"QUI A ÉTEINT LES LUMIÈRES". TÉLÉRAMA (06 AOÛT 2014)

Tout a basculé en 1988. Quand le savoir a plié face au marché. Quand la science est restée impuissante face au réchauffement climatique. Inaugurant un siècle de pénombre... Scénario alarmiste ? Pas si sûr, explique l'historienne Naomi Oreskes.

Nous sommes en l'an 2093, et l'humanité commémore le tricentenaire de la fin de la Culture occidentale (1540-2093). Un historien tente de résoudre l'énigme suivante : « Nous, les enfants des Lumières, nous disposions de con­naissances robustes sur le changement climatique. Nous étions parfaitement informés des catastrophes qui allaient suivre. Alors, pourquoi n'avons-nous rien fait ? » La réponse, on la trouvera dans L'Effondrement de la civilisation occidentale. Un texte « venu du futur », habile et passionnant, qui interroge notre déni, notre aveuglement et surtout notre incapacité d'agir – alors que nous savions ! Comment « nous, les enfants des Lumières », avons-nous pu laisser notre civilisation basculer dans la période de la Pénombre (1988-2093) ? Entretien avec l'une des deux plumes qui se cachent derrière notre historien du futur – Naomi Oreskes, professeur à Harvard et elle-même historienne des sciences. 

Les Lumières, c'était d'abord un regard optimiste sur le monde. Aujourd'hui, il semble que nous l'ayons perdu…
Cet optimisme reposait sur une idée simple : au XVIIIe siè­cle, on pensait que le développement de nos connaissances scientifiques nous permettrait de faire disparaître bien des misères de l'existence. Cette promesse de progrès par le savoir a porté des générations de chercheurs, en particulier la génération « positiviste » de la fin du XIXe et du début du XXe. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, en 1992, s'inscrivait encore dans cette tradition. Que nous disait son article 2 ? Qu'il faut stabiliser les gaz à effet de serre à un niveau qui empêche toute perturbation dangereuse du système climatique. L'année ? 1992. Vingt-deux ans plus tard, loin de s'être stabilisée, la situation s'est aggravée.

Comment comprendre notre incapacité d'agir ?
Aux yeux de cet historien du futur dans la peau duquel nous nous sommes glissés, 1988 marque le début de la période de la Pénombre. Cette année-là, le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) est créé. Bonne nouvelle : l'humanité, en bon élève des Lumières, s'attaque scientifiquement à l'étude du réchauffement climatique ! Mais dès 1989, une contre-offensive est lancée pour discréditer les conclusions du Giec : tous les canaux d'information sont inondés de rapports remettant en question les preuves du réchauffement et de ses origines anthropiques. C'est un moment pivot, et même une attaque brutale contre l'esprit des Lumières : la civilisation occidentale se montre incapable d'enrayer un processus qui menace son existence même.

“Quand la guerre froide s'achève, 
des chercheurs américains néolibéraux 
se trouvent un nouvel ennemi, les écologistes.”

Qui sont les auteurs de ces campagnes de dénigrement ?
Au départ, il s'agit d'un petit groupe de chercheurs américains spécialistes de la guerre froide, très anticommunistes et néolibéraux, influencés par la pensée du philosophe et économiste autrichien Friedrich Hayek. Pour eux, intervention de l'Etat égale joug socialiste. Quand la guerre froide s'achève, la menace communiste disparaissant, ils se trouvent un nouvel ennemi – les écologistes, qu'ils surnomment d'ailleurs « les pastèques », verts à l'extérieur mais rouges à l'intérieur… Et ils lancent leurs premières attaques sous le sigle de l'Institut Marshall, un nom qui fait sans ambiguïté référence au fameux plan Marshall visant à relancer les économies européennes – et contenir la poussée « rouge » – après la Seconde Guerre mondiale.
Ce n'est que la première salve. Car très vite, l'industrie des énergies fossiles (notamment le pétrole), qui voit dans l'écologie une sérieuse menace pour ses profits, va s'acoquiner avec ce groupe, financer ses think tanks néolibéraux, et fonder la Global Climate Coalition, au début des années 1990. Ce réseau d'industries milite pour la poursuite d'une production massive de pétrole à bas prix, nie les nuisances des gaz à effet de serre sur l'environnement et pratique un lobbying forcené auprès des hauts responsables politiques – notamment américains – pour qu'ils adoptent une position « climato-sceptique », c'est-à-dire très réservée sur les conclusions du Giec. Opérations réussies, comme on sait.

