Dans le Monde du 22 avril 2022
Les présidents Sarkozy, Hollande ou Macron seraient des « dictateurs » : la rengaine, distillée au fil des ans dans une dramaturgie relativiste coupable, a produit ses effets, et le danger est désormais bien aux portes de l’Elysée.
Par Jean Birnbaum
Analyse. Au milieu des années 1950, la grande comédienne Simone Signoret, proche du Parti communiste français (PCF), effectua une tournée à travers le bloc soviétique. A Prague, Signoret reçut l’appel d’une cousine éloignée, Sophie Langer, qui souhaitait la rencontrer. Mais la star française ne donna pas suite. Presque dix ans plus tard, l’obstinée cousine réussit à voir Signoret à Londres, où celle-ci jouait une comédie de Shakespeare. Sophie Langer pouvait enfin se confier : elle et son mari, socialistes tchèques, avaient fui l’invasion allemande en 1939 ; exilés aux Etats-Unis, ils étaient rentrés en Tchécoslovaquie après la guerre, dans l’espoir d’y construire le socialisme ; mais le mari de Sophie Langer avait été arrêté pour « déviationnisme » ; quand elle avait essayé de contacter Signoret, voilà dix ans, c’était dans l’espoir que le régime fasse un geste pour complaire à une célèbre sympathisante…
A cet instant, la comédienne coupa court et s’empressa de relativiser : aux Etats-Unis aussi, fit-elle valoir, le mari de sa cousine aurait sans doute eu des ennuis… Alors Sophie Langer se tut et partit. « Ma cousine de Bratislava ne ressemblait pas à l’emmerdeuse que j’avais imaginée à Prague, mais je ne la trouvais pas extrêmement aimable, se souviendra Signoret. Et puis, moi, hein ! j’avais à jouer la comédie. » Réfugiée en Suède après le « printemps de Prague », Sophie Langer écrira ces mots à Simone : « Tout ce que tu trouvas à me dire quand j’ai voulu te raconter mon histoire, c’est qu’en tant que communistes, nous aurions subi le même traitement si nous étions restés aux Etats-Unis. J’espère qu’aujourd’hui tu as compris la différence. » Dans ses Mémoires, Simone Signoret restitue ces souvenirs avec un sentiment de honte. Entre-temps, les chars russes avaient déferlé sur Prague, et elle avait lu les témoignages de dissidents qui décrivaient la surveillance généralisée, la terreur quotidienne. Elle avait fini par « comprendre la différence »…
« Assez secondaire »
Mais d’autres, beaucoup d’autres, n’ont jamais voulu la comprendre. Ce refus vient de loin. Il explique pourquoi la comédie de l’indifférence, celle que Simone Signoret s’est repentie d’avoir jouer, tient encore le haut de l’affiche aujourd’hui. A l’époque de la guerre froide, la dramaturgie relativiste aboutissait, entre autres, à tirer un trait d’égalité entre l’Amérique libérale et la Russie soviétique. Des décennies plus tard, elle aura nourri des discours où les présidents Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ont été tour à tour dépeints en dictateurs. Qu’elle se trouve interprétée par des foules manifestantes, des intellectuels respectés ou des journalistes influents, l’histoire ne varie guère et sa morale est toujours la même : le pire n’est pas à craindre, il est déjà là.
A force d’être répétée, une telle rengaine a fini par exercer ses effets. En ce printemps 2022, sa banalité permet notamment de comprendre comment un Jean-Luc Mélenchon peut non seulement refuser d’appeler à voter Macron, mais aussi affirmer qu’au cas où il deviendrait lui-même premier ministre, il lui paraîtrait « assez secondaire » de travailler avec le président sortant ou avec Marine Le Pen. Si la figure la plus puissante de la gauche est capable de tenir un tel discours, comment s’étonner que si peu de citoyens se mobilisent pour faire barrage à l’extrême droite ? Si nous endurons déjà le fascisme au quotidien, pourquoi s’inquiéter que la « GUD connexion » soit propulsée au sommet de l’Etat ? Si nous vivons depuis belle lurette dans un régime dictatorial, pourquoi s’inquiéter de voir une admiratrice de Vladimir Poutine s’installer à l’Elysée ?
Certes, la plupart de ces comédiens le savent bien, eux, qu’il y a une différence. Ils ont conscience que les libertés individuelles, le débat public, les solidarités humaines et la vie quotidienne comme telle ne seront plus les mêmes si la cheffe du Rassemblement national prend le pouvoir. Quand ils en parlent entre eux, cela va plus ou moins de soi : jouer dans la France de Macron, ce n’est pas la même chose que jouer dans la Russie de Poutine, la Syrie d’Al-Assad ou la Hongrie d’Orban, bref là où règnent les amis de Marine Le Pen. Ils connaissent assez l’histoire pour savoir que si Macron était « fasciste », eux-mêmes ne pourraient pas lui coller si librement cette étiquette, comme ils le font dans des tweets enflammés ou des tribunes sophistiquées.
Des phraseurs sans mémoire
Depuis que le premier tour de l’élection présidentielle a eu lieu, on observe d’ailleurs une forme de panique chez certains interprètes du sketch relativiste. A présent que l’élection de Marine Le Pen n’est plus exclue, ils s’aperçoivent qu’une bonne partie du public a pris leur jeu au sérieux. Les voilà effrayés de constater que certains de leurs jeunes spectateurs se sont levés et brandissent, à la Sorbonne ou ailleurs, des pancartes où l’on peut lire en substance un seul et même message : « Macron = Le Pen ».
