« Poutine a déjà perdu la guerre, mais on ne fait pas ce qui est nécessaire pour l’obliger à l’accepter »

Cette tribune de Jonathan Littel obligera tout un chacun à fournir l'effort intellectuel nécéssaire pour être en mesure de se faire une opinion personnelle à propos de cette guerre en Ukraine. Bien sûr, personne ne sera dans l'obligation d'approuver tous les points de vue de l'auteur.

 

Tribune

Jonathan Littell      Ecrivain et cinéaste

Publié le 24 février 2023.  Le Monde

Alors que l’agression russe dure depuis un an, l’écrivain, dans une tribune au « Monde », oppose l’affaiblissement sans précédent de la Russie à la résistance sans faille de l’Ukraine et regrette les atermoiements du camp occidental.

 

« Une bataille perdue, c’est une bataille qu’on croit avoir perdue », écrivait au début du XIXe siècle le comte Joseph de Maistre, ambassadeur de Sardaigne auprès de la cour du tsar à Saint-Pétersbourg. « C’est l’opinion qui perd les batailles, et c’est l’opinion qui les gagne. » Ce qu’il disait des batailles vaut pour les guerres. Selon tous les critères objectifs, Vladimir Poutine a déjà perdu la guerre criminelle qu’il a lancée unilatéralement il y a tout juste un an, le 24 février 2022.

 

Aucun de ses objectifs initiaux – conquérir rapidement la meilleure partie du pays, renverser le gouvernement de Volodymyr Zelensky et installer à sa place un pouvoir fantoche qui ramènerait à jamais l’Ukraine dans le giron russe – n’a été atteint. L’armée russe a vu ses régiments d’élite, les mieux formés et équipés, être décimés dans les premiers mois de la guerre, elle a perdu plus de 200 000 hommes tués ou blessés ainsi que la moitié de ses blindés, elle a presque vidé ses stocks de missiles de précision, et a exposé sa faiblesse à la face du monde.

La Russie est maintenant en grande partie isolée, coupée de la plupart des échanges mondiaux, son économie s’affaiblit de jour en jour sous le poids des sanctions les plus massives jamais imposées, elle a définitivement perdu son plus grand marché naturel pour son gaz et son pétrole, et la meilleure partie de son élite est en exil.

Fond de pusillanimité

La conséquence à long terme la plus évidente de cette guerre, et la plus certaine, sera la vassalisation complète du pays par la Chine. Les Etats-Unis, en dépensant 5 % de leur budget militaire annuel pour soutenir les forces armées ukrainiennes, ont anéanti ou sévèrement dégradé 50 % de la capacité militaire russe.

Pourtant, Poutine ne croit pas avoir perdu la guerre ; au contraire, il la continue, ordonnant ces derniers jours une nouvelle opération massive pour prendre le contrôle des oblasts [régions administratives] de Louhansk et de Donetsk.

 

Comment cela est-il possible ? Tout simplement parce qu’on le laisse croire qu’il n’a pas perdu ; parce qu’on ne fait pas ce qui est nécessaire pour l’obliger – lui ou tout au moins son entourage, certainement prêt à l’écarter en cas de défaite – à accepter qu’il a perdu sa guerre.

 

Cela vient tout d’abord de notre fond de pusillanimité, que cet ancien agent du KGB est capable de renifler infailliblement sous toutes nos actions, certes fortes, en faveur de l’Ukraine. Malgré tout ce qui s’est passé depuis un an, nous n’avons pas appris à cesser de lui envoyer des signaux de faiblesse, à lui envoyer au contraire un unique signal fort et crédible : « Tu as perdu, arrête cette guerre et négocie, ou tes forces en Ukraine seront écrasées, impitoyablement, par tous les moyens. »

