POLITIQUE DE POUTINE DANS LE MONDE ET EN UKRAINE

TRIBUNE. « L’idée soviétique n’est pas compatible avec l’idée chrétienne. Il faut choisir son

, le JDD  18 mars 2022

  • Par
  • Nicolas Chatain

D’origine russe et étudiant en théologie, le jeune chef d’entreprise Nicolas Chatain réagit à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et défend l’incompatibilité des idées, politique (la dictature soviétique) et religieuse (la chrétienté orthodoxe).

 

Pour Nicolas Chatain, Valdimir Poutine s'inscrit dans la lignée de Joseph Staline. (Reuters )

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Nicolas Chatain, 31 ans, est petit-fils de russes blancs émigrés en France dans les années 1920. Il a envoyé ce texte à la rédaction du JDD. Après avoir grandi dans l'Eglise Orthodoxe et avoir été diplômé d’HEC, il a poursuivi des études de théologie à Jérusalem et à Paris. Il a également cofondé PRIXM, « un média pour lire les Écritures Saintes de manière intelligemment décalé » et RITRIT, « un site de réservation de retraites spirituelles en abbaye ». Il précise que, dans ce texte, il s’exprime « à titre strictement personnel ».

Voici sa tribune : « Depuis une semaine, on entend sur les plateaux de télévision française d’anciens acteurs majeurs de la diplomatie internationale, des candidats à la présidentielle ou des chroniqueurs ayant voix sur tout réciter un même credo : oui Vladimir Poutine est le seul coupable de l’agression en Ukraine mais il n’est pas le seul responsable. Pas le seul responsable car le méchant Occident et l’Otan auraient poussés à bout le pauvre Vladimir, l’obligeant à commettre l’irréparable en envahissant l’Ukraine.

Reprenons leur argument principal : c’est l’Otan qui aurait depuis trop longtemps fait peser une menace insoutenable sur la sécurité de l’État Russe. Le Vladimir Poutine qu’ils découvrent aujourd’hui en Ukraine aurait changé, ne serait plus tout à fait le même que celui qu’ils se pressaient de flatter il y a encore quelques mois.

Pourtant les faits ont la tête dure :

- en 1999-2000, Vladimir Poutine n’hésite pas à ordonner le bombardement de Grozny lors d’un conflit Tchétchène qui provoquera la mort de plus de cent mille civils et l’installation d’un pouvoir dictatorial à la solde du Kremlin. L’Otan représentait-il une menace vraiment insoutenable pour que Poutine ait pu arriver à de pareilles extrémités ? Anna Politkovskaïa qui aura cherché à rendre compte de ce conflit fût persécutée et assassinée afin de la faire taire définitivement.

- à Alep, de la fin 2015 à 2016, Poutine prête renfort à son allié Bachar Al-Assad et provoque la mort, par ses bombardements de plusieurs dizaine de milliers de civils. Les Unes de la presse française unanimes à l’époque pour dénoncer ce drame auraient pu nous renseigner sur la démesure du dirigeant Russe. L’OTAN menaçait-il à ce point la sécurité des frontières de l’État russe pour que Poutine aille jusqu’à bombarder les hôpitaux d’Alep ? Espérons que le refrain chanté par les Frangines dans “Le cri d’Alep” ne décrive pas bientôt le sort de Kyiv : “Je ne suis plus qu'une ville en cendres, sous mes murailles gisent les méandres, de quelques vagues restes de toi, de quelques bouts de vie, tu vois.” 

- plus récemment, en Centrafrique, Poutine a répondu aux appels du président Touadéra en lui envoyant des paramilitaires pour réprimer une rébellion menaçante. Ceci s’est déroulé au prix, selon l’ONU de “massacres” et d’ “exécutions” de civils. En Centrafrique, Vladimir avait sûrement jugé nécessaire de protéger l’intégrité territoriale russe de la menace oppressante de l’Otan.

Voici les points communs de ces théâtres d’opération bien différents et dont les enjeux complexes ne peuvent décemment se réduire à ces quelques lignes :

- le chef de l’État Russe est mû par une volonté de puissance internationale qui le pousse à agir au-delà de ses frontières. Il partage ce trait avec bien d’autres chefs d’État.

- Vladimir Poutine n’a aucun égard pour la valeur des vies humaines. Il est prêt à les sacrifier, militaires ou civiles, russes ou étrangères, par centaines de milliers.

