Cet article de Frédéric Lebarron publié dans la revue SAVOIR/AGIR (2019/3 N°40) aide à mieux compendre les enjeux économiques, écologiques , politiques et sociaux de la période que nous vivons.
1.Les réactions extrêmement violentes déclenchées récemment par les discours et la personnalité de Greta Thunberg, porte-parole mondiale d’une jeunesse mobilisée par le changement climatique [1][1]https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/28/greta-thunberg…, illustrent l’intensité de la lutte idéologique [2][2]La notion d’idéologie revient à juste titre au centre du débat… en cours au sein du champ du pouvoir global, lutte dont une des premières conséquences est le sentiment répandu de vivre un « changement d’époque », ou plus exactement de participer à la naissance douloureuse d’un nouveau paradigme.
2Ce nouveau paradigme, contrairement à ce que beaucoup ont cru voir se manifester à l’occasion de la crisedes subprimes il y a maintenant dix ans, n’est pas – ou pas simplement – le résultat mécanique d’un mouvement de balancier favorable au retour de l’État interventionniste et keynésien [3][3]Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique,…. À vrai dire, depuis plus de dix ans maintenant, c’est bien en effet l’intervention massive des banques centrales qui maintient à flot la dynamique du capitalisme financier, laquelle nourrit une euphorie circonscrite à certains compartiments du marché financier et au secteur immobilier, toujours florissant. Jusqu’ici, cette intervention bien éloignée de l’orthodoxie monétaire n’a pas eu pour effet d’infléchir chez les gouvernants, notamment européens, l’obsession de la réduction des dépenses publiques associée à la compétition entre nations ou régions du monde. Mais les résultats des efforts de « réforme » demandés sans limite aux citoyens se font toujours attendre en matière de bien-être et l’impatience, quand ce n’est pas la colère, se mani- feste de façon de plus en plus frontale dans les lieux de souffrance désertés par l’État social [4][4]Pour une analyse qui anticipait les nombreuses crises….
3En arrière-plan, le succès économique de la Chine communiste perturbe, à tout le moins, l’idée selon laquelle les économies de marché libérales « historiques », en particulier anglo-saxonnes, sont par essence les plus efficaces dans la compétition mondiale et qu’elles sont dès lors naturellement favorables au libre-échange : ces deux pétitions de principe jamais démontrées – et même souvent contredites par l’histoire – se heurtent aujourd’hui à des faits massifs, incontournables, en dépit de l’énorme capacité de déni occidentale. C’est aujourd’hui le gouvernement chinois qui défend avec le plus de cohérence la mondialisation des échanges et qui semble de fait le plus apte à en gérer, selon des modalités de gouvernance bien éloignées des canons occidentaux, les contradictions et les problèmes suscités par la phase actuelle du capitalisme financier et l’accroissement des inégalités. Il n’est dès lors guère étonnant qu’une partie des élites économiques et politiques soit désormais de plus en plus obsédées par la Chine, et voit dans le mouvement de protestation à Hong-Kong une sorte de baroud d’honneur des valeurs occidentales face à l’émergence de la nouvelle puissance mondiale.
4Mais, dans ce contexte de fragilisation géopolitique et géoéconomique de la « supériorité occidentale », c’est la signification du système économique global promu par les élites de l’Ouest qui est aujourd’hui remise en cause, de façon à la fois pragmatique (ce système est, de manière chaque jour plus manifeste, en train d’échouer face à l’enjeu climatique) et fondamentale (cet échec est lié à des finalités mal posées à son fondement-même). Et c’est sans doute ce qui explique au fond la virulence inouïe des prises de position sur une jeune fille qui se contente finalement de pointer du doigt une faille de plus en plus visible dans la doxa globale, ce discours d’évidence que reproduisent au jour le jour éditorialistes et journalistes et que contredisent des incohérences de plus en plus marquées.
5Car aujourd’hui le moteur-même du système capitaliste néolibéral – la recherche de compétitivité érigée en seule finalité de l’action économique – est contesté, associé comme jamais à des conséquences environnementales et sociales désastreuses. Cette contestation prend des formes multiples et convergentes.
6La politisation croissante de l’activité de consommation est sans doute le premier élément, celle qui met en jeu la figure historique du consommateur [5][5]Sur les enjeux de la notion de consommation, Louis Pinto,…. Renouant avec des thématiques des années 1960, une frange croissante des jeunes et même moins jeunes générations fait désormais du sens de l’acte de consommation un enjeu social et environnemental quotidien, imposant une forme de contrainte éthique diffuse sur l’ensemble du système. Cette nouvelle logique pratique, pour l’instant diffuse, conduit à intégrer de plus en plus les modes de production (localisation, usages non respectueux de l’environnement ou des personnes, etc.) dans les choix du consommateur. Le fait que cette contestation trouve désormais de nombreux relais politiques et médiatiques contribue à en faire une donnée fondamentale du nouveau système économique, comme le montre par exemple le cas du débat sur le recours à l’avion, qui suscite de violentes réactions des « professionnels » [6][6]https://www.lechotouristique.com/article/debat-sur-le-climat-et-….