Ce jeu de la fausse démonstration de force dont personne n’est dupe, Olaf Scholz, le chancelier allemand, en est tellement devenu le maître que les Ukrainiens ont fait de son nom un verbe, scholzing : « Communiquer des bonnes intentions pour ensuite utiliser/trouver/inventer/n’importe quelle raison imaginable pour les retarder et/ou les empêcher d’arriver. » Emmanuel Macron, lui, semble avoir enfin compris qu’il ne sert à rien de répéter sur tous les tons qu’il « ne faut pas humilier la Russie » ; il déclare maintenant que « la Russie ne peut pas, ne doit pas l’emporter », c’est déjà bien mieux ; mais il n’ose toujours pas dire que la Russie doit décisivement perdre cette guerre.

Repousser les Russes

Quoi qu’elles fassent pour aider l’Ukraine, les puissances occidentales ne cessent de signaler, presque désespérément, leurs limites. La position américaine initiale, claire, rationnelle, suffisait amplement : nous n’enverrons aucun soldat de l’OTAN se battre, et nous ne menacerons jamais le territoire légal de la Fédération de Russie (par opposition aux parties de l’Ukraine illégalement annexées). Ce à quoi il fallait dès le départ ajouter : à part cela, tout sera bon pour repousser les forces russes hors d’Ukraine.

 

Pourquoi, alors, certains dirigeants s’obstinent-ils à clamer à voix haute qu’il ne faut pas donner d’avions, pas de missiles longue portée ? Songe-t-on à la manière dont Poutine entend ces messages ? « Vladimir, malgré tout ce que tu nous as montré, on a peur de toi. On a peur de tes missiles, de tes bombes nucléaires. Et pour te prouver notre bonne volonté, on continuera à se battre contre toi avec une main attachée dans le dos. » Voilà comment Poutine comprend notre volonté indéfectible de soutenir l’Ukraine.

En novembre 2022, un missile est tombé sur une ferme polonaise, tuant deux civils. Vladimir Poutine, un moment, a dû avoir très peur : et si enfin l’OTAN invoquait l’article 5 ? Mais il a été vite rassuré. Presque immédiatement, tout le monde s’est empressé de déclarer qu’il s’agissait d’un missile de la défense antiaérienne ukrainienne, parti dans le mauvais sens. Encore une fois, on pensait, de bonne foi, éviter l’escalade.

Peu importe que le missile ait été ukrainien ou pas ; les Russes, à notre place, auraient hurlé à la provocation de l’OTAN et vu comme un aveu de faiblesse le fait que nous n’ayons pas utilisé l’incident pour marquer le coup. Poutine en a tiré – à juste titre – la conclusion que l’on ferait tout pour éviter la moindre extension du conflit, et qu’il continuerait à avoir les mains libres en Ukraine. D’où, certainement, sa décision d’augmenter la conscription et de lancer sa nouvelle offensive au Donbass, quelles que soient par ailleurs les pertes humaines de son côté, qui ne comptent pour rien.

 

Et les Ukrainiens ? Eux sont convaincus d’avoir gagné et ragent devant le fait que leurs partenaires occidentaux ne le comprennent pas et leur refusent encore les moyens d’achever le travail. Nos livraisons d’armes au compte-gouttes sont pour eux un supplice chinois ; elles arrivent toujours trop lentement, des mois après le moment où elles auraient pu définitivement changer la balance stratégique.

Si l’Ukraine avait disposé en novembre 2022 des chars qu’on lui promet maintenant, ils auraient pu poursuivre leur lancée à Lyman et à Kherson, reprendre la plupart de l’oblast de Louhansk et couper le « pont terrestre » russe entre la Crimée et le Donbass au niveau de Melitopol. Aujourd’hui, les choses seraient alors très différentes ; là, peut-être, le Kremlin aurait été obligé de venir s’asseoir à la table des négociations. A la place, la guerre continue de faire rage.