 

On dirait que la science, dans ce combat, a manqué d'armes pour se faire entendre…
L'héritage des Lumières présente bien des qualités, mais aussi des points faibles sur lesquels l'industrie des énergies fossiles a parfaitement su appuyer. En Occident, par exemple, la science est structurée en « disciplines » bien délimitées, au sein desquelles des chercheurs ultra spécialisés acquièrent une expertise très poussée dans un tout petit champ d'étude. Cette idée que les questions trop vastes pour être résolues en totalité doivent être divisées en éléments beaucoup plus petits et faciles à résoudre a largement prouvé son efficacité depuis Descartes, mais elle n'est pas sans danger ! Car les scientifiques ont renoncé à obtenir une vision globale des systèmes complexes. Cela explique notamment qu'ils aient mis si longtemps à décrire les effets du changement climatique dans toutes leurs dimensions et leur gravité.

Le Giec a parfois paru hésitant dans sa communication sur les effets du réchauffement…
C'est un autre aspect de la culture scientifique occidentale qui a sans doute posé problème : chez nous, pour être validée, toute explication d'un phénomène nouveau doit impérativement répondre à des normes d'une sévérité extraordinaire. Ou, pour le dire autrement : seul un infime degré d'incertitude est toléré. Les négateurs du réchauffement climatique se sont engouffrés dans la brèche. La prudence du Giec lorsqu'il formulait ses conclusions – une preuve de sa rigueur scientifique – devenait sous la plume des climato-sceptiques une « grave incertitude » prouvant bien que « rien n'était sûr ». Ce qui est faux, évidemment : pas un seul chercheur crédible sur cette planète ne doute de l'existence du réchauffement climatique ! Et pas un seul ne pense que l'activité humaine ne joue aucun rôle dans ce changement !

Pendant ce temps-là, le réchauffement s'intensifiait…
De 1751 à 2012, plus de 365 milliards de tonnes de carbone ont été émises dans l'atmosphère. Mais plus de la moitié de ces émissions ont eu lieu après le milieu des années 1970. Même à la suite de l'adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, l'accélération se poursuit, puisque de 1992 à 2012 les émissions totales de CO2 augmentent encore de 38 %. Quand on pense qu'en 1998 les chercheurs suggéraient que l'on stabilise rapidement les émissions de gaz… Evidemment, les ­effets n'ont pas tardé – incendies, ouragans, vagues de chaleur et inondations s'accélèrent depuis le début des années 2000. Pendant l'été 2010, la chaleur a fait des dizaines de milliers de morts en Russie, et les inondations de 2011 en Australie ont touché plus de 250 000 personnes, avec pertes de bétail et de récoltes importantes. Je ne parle pas de la banquise arctique estivale, qui a perdu près de 30 % de sa superficie depuis 1979…

 

Pourtant, tout cela n'est rien encore par rapport au désastre que vous imaginez d'ici 2040 : un « été perpétuel » qui ferait des centaines de milliers de victimes…
Nous ne sommes pas prophètes : le scénario que nous évoquons dans notre livre n'est qu'une extrapolation de ce qui pourrait se produire si le monde ne change rien à sa consommation d'énergie. Dans un premier temps, les vagues de chaleur et de sécheresse, devenues la norme, obligent les gouvernements à rationner l'eau et les denrées alimentaires. Dans les pays pauvres, certaines zones rurales se dépeuplent sous l'effet conjoint de l'émigration, des maladies et de la stérilité due à la malnutrition. Des émeutes de la faim éclatent, de brusques épidémies de typhus, de choléra et de dengue se multiplient et les régimes politiques incapables de faire face sont renversés, remplacés par des régimes autoritaires. Le désert avance, y compris en Amérique du Nord, obligeant le monde à se recomposer : les Etats-Unis annoncent par exemple qu'ils se sont entendus avec le Canada pour former « les Etats-Unis d'Amérique du Nord », ce qui leur permet de relocaliser les populations du Sud brûlé par la chaleur. Même chose avec l'Union européenne, où les populations éligibles des régions méridionales partent s'installer en Scandinavie et en Grande-Bretagne.

