourrés sont traqués puis exécutés par balles. Lorsqu’un tramway vide en provenance de Limoges arrive, les trois cheminots à son bord sont abattus sans sommation. Toutefois quelques exceptions existent : deux enfants, délogés de leur cache par les flammes, se retrouvent face à des sentinelles qui leur font signe de déguerpir vers la forêt. Il en fut de même pour les Radounauds interceptés dans le tramway en provenance de Limoges, qu’un sous-officier disperse après un moment de réflexion.
Le bilan humain est important, entre 800 et 1000 morts sont estimés ; le chiffre officiel de 642 victimes, dont 207 enfants, n’est dressé qu’en 1947 et une victime supplémentaire a été retrouvée en octobre 2020. Le massacre est parachevé par une destruction matérielle. Les maisons sont d’abord pillées : bijoux, vêtements, vivres, automobiles, bicyclettes et bétail sont emportés par la division. Puis, le village est livré aux flammes. Vers vingt-deux heures, la majorité des SS quittent ce qui reste du village, une section de sentinelles demeure sur les lieux afin d’empêcher les civils de s’en approcher.
Des civils ou des ennemis ?
Les ruines du village d’Oradour-sur-Glane restent encore aujourd’hui un lieu de mémoire émouvant. Comment des membres de l’espèce humaine, éduqués et conscients de leurs actes, ont-ils pu perpétrer un tel massacre ? Pour comprendre cela, il faut chercher à saisir la manière dont ils percevaient leurs victimes et leurs actes.
L’idéologie nazie s’est largement construite autour du concept de Volksgemeinschaft, la « communauté du peuple » germanique, une sorte d’entité organique et raciale dans laquelle règne supposément une harmonie et une solidarité à toute épreuve entre ses membres, unis par le sang et la conscience d’appartenir à une même race. Cette communauté est cependant en péril en raison de la persécution incessante de la race allemande et doit donc se battre. De fait, le nazisme distingue de manière très manichéenne un « Nous », en l’espèce les membres de la communauté du peuple – les Volksgenossen –, et les « Autres ». Ces « Autres » sont d’autant plus problématiques qu’ils menacent la race germanique, et dans ce cas, aucune tolérance ne s’applique à leur égard. Les Français précisément sont, dans la projection nazie, un peuple corrompu par les migrations, ennemi historique de l’Allemagne, qui a toujours voulu l’éradiquer : la guerre de Trente Ans, les campagnes napoléoniennes ou la Première Guerre mondiale n’en sont-elles pas la preuve ? De surcroît, la superposition entre le « judéo-bolchévisme » et la résistance française, à l’image de ce qu’en dit Lammerding dans sa note, implique nécessairement la même sévérité et les mêmes mesures que celles qui ont été prises sur le front de l’Est. Dans le cas du massacre d’Oradour-sur-Glane, comme dans d’autres par ailleurs, cette représentation des Français, façonnée par le nazisme, a été un puissant désinhibant.
En effet, la « vision du monde » nazie n’est pas uniquement le fait de théoriciens isolés ; les soldats en sont familiers, car ils y ont été confrontés dans divers cadres, de la Hitlerjugend, au Reichsarbeitsdienst en passant par l’école, sans oublier, bien sûr, les heures de formation idéologiques dispensées dans la SS et dans la Wehrmacht. À titre d’exemple, l’Untersturmführer Heinz Barth intègre les Jeunesses hitlériennes en 1932 puis le NSKK en 1938 avant de rejoindre la Waffen-SS en 1943. De même, Lammerding a adhéré au NSDAP en 1931 puis est entré à la SS en 1935 où il a réalisé une carrière fulgurante. Pour sa part, Adolf Diekmann a d’abord été instructeur dans l’une des écoles de formation des officiers de la Waffen-SS, la SS-Junkerschule avant de rejoindre une unité de combat. De fait, les officiers de la « Das Reich » sont donc perméables à cette manière de penser la guerre, sans compter qu’ils doivent à l’Allemagne nazie leur carrière souvent prestigieuse.
Bien sûr, sur le terrain, la division a conscience de s’attaquer à des civils, mais depuis l’ordre Sperrle du 3 février 1944, les unités allemandes prises à partie par des « terroristes » ont pour consigne d’y répondre immédiatement, pouvant même s’attaquer aux populations des alentours : aucune mesure n’est jugée trop excessive et si la mort d’innocents est regrettable, sa responsabilité n’incombe qu’aux « terroristes », selon les termes de cet ordre. Dans ce contexte, les unités consacrées à la lutte contre la résistance peuvent s’adonner aux pires exactions, car celles-ci sont désormais encadrées et rendues légitimes. Surtout, ce document montre bien la distance qui est placée entre la « race allemande » et les Français, considérés comme deux ensembles distincts. Si « les Allemands » sont attaqués, alors « les Français » doivent en payer le prix : les civils innocents ne le sont finalement qu’à moitié en raison de leur seule appartenance nationale. Lors de son procès, Heinz Barth déclare : « Je voulais être un bon Allemand. (...) Le sort des hommes, des femmes et des enfants d’Oradour m’était indifférent », et puis de toute manière la population était devenue un « ennemi qu’il convenait de combattre et d’anéantir ».