Nous avons depuis vingt ans, fermé les yeux sur la nature de la gouvernance de l’État Russe actuel

Oui l’Occident fait partie des coupables de l’invasion russe en Ukraine : nous avons depuis vingt ans, fermé les yeux sur la nature de la gouvernance de l’État Russe actuel. Nous avons ignoré la culture profonde qui l’habite et qui la distingue essentiellement de nos États occidentaux : une personne humaine peut être tuée, violée, torturée sans que cela n’ait aucune conséquence. L’être humain est une quantité négligeable.

Il n’est pas question ici d’une indignation morale mais d’un constat simple dont nous devons prendre conscience pour regarder l’enjeu de ce qui se joue à l’Est de l’Europe.

Quand avons-nous perdu le fil ? Retraçons l’Histoire d’une idée simple, probablement naturelle et qui trouve l’origine de sa diffusion culturelle dans le texte qui a le plus marqué l’histoire de nos civilisations depuis 2000 ans.

Sur la première page du premier livre de la Bible, texte devant lequel s’émerveillent depuis des siècles et les rabbins juifs et les exégètes chrétiens nous lisons cette déclaration fondamentale : “À l’image de Dieu il les créa, homme et femme il les créa”. Alexandre Schmemann, l’un des grands théologiens de tradition russe du vingtième siècle le soulignait dans les années soixante : “La tragédie des temps nouveaux ne tient-elle pas avant tout à ce que la plus chrétienne des idées, celle de la valeur absolue de la personne humaine, a été développée et défendue au cours de l’histoire contre la communauté ecclésiale et qu’elle devint le symbole de la lutte contre l’Église ?”

Cette vérité essentielle aura mis du temps à se répandre dans les consciences en Europe mais elle a façonné petit à petit notre culture, nos États de droits pour finalement s’imposer de plus en plus largement. C’est ce que professe la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 qui est comme le réceptacle profane du préambule biblique. Comme le disait le Garde des Sceaux Robert Badinter à l’Assemblée Nationale en 1981 : “Pour ceux d'entre nous qui croient en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l'heure de notre mort.” Qu’une vérité naturelle ait bénéficié de ce long chemin d’adoption culturelle pourra provoquer deux réactions : l’émerveillement des progressistes devant l’une des plus grandes conquêtes de l’Histoire, la gravité des conservateurs qui y verront un acquis à protéger et à promouvoir absolument.

Avec la guerre en Ukraine, certains s’aperçoivent que Poutine s’inscrit finalement dans la lignée de Staline

Cette idée chrétienne, Vladimir Poutine l’ignore absolument. Non pas parce qu’il serait mauvais par nature. Cela tient davantage à la culture de l’État Russe qu’il dirige. Oui la Russie a eu dans son histoire des racines puissantes qui auraient pu permettre à cette idée de germer définitivement dans la conscience de son État de droit. Mais cet État a connu, pendant un siècle, une autre culture habitée par une autre idée : le soviétisme communiste. Avec la guerre en Ukraine, certains s’aperçoivent que Poutine s’inscrit finalement dans la lignée de Staline.

Le soviétisme a toujours postulé que l’État était supérieur à n’importe quel individu. Et si Poutine n’a pas repris à son compte les persécutions terribles que les chrétiens ont connues durant des décennies, il a gardé le même prisme essentiel : une vie humaine n’a aucune valeur pourvu que l’État en ait décidé ainsi. Aucun droit ne saurait venir contrecarrer cela. L’État soviétique, à certains égards, a perpétué la vieille tradition de violence de l’État tsariste. La terrible habitude des pogroms dont Camille de Toledo décrit si bien l’horreur dans ses BD (Le fantôme d’Odessa ou Hertzl) a sombré dans les décombres de l’oubli.

Tolstoï dénonçait ainsi les gouvernants de l’État impérial dans Il m’est impossible de garder le silence, en 1908 : “Vous qui nous gouvernez, vous qualifiez les actions révolutionnaires de forfaits et de crimes graves mais ils n’ont rien fait et ne feront rien d’autre que ce que vous avez déjà fait.” Que les descendants de Tolstoï se soient déclarés clairement ces derniers jours contre l’invasion russe et les contres-façons historiques qui l’animent ne nous étonnera donc pas.

La spécificité de l’approche de Vladimir Poutine aura été de concilier la faucille et le marteau communiste et les bulbes dorés des Église orthodoxes. Soviétique en profondeur, chrétien orthodoxe en apparence, le pouvoir du Kremlin n’aura pas hésité à mettre en scène cette alliance des contraires. La cérémonie d’ouverture de JO de Sotchi en donne un exemple édifiant : exaltation de la Russie éternelle alternant avec un stade soudainement illuminé intégralement d’un rouge où trônait la faucille et le marteau communiste.