Arrive alors, à la fin du siècle, le Grand Effondrement…
Les chaleurs extrêmes, y compris dans l'hémisphère Nord, perturbent la circulation océanique en envoyant dans l'océan Austral des eaux de surface exceptionnellement chaudes. Résultat : le niveau des mers grimpe de 5 mètres sur la quasi-totalité du globe, et 1,5 milliard de personnes quittent leur région d'origine dans ce que nous appelons la Migration massive. Ce scénario n'a rien de délirant. Songez aux difficultés que rencontre un continent comme l'Afrique les années de sécheresse. Augmentez la température de 4 degrés, et imaginez les conséquences. Et l'Australie ? La majorité de ses habitants vivent dans six villes côtières. Le centre est inhospitalier : en cas de surchauffe, ils n'auront nulle part où ­aller… sauf sur les autres continents, qui ne sont pas prêts à les accueillir.

“Il existe des réponses 
à ce cauchemar du réchauffement, 
mais elles ne viendront pas des marchés.”

Qui est responsable de cette « extinction » des Lumières ?
Les Lumières ont été prises dans l'étau d'une double idéologie : le positivisme et le fondamentalisme de marché. Le positivisme qui, à la fin du XIXe, soutenait que, par l'expérience et l'observation, on pouvait amasser des con­naissances fiables sur le monde physique qui feraient le plus grand bien à l'humanité. Cette promesse s'est en partie réalisée, même si les avis restent partagés, bien sûr, sur l'usage que nous avons fait de nos savoirs. Le fondamentalisme de marché va trancher : car le pouvoir d'agir sur le réchauffement n'a jamais été entre les mains des fins connaisseurs du système climatique. Il est kidnappé par des institutions politiques, économiques et sociales qui ont tout intérêt à maintenir une production élevée d'énergie fossile. Bref, la paralysie est due au triomphe du libre marché, aux dérégulations tous azimuts qui rendent très difficile, depuis les années 1980, l'imposition par les Etats de nouvelles règles sur la pollution de l'environnement. La simple suggestion de freiner la consommation d'énergie est un blasphème pour les néolibéraux, qui ont l'oreille des dirigeants politiques. Résultat : on n'a rien planifié, on n'a pris aucune précaution, on n'a fait que gérer le désastre.

Dans votre livre, vous poursuivez l'hypothèse dramatique – celle d'un monde qui ne change rien à ses habitudes. En existe-t-il une autre ?
Oui – et c'est d'ailleurs la matrice cachée de ce livre. Au fond, je n'ai pas complètement renoncé à l'idée que, si l'on informe les citoyens, la connaissance va les changer, pour le meilleur. Notre message est simple : il existe des réponses à ce cauchemar du réchauffement, mais elles ne viendront pas des marchés, qui ont dirigé le monde ces vingt dernières années et n'ont rien fait. Je suis réaliste – je pense que la situation va continuer à s'aggraver –, mais je garde espoir : je crois qu'elle va finir par se retourner. Des processus irréversibles auront été engagés, on n'évitera pas la fonte totale de l'Arctique en été, et la biodiversité s'en trouvera extrêmement affectée – on peut dire adieu aux ours polaires –, mais l'espèce humaine en réchappera. Vous voyez, je garde un certain optimiste – sans doute mon côté « enfant des Lumières »…

À lire

L'Effondrement de la civilisation occidentale, de Naomi Oreskes et Erik M. Conway, éd. Les Liens qui libèrent, 128 p., 14 €.