Ainsi, le processus d’isolement de la Volksgemeinschaft et son repli sur elle-même est l’une des causes de nombreux crimes de guerre ou crimes contre l’Humanité. La perception de « l’Autre », étranger à la communauté, comme une menace pour celle-ci a été un puissant motif de bien des mesures prises sous le IIIe Reich et a favorisé la perte de repères moraux de la part de la troupe. En 1944, les hommes, et spécifiquement les décideurs de la « Das Reich », envisagent des mesures répressives, quelle qu’en soit l’ampleur, justifiées aux vues de la situation.
La violence comme langage
Les récits du massacre d’Oradour-sur-Glane nous frappent par leur brutalité. Cependant, cette violence ne constitue pas seulement un mode de représailles, mais aussi, ainsi que l’a montré Christian Ingrao dans le cas de la Brigade Dirlewanger, un langage en soi qui exprime un système de représentations. Réfléchir au sens du massacre d’Oradour-sur-Glane, c’est donc tenter de saisir les cadres mentaux des acteurs du nazisme.
À Oradour-sur-Glane, les procédés de mise à mort varient et les bourreaux font une distinction entre les hommes, promis à une exécution par balle, et les femmes et enfants qui subissent le supplice de l’asphyxie à l’intérieur de l’église. En effet, les hommes connaissent une peine similaire aux peines pratiquées dans les milieux militaires : ils sont traités comme des francs-tireurs, des traîtres ou des déserteurs que l’on abat frontalement dans le cadre d’un procès militaire. En revanche, le reste de la population, non admise dans ce cercle militaire, est éliminée de manière moins frontale. L’utilisation des grenades asphyxiantes ou explosives place une distance supplémentaire entre les bourreaux et les victimes, les uns étant à l’extérieur de l’édifice, les autres prisonniers dans celui-ci. La destruction par les flammes de la localité, quant à elle, symbolise la volonté d’effacer intégralement le lieu et ses habitants de la carte, mais aussi de purger la terre souillée, ici par des « terroristes bolchéviques » ou tout du moins par « leurs complices ». Cette méthode, loin d’être propre aux violences de guerre nazies, se retrouve déjà dans l’Antiquité dont l’exemple le plus célèbre est celui de Carthage, incendiée et rasée en 146 av. J.-C. par les Romains.
Enfin, plusieurs cadavres ont été retrouvés disséminés dans des caches à travers le village : certains furent placés dans le four de la boulangerie, d’autres encore furent jetés dans le puits. En effet, au lendemain du massacre, un détachement SS est revenu sur les lieux avec la mission de faire disparaître les corps. Des fosses communes ont été creusées et des corps ramenés, mais face à la quantité de restes humains, les troupes ont abandonné le travail avant de l’avoir achevé, faute de temps. Un premier niveau de lecture consiste à dire que les SS ont cherché à dissimuler au mieux leur exaction, rendant toute estimation des victimes difficile : à l’image de ce qui s’est déroulé sur le front de l’Est, il s’agit de rendre les circonstances du massacre les plus vagues possible afin de renforcer la terreur qu’il susciterait. Un autre niveau d’analyse rejoint l’idée d’une purge générale et totale du village. Par la destruction des corps, les SS procèdent d’une certaine manière à une damnatio memoriae, voulant laisser derrière eux les ruines d’un village et rayer toute trace de leurs habitants, sans personne pour raconter ce qu’il est advenu d’eux.
Un village parmi tant d’autres
L’encerclement du village, la rafle, l’assassinat de la population et l’incendie du village constituent une atrocité et pourtant, ils n’ont rien d’exceptionnel. Durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 2 000 villages ont subi un sort similaire à celui d’Oradour-sur-Glane sur le front de l’Est. Ainsi, le déplacement des troupes entre le front de l’Est et le front de l’Ouest – à l’instar du cas de la « Das Reich » – est un puissant vecteur de circulation des pratiques et des discours entre les deux fronts. La pendaison de plusieurs dizaines de civils en pleine ville qui s’est déroulée à Tulle fait écho aux exactions qui ont eu lieu à l’encontre de la population de Kharkov ou de Kiev, où les mêmes procédés ont été utilisés. De la même manière, l’encerclement d’un village et l’exécution de sa population suivie de sa destruction par les flammes est un mode opératoire déjà mis en œuvre à Lidice en Bohême, dans les régions biélorusses de Moguilev, Vitebsk et Minsk et bien d’autres encore. Les modes d’action de la « Das Reich » en France ne sont donc pas novateurs. Bien au contraire, ils correspondent en tous points à la manière de faire la guerre à l’Est, bien qu’ils n’atteignent jamais son ampleur sur le front de l’Ouest.
