A PROPOS DU VENEZUELA . LE MONDE DU 1//09/2017

 

Temir Porras Ponceleon a été, entre 2007 et 2013, chef de cabinet et vice-ministre des affaires étrangères de Nicolas Maduro, lorsque ce dernier était ministre des relations extérieures du Venezuela. Il fut également conseiller diplomatique d’Hugo Chavez, président de ce pays latino-américain de 1999 jusqu’à sa mort en 2013. Professeur à Sciences Po, Temir Porras analyse la crise politique actuelle, quatre ans après avoir rompu les liens avec le gouvernement chaviste.

Pourquoi avez-vous décidé de rompre avec le gouvernement de Maduro ?

J’ai été renvoyé du gouvernement sur décision du président Maduro en octobre 2013, malgré notre proximité, parce que nous avions des divergences sur le plan macroéconomique. J’étais défavorable au contrôle des changes mis en place pendant le gouvernement Chavez, prolongé par M. Maduro, qui consistait à maintenir un taux de change artificiel qui surévaluait la monnaie, alors que l’économie vénézuélienne souffre structurellement d’un taux d’inflation élevé.

Au début du mandat de M. Maduro, le pays connaissait déjà un problème de liquidités. Or, cette politique a provoqué une augmentation très importante des importations, peu chères, asséchant les réserves internationales, alors que le pays a besoin de capital. Combiné avec une perception biaisée du « risque pays » du fait de l’orientation socialiste du gouvernement, cela n’a fait qu’aggraver la situation et précipiter le pays dans la crise.

 

Le chavisme est donc responsable de la crise ?

On ne peut pas dire que les raisons de la crise se trouvent intrinsèquement dans le chavisme. Le problème n’est pas idéologique, il y a un contraste entre la volonté affichée de maintenir l’essentiel des politiques sociales et une inflation à trois chiffres qui rattrape très vite les augmentations de salaire et les subventions. Quand M. Maduro a pris les commandes, on avait des problèmes surmontables, car le pays bénéficiait d’une situation infiniment meilleure que dans les années 1990.

Mais la gestion inadéquate des instruments de politique économique et l’immobilisme du gouvernement face à l’effondrement du prix du pétrole, combiné avec un secteur privé parasitaire fondé sur la spéculation, et des politiques inadaptées, ont créé les conditions pour une dégradation économique qui a transformé ces défis surmontables en problèmes de fond.

L’élection d’une Assemblée constituante, le 30 juillet, alors qu’il existe déjà un Parlement élu, marque-t-elle une étape décisive dans la mise en place d’une dictature ?

Que l’on soit d’accord ou pas, l’installation d’une Assemblée constituante ne constitue pas en soi l’instauration d’une dictature. Les institutions vénézuéliennes, avec leurs difficultés, fonctionnent. Je ne justifie pas le fait que l’Assemblée constituante se soit arrogé des fonctions de l’Assemblée nationale en matière économique et de sécurité. Mais il était impossible pour le Parlement [qui a tenté en 2016 de destituer le président Maduro] de voter le budget de l’Etat, car il y avait une situation de blocage institutionnel du fait que l’exécutif et le législatif ne se reconnaissent pas l’un l’autre.

C’est pourtant une forme de coup de force de la part de l’exécutif…

Tout à fait. Mais il est important de situer les choses dans un contexte de conflit prolongé. La Constitution de 1999 est une constitution chaviste, à laquelle l’opposition, très minoritaire à l’époque, s’était opposée, qualifiant d’illégitimes le cadre institutionnel et la plupart des élections qui ont eu lieu depuis. Ce n’est qu’après la mort de M. Chavez et la perte de popularité du gouvernement qu’elle a accepté le cadre constitutionnel, puisqu’elle s’est retrouvée, pour la première fois, en situation de gagner des élections. Il faut reconnaître les institutions indépendamment du résultat des élections. Or, selon les périodes, aussi bien l’opposition que le gouvernement ont soutenu des positions ambiguës à ce propos.

Que pensez-vous de la répression en cours dans votre pays ?

Le droit de manifester de manière pacifique doit être garanti. Or, au cours des quatre derniers mois, on a assisté à des batailles entre des groupes minoritaires de manifestants et les forces de l’ordre. Une centaine de morts n’est pas le résultat de manifestations pacifiques mais d’un affrontement de rue, parfois armé, où toutes les dérives sont possibles. Parmi les morts, il y avait des manifestants de l’opposition, mais aussi des chavistes et des membres de forces de l’ordre. Evidemment, c’est regrettable et condamnable, mais ce ne sont pas des manifestations pacifiques réprimées dans le sang : c’est le reflet de la tension accumulée par une sorte de dérive violente de la politique vénézuélienne.

Va-t-on vers une guerre civile ?

Le risque existe. Il y a aussi bien dans l’opposition que dans le chavisme des sections minoritaires enclines à la violence. Elles peuvent et doivent être marginalisées. Mais malgré quatre mois de manifestations violentes, tous les groupes politiques, y compris l’opposition, ont accepté de participer au mois d’octobre aux élections régionales, laissant la porte ouverte à une résolution du conflit par la voie électorale, pourvu que le scrutin se déroule dans de bonnes conditions.