Dostoïevski, Tchaïkovski, Tchekov ou Pouchkine ne peuvent faire ménage avec Lénine

C’est cette utilisation d’idées incompatibles qui explique sans doute la faute morale de l’extrême gauche et de l’extrême droite française :

- d’un côté, les Mélenchon & cie sont tributaires d’un impensé terrible de notre Histoire contemporaine. Aucun travail de mémoire sérieux, global et partagé socialement n’a été fait pour dénoncer les crimes du communisme partout où il est parvenu au pouvoir (en URSS, en Chine…). Et les vieilles amitiés ont perduré au-delà des âges.

- de l’autre, les extrêmes droites partagent une même admiration pour la poigne d’un homme fort amoureux de sa patrie. Que Poutine soit dépeint comme un bon père de la patrie a d’ailleurs quelque chose d’étrange. Sa paternité aurait plutôt à voir avec l’effrayante peinture, Saturne dévorant l’un de ses fils de Goya ou avec Tsar réalisé par Pavel Lounguine que du Père de la parabole du fils prodigue décrit par les Évangiles. Que bien des chrétiens, orthodoxes ou catholiques se soient laissés berner par la supposée promotion de la morale chrétienne d’un État russe reprenant le flambeau d’un Occident décadent a quelque chose de particulièrement coupable si l’on repense à la Tchétchénie ou à Alep.

Parmi ces chrétiens fascinés par Poutine, il en ait qui scrutent avec passion chaque nouvelle loi bioéthique. C’est leur droit constitutionnel le plus élémentaire et leur devoir si c’est ce que leur commande leur conscience, c’est aussi étonnant quand cela devient la seule mesure de leur engagement démocratique. Il leur aurait pourtant suffit de taper “GPA Russie” sur Google pour savoir que, depuis la chute du mur, la GPA est un business comme un autre… Poutine, dernier rempart de la chrétienté, vraiment ? Rien ne paraît pouvoir les exonérer.

Non, l’idée soviétique n’est pas compatible avec l’idée chrétienne.  Il faut choisir : Dostoïevski, Tchaïkovski, Tchekov ou Pouchkine ne peuvent faire ménage avec Lénine, la police politique et l’absence de la liberté d’opinion. Il faut choisir son Joseph : le charpentier de Nazareth ou le boucher de Moscou. Il y a des contradictions qui ne peuvent être dépassées. C’est ce qu’a compris l’Allemagne qui, en prise avec la déviance nationale qui a mené au Nazisme, a su faire un travail de mémoire phénoménal pour expurger une idée destructrice. C’est ce que n’a pas fait l’État Russe qui continue de persécuter les associations prônant un travail de mémoire des crimes du Stalinisme.

Il faut choisir son Joseph : le charpentier de Nazareth ou le boucher de Moscou

Reste la position du patriarche Kirill de Moscou, à la tête de l’Église Orthodoxe en Russie qui s’est clairement déclaré en faveur de la guerre en Ukraine. Cet acte troublant quand on est chrétien, et même quand on ne l’est pas, témoigne que ce hiérarque a oublié qu’il était au service du maître de Nazareth et non le ministre du maître du Kremlin. “Il existe en effet un piège de l’encens et des chasubles. Saint-synode et police politique, liturgie et Loubianka, armées, icônes et popes, clergé national bénissant les despotismes et ses hiérarques lui faisant rapport”, comme l’écrit François Sureau dans L’or du temps. Kirill lui aussi semble poursuivre la tradition de collusion entre le pouvoir étatique et ecclésiastique.

Le patriarche Kirill devrait relire le livre d’Isaïe : “Mais celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, celui qui tremble à ma parole. […] On fait un mémorial d’encens, une bénédiction abominable ; tous ces gens ont choisi leurs voies.” Hélas, même au sommet de l’Église orthodoxe russe, l’esprit soviétique a prévalu. La corruption du meilleur est toujours la pire comme l’a très amèrement rappelée la révélation récente de l’ampleur des abus sexuels au sein l’Église Catholique dans une sorte d’œcuménisme de la trahison des pères.