7De la politisation de la consommation à celle des choix productifs, il n’y a évidemment qu’un pas et l’on assiste aujourd’hui à une remise en cause des finalités-mêmes de l’entreprise capitaliste, orientée vers le seul profit à court terme sous la pression de la finance globale. Cette remise en cause est évidente dans le cas de l’agriculture, avec la valorisation sociale croissante de la petite production locale et respectueuse de l’environnement, mais aussi dans un nombre de plus en plus élevé de secteurs industriels ou de service, dont le caractère anti-écologique et antisocial est patent et documenté [7][7]On pense à l’organisation de championnats du monde d’athlétisme…. À nouveau, c’est le sens et l’impact social et environnemental d’un pilier du système économique – l’entreprise capitaliste – qui est en jeu. Les débats sur l’entreprise responsable (vraiment responsable, c’est-à-dire autrement que par le biais de stratégies mystificatrices de greenwashing ou de socialwashing) prennent aujourd’hui de l’ampleur [8][8]Voir par exemple B. Segrestin et K. Levillain, La Mission de…. Le récit contemporain du Big Data (censé résoudre de nombreux problèmes par la seule puissance de la technologie) se heurte aujourd’hui lui-même à cette contestation [9][9]https://www.lebigdata.fr/big-data-bitcoin-catastrophe-environnem… : si l’inflation exponentielle des données se traduit par des coûts de stockage et de traitement eux-mêmes exponentiels, ne faut-il pas intégrer une contrainte de parcimonie et une limitation intrinsèque à ce mouvement ? Sans parler de ses finalités, qui sont aujourd’hui essentiellement publicitaires et marchandes.
8L’ensemble des politiques publiques, de l’échelle la plus locale (l’environnement se définit d’abord par la proximité géographique et sociale, l’habitat, le quartier) à la plus globale (avec l’enjeu du commerce international et de la réduction du bilan carbone à l’échelle planétaire) est dès lors susceptible d’une remise en cause tout aussi pressante. L’objectif de compétitivité, qui détermine aujourd’hui l’essentiel des politiques publiques dans le monde capitaliste, perd rapidement de sa légitimité face à des enjeux humains plus fondamentaux, en premier lieu celui de la survie dans un monde menacé par le changement climatique. La fiscalité est aussi remise au centre du débat du double point de vue de son impact environnemental et social, occulté depuis des décennies [10][10]Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État.…. Bien évidemment, les conséquences de ces remises en cause sont encore minimes, quand les gouvernements n’accentuent pas le pire des politiques néolibérales [11][11]On pense bien sûr au Brésil, aux États-Unis et à une grande…, mais on peut voir là un levier de changement radical, qui va même au-delà de certains clivages politiques ou économiques hérités du passé. Dans les grandes périodes de crise, comme en France la situation créée par l’Occupation, le front des luttes se recompose et le nouveau paradigme prend des formes multiples, en recomposition permanente [12][12]Ce mouvement prolonge bien sûr ce que l’on a appelé….
9Dans ce contexte, il nous revient, enseignants et chercheurs en sciences sociales, non pas d’afficher une identité figée, mais de promouvoir obstinément un modèle de société écologique, démocratique et égalitaire. Ce modèle devrait s’appuyer en permanence sur la science, y compris les sciences sociales, et la technologie, sans en faire les servantes de la seule innovation marchande ou des pouvoirs dominants. Il devrait surtout ne jamais perdre de vue le service du plus grand nombre, ces masses populaires mondiales qui sont les premières victimes des turbulences planétaires. ⏹
Notes
La notion d’idéologie revient à juste titre au centre du débat économique en France, grâce à Thomas Piketty : T. Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.
Frédéric Lebaron, La crise de la croyance économique, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2010.
Pour une analyse qui anticipait les nombreuses crises traversées aujourd’hui par la main gauche de l’État (hôpital, école, quartiers relégués, etc.), Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Sur les enjeux de la notion de consommation, Louis Pinto, L’invention du consommateur. Sur la légitimité du marché, Paris, PUF, 2018.
https://www.lechotouristique.com/article/debat-sur-le-climat-et-lavion-les-pros-sont-divises
On pense à l’organisation de championnats du monde d’athlétisme à Doha, critiquée jusque dans les colonnes du Monde, qui fut et reste l’un des gardiens de la doxa néolibérale : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/05/aux-mondiaux-d-athletisme-de-doha-le-naufrage-du-sport_6014343_3232.html
Voir par exemple B. Segrestin et K. Levillain, La Mission de l’entreprise responsable, Paris, Mines, 2019. Ce livre a reçu le prix Le Monde-Syntec-SciencesPo du livre de ressources humaines, remis lors d’une cérémonie où la question des finalités de l’entreprise fut au cœur de tous les discours.
https://www.lebigdata.fr/big-data-bitcoin-catastrophe-environnement
Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français, Paris, Seuil, 2018.
On pense bien sûr au Brésil, aux États-Unis et à une grande partie de l’Europe.
Ce mouvement prolonge bien sûr ce que l’on a appelé « altermondialisme ». Voir par exemple Samir Amin, Pour la cinquième intern
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