Comment se positionne l’armée ? Un putsch est-il possible ?

L’alignement et la discipline de l’armée sont la force du gouvernement. Le chavisme et le mouvement bolivarien des années 1980 ont inclus les forces armées, construisant en leur sein une conscience de leur rôle historique. Les cadres principaux de l’armée aujourd’hui restent donc loyaux à ce schéma idéologique. Mais c’est également un corps social, traversé par toutes les contradictions et tous les problèmes du pays.

Et les classes populaires ?

Le chavisme militant est implanté au Venezuela surtout dans les classes populaires, ce qui explique pourquoi M. Maduro peut se prévaloir de 20 % à 25 % d’opinions favorables malgré un contexte turbulent. En Amérique latine, cela n’a rien d’exceptionnel ; son gouvernement est, dans le pire des cas, aussi impopulaire que le reste. Le dilemme du chavisme aujourd’hui, c’est que la révolution bolivarienne se veut un mouvement de conquête et de transformation de la société. Or, bien que l’on puisse résister avec 20 % d’opinions favorables, on ne transforme pas la société sans une majorité large.

Comment considérez-vous Luisa Ortega, l’ex-procureure générale qui a fui le Venezuela après avoir rompu avec le régime Maduro ? Une vraie chaviste ou une traîtresse ?

Je laisse le gouvernement la qualifier. Après, si elle-même se revendique chaviste, il faut qu’elle agisse en conséquence. Je trouve malheureux que, dans sa critique vis-à-vis du gouvernement – qui est parfaitement légitime –, elle adopte le point de vue de la droite conservatrice sur le continent. Ce n’est pas en allant au Brésil, où le gouvernement de Michel Temer a une légitimité pour le moins contestable, qu’elle construira une critique progressiste et crédible du gouvernement.

L’opposition porte-t-elle des revendications légitimes ?

En son sein, il existe des intérêts et des héritages idéologiques divergents. Il y a des secteurs traditionnels de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne qui ont une vocation démocratique. En revanche, il y a aussi des partis de droite, voire d’extrême droite, comme le parti de Leopoldo Lopez, Voluntad Popular, qui incarnent une vision archaïque de la société et se perçoivent comme engagés dans une lutte éthique contre ce qu’ils considèrent comme un régime communiste. C’est une droite qui n’est pas disposée à accepter une coexistence démocratique avec le chavisme. L’opposition doit marginaliser ses franges les plus radicales si elle veut construire une alternance.

Cela dit, on ne règle pas les problèmes politiques par la voie judiciaire. C’est une grossière erreur de la part du gouvernement d’avoir accepté que le pouvoir judiciaire incarcère des opposants, puisque cela ne fait que les victimiser auprès de l’opinion internationale et aggraver le conflit. Un extrémiste comme Leopoldo Lopez, qui était minoritaire dans l’opposition vénézuélienne, a été transformé en héros de la démocratie aux yeux du monde, alors que sa mouvance n’a rien de démocratique.

Quel est l’impact des sanctions américaines ?

Au Venezuela, elles tombent très mal puisqu’elles ne font qu’alimenter la crise et braquer le gouvernement, tout en restant en quelque sorte bénéfiques pour M. Maduro, qui consolide grâce à cela son leadership au sein de son camp. La révolution bolivarienne n’a cessé de dire qu’elle est l’objet d’un complot international. En appliquant des sanctions, Washington ne fait que lui donner raison. Si l’intention est de trouver une solution démocratique à la crise au Venezuela, les efforts doivent être mis dans l’ouverture d’espaces de dialogue. Même les gouvernements conservateurs de la région ont pris leurs distances vis-à-vis de la position américaine, car ce n’est pas en imposant des sanctions que l’on s’achemine vers une solution.

Caracas est-il devenu un paria en Amérique latine ?

On assiste davantage à une sorte de bataille diplomatique au sein de la région qui suit surtout des lignes idéologiques. Les gouvernements conservateurs qui ont pris le contrôle de pays importants, comme le Brésil et l’Argentine, voudraient isoler diplomatiquement le Venezuela. A l’exception de l’Uruguay, les pays du Mercosur sont extrêmement hostiles, non seulement au gouvernement Maduro, mais au chavisme en général. Ils sont alliés aux Etats-Unis et à l’Organisation des Etats américains (OEA). Mais leur stratégie d’isolement atteint ses limites, car ils ne disposent pas de la majorité nécessaire au sein de l’OEA pour isoler le Venezuela.

La relation du pouvoir avec Cuba reste très forte, notamment en raison de l’hostilité du président Trump à la normalisation entre Washington et La Havane engagée par Barack Obama. Au-delà de la région, Caracas garde encore deux alliés importants, la Chine et la Russie. Ce sont, à ses yeux, deux puissances émergentes avec la capacité à la fois économique et militaire de constituer un frein à l’hégémonie des Etats-Unis dans le monde.