Racisme, laïcité, pensée "woke" : ce que pense vraiment Pap Ndiaye

Publié le 26/05/2022 dans MARIANNE

 

Pap Ndiaye, le nouveau ministre de l'Éducation dont la nomination fait beaucoup parler, s'est spécialisé dans des thèmes clivants mais adopte généralement des positions nuancées. Le tropisme américain de l'historien est toutefois venu nettement « colorer » son universalisme originel.

Sa nomination a accaparé l'attention médiatique, et déclenché la colère de la droite dure. Pour Marine Le Pen, Pap Ndiaye, nouveau ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse, « défend l'indigénisme, le racialisme », et sa nomination constitue « la dernière pierre de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir ». Dans cette même veine tempérée, Éric Zemmour a qualifié l'historien de « vrai intellectuel indigéniste, un vrai woke ». Des attaques outrancières, qui collent mal avec la personnalité de cet homme de 56 ans au verbe mesuré et dont les longs développements dessinent une obsession pour la nuance.

Pap Ndiaye est un universitaire qui s'attaque à des sujets brûlants tout en les abordant avec prudence, ce qui explique peut-être l'intensité des réactions qu'il suscite. Inutile de camoufler ce qui saute aux yeux : en nommant rue de Grenelle l'importateur des black studies en France à la place de Jean-Michel Blanquer, défenseur vigoureux de la laïcité républicaine, Emmanuel Macron a ostensiblement choisi de remplacer une sensibilité politique par une autre. Ce choix inquiète au-delà de la droite, comme par exemple l'ancien ministre de l'Education Jean-Pierre Chevènement.

Le parcours de Pap Ndiaye illustre bien l'ambivalence de son positionnement. Né en 1965 à Antony (Hauts-de-Seine) d'un père sénégalais ingénieur (vite éloigné du domicile familial) et d'une professeure de sciences naturelles française, le futur ministre vit une enfance en forme d'utopie républicaine. Dans tous les portraits qui lui sont consacrés, Ndiaye et sa sœur Marie l'affirment sans détour : ils n'ont pas vécu le racisme, dans une France des années 1960 où l'universalisme assimilateur n'était pas encore remis en cause. « On avait oublié la couleur de notre peau », témoignent-ils, évoquant des épisodes isolés et peu significatifs où la teinte de leur épiderme leur était soudainement rappelée. « Dans notre banlieue tranquille de la petite classe moyenne, il n’y avait pas de racisme », se remémore Marie dans Le Monde. C'est donc sans faire l'expérience des discriminations raciales que Pap Ndiaye, qui dévore des livres d'histoire de France, effectue une brillante scolarité qui le mène d'un bac littéraire mention très bien à Normale-Sup Saint-Cloud puis à l'agrégation d'histoire.

RÉVÉLATION IDENTITAIRE AUX ETATS-UNIS

Ayant en tête le concours de l'ENA, il effectue un voyage aux Etats-Unis au début des années 1990 pour y étudier à Charlottesville, dans le sud du pays, au sein d'une université de Virginie qui fut un lieu phare du mouvement des droits civiques. Ici, loin du prisme colorblind hexagonal, l'univers intellectuel de Pap Ndiaye bascule : « C'est aux Etats-Unis que j'ai découvert le monde noir », confesse le Français qui assiste à des manifestations et des réunions en non-mixité, lit Aimé Césaire et Frantz Fanon, apprend l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. Brillant élève d'une école française indifférente aux couleurs, il prend conscience d'une partie de son identité au pays du communautarisme triomphant, dans lequel il a obtenu une bourse grâce à un mécanisme de discrimination positive, sans le savoir à l'époque. « Je suis un produit de l'école républicaine française et de l'affirmative action américaine », conclut Pap Ndiaye, qui ne cessera dès lors d'osciller entre les deux modèles sans jamais basculer entièrement d'un côté. Rentré en France, il devient spécialiste de l'histoire américaine et obtient un doctorat à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), avant de devenir professeur à Sciences Po.

Le début des années 2000 marque l'émergence d'un débat national sur la « question noire » en France. Pap Ndiaye, fort de son expérience outre-Atlantique, s'y engage, en cofondant le Cercle d'action pour la promotion de la diversité en France (Capdiv), puis le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), qui plaide pour des statistiques ethniques tout en défendant une ligne plus modérée qu'aujourd'hui. Sans surprise, le futur ministre est l'un des plus « raisonnables » de la jeune organisation. Surtout, l'historien publie un premier essai remarqué, La condition noire, en 2008. Un livre avec lequel il dit espérer « poser les fondations d’un nouveau champ d’études en France, les black studies, qui tienne compte des particularités nationales tout en s’inspirant de ce qui se faisait aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Je souhaitais aussi contribuer à l’émergence d’une parole collective "noire", afin de faire entendre les torts vécus par les personnes noires en France, et que celles-ci soient plus visibles dans le champ politique. »

POSITIONS NUANCÉES

Dans La Condition noire, Pap Ndiaye pose les jalons de sa pensée sur les sujets qui l'intéressent : racisme, communautarisme, discriminations… Réfutant l'existence d'une « communauté noire » française semblable à ce qui existe aux Etats-Unis, il affirme cependant la spécificité de l'identité noire dans l'hexagone, issue non de la biologie mais de la société, de ses stéréotypes et des discriminations qui existent en son sein (préjugés, accès à l'emploi, au logement). Ainsi, pour l'historien, « être noir n'est ni une essence ni une culture, mais le produit d'un rapport social : il y a des Noirs parce qu'on les considère comme tels. » La conclusion du livre résonne comme un compromis entre une demande d'accomplissement « jusqu'au bout » de l'universalisme rejettant les particularismes, et le souhait d'une reconnaissance identitaire héritée de son expérience étatsunienne : « Nous voulons être à la fois Français et Noirs, sans que cela soit vu comme suspect, ou étrange, ou toléré à titre de problème temporaire en attendant que l'assimilation fasse son oeuvre. Nous voulons être invisibles du point de vue de notre vie sociale, et par conséquent que les torts et les méfaits qui nous affectent en tant que Noirs soient réduits. Mais nous voulons être visibles du point de vue de nos identités culturelles noires, de nos apports précieux et uniques à la société et à la culture française. »

