TRIBUNE Publié dans Le Monde du 16 juin 2022
Jean-Fabien Spitz
Professeur émérite de philosophie politique, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
En affirmant que leurs opposants n’adhèrent pas aux valeurs républicaines, Emmanuel Macron et Elisabeth Borne se prêtent à une falsification qui caricature notre histoire et remet en cause les principes de notre vie en commun, affirme le philosophe Jean-Fabien Spitz, dans une tribune au « Monde ».
Ces dernières vingt-quatre heures, les déclarations des deux dirigeants du pouvoir exécutif de la République française ne peuvent manquer d’interpeller les citoyens de ce pays.
Emmanuel Macron, s’exprimant sur le tarmac de l’aéroport d’Orly et appelant les électeurs à lui donner, à lui et à son parti, une majorité forte et cohérente proclame qu’« aucune voix ne doit manquer à la République ».
Le lendemain, la première ministre déclare sur France 2 : « La République, c’est la défense des valeurs républicaines : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité ; c’est des valeurs qui sont au cœur de notre projet », et elle ajoute : « D’autres projets, comme celui de M. Mélenchon, ne portent pas ces valeurs, sont ambigus vis-à-vis de la laïcité. »
Le président affirme donc que seuls les citoyens qui approuvent son programme sont républicains, et la première ministre affirme de même que ses opposants dans cette bataille démocratique n’adhèrent pas aux valeurs de la République.
Deux acceptions rivales
Il faut mettre un terme à cette falsification qui caricature notre histoire et remet en cause les principes de notre vie en commun. Il y a toujours eu, en France, deux acceptions rivales de ce qu’est un régime politique qui serait la chose de tous et qui garantirait à l’ensemble de ses citoyens, croyants ou non, la liberté et l’égalité.
L’une est libérale et elle pense que les valeurs de la République sont réalisées lorsque les lois sont impartiales, que les discriminations légales ont disparu et que les droits sont les mêmes pour tous.
L’autre est sociale et elle est convaincue que ces mêmes valeurs exigent que la puissance publique s’engage pour établir les conditions matérielles d’une liberté réelle et garantir à tous les citoyens l’accès aux biens fondamentaux que sont l’éducation, la santé, le logement, la retraite, un accès que l’évolution spontanée des échanges, qui tend à polariser la richesse, ne suffit pas à garantir et sans lequel il n’y a ni liberté réelle ni égalité authentique.
Il n’y a pas de vérité en politique
Quant à la laïcité, les fronts sont aujourd’hui renversés, car ce sont les adeptes de la République libérale qui mettent en avant une conception répressive de cette valeur et la transforment en une série de dogmes auxquels il faudrait adhérer sans réfléchir, alors que les partisans de la République sociale ont été capables d’en préserver le principe : la laïcité, c’est la liberté de croire et de pratiquer sa religion sans que l’Etat s’en mêle.
Il n’y a pas de vérité en politique et c’est pour cela que nous avons fondé des démocraties, des régimes dans lesquels la manière dont nous voulons organiser notre vie collective et concevoir ce qu’exigent de nous la liberté et l’égalité est l’objet d’un débat permanent et salutaire.
Refuser à ses adversaires politiques le droit de proposer aux citoyens de ce pays un programme alternatif de vie en commun et récuser a priori leur aspiration à exercer les responsabilités de l’Etat, prétendre qu’il n’existe qu’une seule interprétation possible des valeurs de la République, c’est la négation même de notre histoire démocratique.
J
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