Menace existentielle

Les Ukrainiens, qui subissent des pertes presque aussi terribles que les Russes, peuvent mettre fin à cette guerre atroce cette année. Ils ont presque tout ce qu’il leur faut : 1 million d’hommes en armes volontaires et déterminés à se battre, une excellente structure de commandement et de contrôle, une maîtrise de la guerre contemporaine et de ses techniques de pointe (intégration interarmes, usage en temps réel du renseignement sous toutes ses formes, visualisation informatique évolutive du champ de bataille, etc.), une réelle capacité d’innovation et d’adaptation, la folle motivation enfin que donne le fait de défendre son pays contre une menace existentielle.

Il ne leur manque que certaines catégories d’armes, les seules capables de faire pencher la balance face à l’unique force qu’il reste à la Russie : la masse, et la volonté de l’utiliser sans freins et sans limites.

 

Nos pays, ceux de l’ouest de l’Europe en tout cas, ne semblent toujours pas avoir pris la mesure de la menace existentielle qui pèse sur l’Europe entière. Ce que vise Vladimir Poutine, ce n’est pas que la conquête de l’Ukraine, c’est la défaite totale de notre système de société et de notre mode de vie, avec nos libertés, notre ouverture, notre démocratie imparfaite mais indispensable. Tout se passe comme si, au cours des soixante-dix dernières années de paix, nous avions oublié pourquoi l’Union européenne a été créée : pour empêcher que jamais une guerre entre nations ne resurgisse sur le continent.

Ce rêve-là, le rêve des fondateurs, s’est transformé au fil du temps et sous la pression de l’extension communautaire en une intégration économique, puis une colossale machine bureaucratique. En cours de route, la géopolitique s’est dissoute dans les normes et les processus interminables de décision. Maintenant, grâce à notre faiblesse et notre lâcheté ces vingt dernières années face à une menace évidente, la guerre est de retour, qu’on le veuille ou non, et la géopolitique avec.

Quand quelqu’un vous impose une guerre, il n’y a qu’une solution, la gagner. Les Ukrainiens ont raison, cent fois raison de dire que leur sang défend l’Europe. Et quant à ceux qui frémissent en invoquant la possibilité d’une troisième guerre mondiale, il est grand temps qu’ils comprennent que la troisième guerre mondiale, de par la volonté de Vladimir Poutine, est déjà là, et que nous sommes tous dedans, l’Europe et les Etats-Unis autant que la Chine et les pays africains qui souffrent de la faim provoquée par l’invasion russe et des dictateurs soutenus par les mercenaires du Kremlin.

 

Poutine, lui, sait qu’il est pris dans une guerre totale, il le dit haut et fort et se comporte en conséquence, sachant aussi pertinemment que l’existence de son régime, et la sienne, est en jeu. Par conséquent, il fera tout ce qui est possible non seulement pour conquérir une part toujours plus grande de l’Ukraine, mais pour nous attaquer et nous nuire directement : les interférences électorales, la désinformation complotiste sur Internet, les sabotages de pipelines, les drones près des installations stratégiques en mer Baltique ou mer du Nord, les violations des eaux ou des espaces aériens européens ne sont que le début, des tests pour voir jusqu’où il pourra aller par la suite.

Poutine refuse de s’avouer vaincu. Mais nous ne pouvons pas perdre non plus, au risque de voir tout ce à quoi nous tenons le plus disparaître. Aucun de nous, ici en Europe, ne veut vivre dans un monde dont les règles darwiniennes seraient dictées par la Russie et par la Chine, un monde où le plus fort prendrait ce qu’il voudrait et le faible n’aurait qu’à se coucher, ou mourir. A nous donc de décider que nous devons gagner. La victoire de l’Europe, dans cette guerre que nous n’avons pas choisie, passe par la victoire de l’Ukraine. Il faudrait commencer par y croire.

Jonathan Littell est écrivain et cinéaste. Il est notamment l’auteur de « Les Bienveillantes » (Gallimard), prix Goncourt en 2006.