Vladimir Lossky, immense théologien russe vivant en France mais resté fidèle au patriarcat de Moscou alors que celui-ci subissait le joug soviétique ne se faisait pas d’illusions comme le raconte Olivier Clément : “Dans l’avion qui nous amenait à Moscou (…) il me confiait : ‘Vous savez, le milieu ecclésiastique, là-bas, ce sera très pesant. Alors j’ai emporté Alcools, d’Apollinaire.’ Car il aimait la poésie qui chante pour chanter, sans trop de prétentions métaphysiques. Car il savait à quoi s’en tenir sur ses évêques, ce qui ne l’empêchait pas de les respecter, même et surtout quand il affirmait son désaccord avec eux…”

Face au patriarche Kirill, des évêques ukrainiens de l’Église Orthodoxe russe n’ont pas eu peur de se prononcer contre l’invasion, dédisant leur Église mère. Les images du métro ukrainien où se célèbrent des liturgies orthodoxes nous rappellent qu’ils sont nombreux dans l’Église Orthodoxe, les croyants braves et fidèles à la splendeur de l’Évangile. Ils sont les dignes descendants des martyrs de toutes les Églises chrétiennes qui au cours du vingtième siècle ont préféré la fidélité à leur foi que la compromission au pouvoir central de Moscou. Père Arsène témoignant dans Présence de Dieu au cœur de la souffrance, ou Maximilien Kolbe à Auschwitz sont le signes qu’au cœur de l’épreuve, il y aura toujours des chrétiens libres de l’aliénation. Il existe aussi, hier et aujourd’hui, un œcuménisme des martyrs.

Si le désir d’une situation économique plus favorable est bien légitime, il existe réellement des périls plus redoutables pour notre civilisation aujourd’hui

Ces croyants avec leurs concitoyens de toute croyance, donnent une véritable leçon pour nombre d’entre nous en Occident qui ne pouvons tout à fait nous draper dans la blancheur d’une vertu idéale. Les cultures slaves ont quelque chose à nous dire, nous avons beaucoup à recevoir. Et il ne faudrait pas que la période actuelle soit un blanc-seing qui nous évite collectivement de faire notre examen de conscience. Comme le disait la philosophe Ayyam Sureau dans les colonnes du Figaro : “Mon impression est que [l’Occident] oublie surtout son [Histoire], et comment, de quelles rivières de mots, d’idées, de sang et de larmes sont nées ces conquêtes que sont les libertés individuelles, les droits universels, mais surtout les institutions créées pour nous défendre contre nos propres passions et nos vices naturels. S’abstenir de la vengeance, interdire le travail des enfants, reconnaître l’égalité des hommes et des femmes, donner une part de son revenu à l’État pour contribuer au bien public, rien de cela n’est naturel. Si nous n’avions pas hérité de ces règles, il est fort peu probable que nous déciderions nous-mêmes de nous contraindre à vivre dans un État de droit inclusif et égalitaire du jour au lendemain.”

Nous pouvons nous préparer à des temps difficiles. Car si le bloc occidental n’est indemne d’aucune transgression de l’idée judéo-chrétienne qui est sa clé de voûte, il se retrouve aujourd’hui le seul réceptacle de ce trésor face à des puissances Étatiques qui, elles, l’ignorent complètement. Et si vous êtes effrayés par Poutine, Xi Jingping ne devrait pas vous rassurer. 

“La flamme de l'éthique chrétienne reste notre guide le plus élevé. Le garder et le chérir est notre premier intérêt, spirituellement et matériellement”, clamait Winston Churchill.

Combien, de tout bord, l’ont trahi ?

“Celui qui croyait au ciel/Celui qui n'y croyait pas/Qu'importe comment s'appelle/Cette clarté sur leur pas/Que l'un fût de la chapelle/Et l'autre s'y dérobât/Celui qui croyait au ciel/Celui qui n'y croyait pas”, clamait Aragon dans son ode à la résistance. Et il est bon d’entendre la voix de celui qui, avec bon nombre d’intellectuels de l’époque se laissa séduire par Staline avant de s’en défier complètement. Qu’ils soient nombreux à suivre son exemple aujourd’hui.

Que nous reste-t-il ? Un vote déjà. C’est peu de chose direz-vous, et l’offre peut sembler peu appétissante, mais ce n’est pas rien. Commençons donc par reporter nos voix sur ceux qui n’ont jamais montré de complaisance à ce sujet. Efforçons-nous enfin, collectivement, de relever nos aspirations. D’après les derniers sondages, si la situation en Ukraine est la deuxième source de préoccupation des français, le pouvoir d’achat reste loin devant. Si le désir d’une situation économique plus favorable est bien légitime, il existe réellement des périls plus redoutables pour notre civilisation aujourd’hui.

Le président Zelensky a déclaré qu’il n’avait pas peur de mourir car une idée en lui brillait qui, elle, ne mourrait pas. Gageons qu’il faisait référence à cette vieille idée biblique et qu’il pensait à un État de droit souverain digne de ce nom pour la préserver et la promouvoi