Et pourtant, toutes ces années durant, c’était plus fort qu’eux : ils l’ont jouée, la comédie de l’indifférence. Pour que le spectacle soit beau, ne faut-il pas coller à son rôle plus que de raison ? Sans doute. Mais en laissant leur personnage prendre le dessus, ces comédiens sont devenus les caricatures d’eux-mêmes, des phraseurs sans mémoire, qui ont refoulé au moins deux leçons du XXe siècle.
Première leçon, telle qu’elle était formulée par le regretté Claude Lefort (1924-2010) : « On ne saurait faire un seul pas dans la connaissance de notre temps sans s’interroger sur le totalitarisme ; quiconque prétend travailler à l’instauration d’un socialisme démocratique et se détourne de la question s’est condamné au mensonge et à la bêtise » (L’Invention démocratique, Fayard, 1994). Or, cette bêtise triomphe, disait le philosophe. La preuve, c’est que la plupart des grandes consciences de la gauche traiteront immédiatement de naïf quiconque défend la singularité de la vie en démocratie. « D’où naît-il, le soupçon, le procès de la naïveté ? De l’insupportable peur de restituer une légitimité aux régimes dans lesquels nous vivons », résumait encore Lefort, qui avait identifié ce qui rassemble les divers comédiens de l’indifférence, quelle que soit leur sensibilité : « l’idée intolérable d’une différence d’essence entre le totalitarisme et la démocratie ».
La condition d’une vigilance implacable
Admettre cette différence n’implique aucune complaisance à l’égard des pouvoirs en place. Au contraire, c’est la première condition d’une vigilance implacable. Ainsi, les penseurs antitotalitaires, comme Claude Lefort mais aussi Hannah Arendt, Raymond Aron, Victor Serge ou George Orwell, comptent-ils également parmi les critiques les plus lucides des sociétés démocratiques. Parce qu’il avait lui-même combattu le fascisme en Espagne, les armes à la main, l’écrivain socialiste George Orwell supportait mal que l’on utilise ce mot pour disqualifier tout et n’importe qui. Il pouvait à la fois fustiger la démocratie britannique, ses inégalités, ses violences économiques ou coloniales, et refuser de la mettre sur le même plan qu’un régime fasciste.
Tel est l’un des enseignements de la tradition antitotalitaire : défendre la spécificité des démocraties n’implique nullement de passer sous silence leurs contradictions, leurs failles, leurs injustices révoltantes, leurs pulsions brutales. Mais cette nécessaire critique, qui peut parfois se montrer impitoyable, ne doit jamais se confondre avec une entreprise de relativisation qui peut devenir menace de destruction. Comme Orwell naguère, on devrait pouvoir dire son indignation devant les promesses trahies et les politiques menées, exprimer sa colère devant leurs conséquences sociales et morales, et refuser de faire comme si ces politiques nous avaient déjà fait basculer dans une société autoritaire.
Pulsion antidémocratique
Car jouer la comédie de l’indifférence, c’est s’exposer à quelques périlleux coups de théâtre, où l’attrait du despotisme prend soudain le premier rôle. Et voici la deuxième leçon que nos dramaturges « radicaux » ont également refoulée. Cette leçon a été formulée au mieux par tous ceux qui ont exploré la dimension irrationnelle de la politique. Ainsi du sociologue et psychanalyste américain Erich Fromm (1900-1980). Dans La Peur de la liberté, un essai récemment réédité (Les Belles Lettres, 2021), il a décrit un monde libéral où l’homme moderne se sent si isolé, si insignifiant, qu’il finit par renoncer à ses droits, dans un « désir ardent de soumission ».
Ces analyses bien connues ont le mérite d’éclairer un phénomène que les seules conditions économiques ne sauraient expliquer : la séduction qu’exerce l’autoritarisme, y compris sur des personnes à la fois aisées et diplômées. Plus récemment, la philosophe américaine Wendy Brown s’inscrivait dans le même sillage. Si tant de gens, aux Etats-Unis ou ailleurs, sont séduits par un programme fondamentalement liberticide et inégalitaire, ce n’est pas forcément parce qu’ils sont « manipulés », qu’ils ont des « illusions », qu’on ne les a pas assez « éclairés »… Selon Wendy Brown, c’est bien plutôt parce que l’on assiste à la renaissance d’un citoyen qui ne supporte plus les principes égalitaires de la démocratie, jusqu’à la haïr.
Régulièrement, cette pulsion antidémocratique remet sur le devant de la scène des affects et des actes que l’on pensait naïvement remisés dans les oubliettes de l’histoire. « On regardait ces périodes comme un volcan qui a cessé depuis longtemps d’être une menace, notait encore Erich Fromm. On se sentait en sécurité et l’on avait confiance dans le fait que les accomplissements de la démocratie moderne avaient anéanti toutes les forces sinistres (…). Les guerres étaient supposées être les derniers vestiges du passé et l’on avait besoin d’une dernière guerre pour en finir avec les guerres. »
Alors qu’en Europe le retour des « forces sinistres » se conjugue avec celui de la guerre, méditons cette autre leçon, transmise cette fois par les spécialistes de l’art théâtral : toute comédie digne de ce nom est grosse d’une tragédie.
Jean Birnbaum
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