Dans le Sud de la France, la division « Das Reich » n’est d’ailleurs pas à son coup d’essai puisqu’elle est déjà familière de l’extermination des Juifs et de la lutte contre les partisans. En septembre 1941, dans le secteur de Minsk en Biélorussie, un détachement de la division a accompagné l’Einsatzgruppe B lors d’une opération durant laquelle 920 Juifs ont été abattus sans distinction. De ce fait, l’expérience du front de l’Est est un moment d’apprentissage de la violence et de la guerre sans limites, ce qui entraîne une brutalisation des troupes à tous les niveaux de la hiérarchie. Avant de prendre le commandement de la division, le général Lammerding a fait preuve d’un zèle particulier en tant que chef d’État-major du général von dem Bach-Zelewski, responsable de la police dans les territoires nouvellement conquis à l’Est en signant des documents qui désignaient les villages à éradiquer.
Certes, cette expérience de l’Est n’est pas l’apanage de tous les soldats présents dans le Sud-Ouest de la France en juin 1944. Environ un tiers des 19 000 hommes qui composent la division a connu le front oriental et les 9 000 hommes qui viennent renforcer la division à la fin du printemps 1944 sont majoritairement de très jeunes recrues de 18 ans à peine et peu formés. Néanmoins, les officiers d’encadrement sont surtout constitués d’anciens vétérans de l’Est, tels que Diekmann, Kahn ou Stadler, qui ont à cœur de perpétuer les traditions et l’expérience que la division a acquises. Ainsi qu’Himmler l’a demandé dans un discours devant les officiers de la « Das Reich » après la prise de Kharkov en 1943, ils ont pour tâche de transmettre aux jeunes recrues la « vision du monde » et de maintenir la réputation terrorisante de l’unité qu’il considère comme une arme.
En outre, il ne faut pas négliger les effets liés au groupe qui permet à une unité de se maintenir, même dans des conditions extrêmes, tels que la camaraderie et les principes de hiérarchie. Christopher Browning a bien montré comment les « hommes ordinaires » du 101e bataillon de réserve de la police allemande sont devenus des acteurs fondamentaux de la Shoah, pris dans un processus de brutalisation collective. La conformité de l’individu au groupe est d’autant plus forte dans le cadre militaire en raison de la soumission à l’autorité et la discipline qui forment le cœur de ce système. Rompre les rangs et refuser d’ouvrir le feu n’aurait pas changé le sort des habitants d’Oradour-sur-Glane. Pour celui qui s’y serait risqué cependant, cela aurait pu se traduire au pire par des mesures disciplinaires envers l’intéressé, au mieux une exclusion du groupe, une situation d’autant plus incommode que ces hommes se trouvent en pleine guerre dans un environnement hostile. Évidemment, tout cela ne saurait disculper les responsabilités individuelles, mais ces facteurs permettent de penser différemment les processus qui amènent à de telles atrocités. Les SS de la « Das Reich » n’attendaient pas tous de faire couler le sang avec impatience. Pourtant, ils le firent, dans la contrainte ou l’intime conviction que c’était légitime.
Après la guerre, des voix se sont élevées et des plumes ont prétendu dénoncer le « mensonge d’Oradour », comme si le massacre n’avait pas été de la pleine et entière responsabilité des SS. Le Major Otto Weidinger, dernier commandant du régiment « Der Führer », a rédigé un ouvrage, essayant de faire des exactions de la « Das Reich » en France des incidents. Pourtant, une lecture du massacre d’Oradour-sur-Glane au regard de la vision nazie de la guerre et des méthodes qui en découlent dans d’autres régions de l’Europe occupée – dont les acteurs sont en partie les mêmes – permet de comprendre qu’il ne s’agit en aucun cas d’un incident, mais que ce comportement est calqué sur les agissements à l’Est.
Pour les historiens du nazisme, le massacre d’Oradour-sur-Glane ne fait pas figure d’exception. Si on se place à l’échelle de la Seconde Guerre mondiale, il est même plutôt dans la norme des représailles menées par l’armée allemande même si, sur le front de l’Ouest, aucune exaction n’égale par son ampleur celle commise par la division « Das Reich » dans ce petit village du Limousin.
Les éléments de compréhension que nous avons exposés ne prétendent pas suffire à expliquer de manière exhaustive les motifs du massacre et toutes ses spécificités. L’ouverture des archives du procès de Bordeaux de 1953, jusque-là tenues confidentielles, devrait encore permettre aux historiens de réaliser des travaux supplémentaires. Néanmoins, ces éléments permettent de saisir les mécanismes du nazisme ainsi que de resituer le massacre d’Oradour-sur-Glane, trop souvent pris pour son seul cas d’espèce, dans une guerre réellement totale.
par Geoffrey Koenig, le 9 octobre 2020
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