Pap Ndiaye ne cessera dès lors d'opérer ce balancier entre un universalisme qu'il semble juger trop abstrait et une visibilisation des minorités qu'il craint de voir basculer en identitarisme. « Si l’on veut déracialiser la société – et donc faire de telle sorte que la couleur de la peau n’ait pas plus d’importance que celle des yeux ou des cheveux –, il faut bien commencer par en parler », plaide-t-il dans Le Monde, en émettant l'espoir de « trouver un chemin qui permette de lutter contre les discriminations vécues par les minorités, ce qui nécessite de les valoriser dans l’espace public, et en même temps, de trouver des formes d’expression qui rassemblent le plus possible. » Lorsqu'il est nommé à la tête du Musée national de l'histoire de l'immigration l'an passé, Ndiaye revendique de vouloir « absolument préserver l'universalisme et faire en sorte qu'il soit valable pour tout le monde ».

L'approche de l'historien est ouvertement intersectionnelle, au sens universitaire du terme : détaché des outrances militantes, l'universitaire n'en revendique pas moins une démarche qui le conduit à contester la prééminence du facteur économique et social dans les rapports de domination. « La question sociale ne se dissout pas dans les rapports de classe mais elle doit incorporer, sans hiérarchie déterminée, d’autres rapports sociaux, en particulier ceux fondés sur les hiérarchies raciales », écrit-il dans La Condition noire en 2008. Dix ans plus tard, en plein débat sur le retrait du mot « race » de la Constitution française, il critique la réticence de notre pays à s'attaquer à cette dimension ethnique, y voyant l'influence d'un républicanisme qu'il juge « rigide » mais aussi de l'héritage colonial et du marxisme. On l'aura deviné, dans les débats qui agitent la gauche, Pap Ndiaye se sent davantage d'atomes crochus avec le courant « inclusif » influencé par les idées anglo-saxonnes, jugé « plus ouvert » que les gardiens du temple universaliste. Alors que la thématique de l'antiracisme monte en puissance dans les années 2010, l'historien devient plus visible : il participe à la conception de l'exposition « Le modèle noir » pour le musée d'Orsay, et remet un rapport sur la diversité à l'Opéra de Paris, fortement teinté de décolonialisme, qui brocarde l'opéra comme un art reflétant « le point de vue d'hommes européens blancs, au pouvoir proches de lui ».

Néanmoins, Pap Ndiaye se tient à distance des excès du nouvel antiracisme, identitaire au point qu'il devient sectaire. Il critique en creux le principe des réunions en non-mixité, qu'il comprend (elles sont courantes aux Etats-Unis), en appelant les associations « à se définir par leur objet plutôt que par la qualité de leurs membres ». Pour lui, les vieilles organisations antiracistes universalistes en perte de vitesse et les nouvelles associations plus identitaires sont « complémentaires. Encore faudrait-il un peu de bonne volonté de part et d’autre : reconnaissons que les unes ne sont pas les instruments affreux de la domination des hommes blancs ; et que les autres ne sont pas constituées d’horribles communautaristes… »

Soucieux de nuance et de respectabilité, Ndiaye se désolidarise explicitement des pires dérives : la censure de la représentation des « Suppliantes » d'Eschyle à la Sorbonne en 2019 par des militants accusant le metteur en scène de « blackface » lui est « odieuse ». « Il convient « d’éviter de se lancer dans des vertiges de surinterprétations par lesquels n’importe quel signe devient la preuve d’une intention raciste », juge le futur ministre, qui critique le virage décolonial d'associations syndicales étudiantes comme l'Unef ou SUD : « Les luttes intersectionnelles ont toute leur utilité, à condition de ne pas se retrancher dans un entre-soi sans perspectives. La forme des luttes menées par ces syndicats et certaines associations laisse songeur. Les stratégies de dénonciation tous azimuts et de confrontation très dure ainsi que la mobilisation incontrôlée du vocabulaire de la « race » s’avèrent contre-productives. Elles font du tort aux causes justes qu’elles prétendent servir et font fuir les bonnes volontés. Je crains que le sectarisme ne soit en train de l’emporter dans les mouvances décoloniales étudiantes. »

ET L'ÉCOLE DANS TOUT ÇA ?

Le chercheur juge en outre que la notion de racisme d'Etat « n’est franchement pas pertinente pour caractériser la situation française, car le "racisme d’Etat" suppose que les institutions de l’Etat soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France », mais il affirme qu'il « existe bien un racisme structurel en France, par lequel des institutions comme la police peuvent avoir des pratiques racistes. Il y a du racisme dans l’Etat, il n’y a pas de racisme d’Etat. » Au total, se dessine une posture entre deux eaux : Ndiaye considère que la désormais fameuse idéologie wokeest « un épouvantail plus qu’une réalité sociale ou idéologique », et que « le terme d’islamo-gauchisme ne désigne aucune réalité à l’université ». Mais s'il affirme « partager la plupart des causes » des jeunes militants féministes, écolos et antiracistes qui effraient tant certains « boomers », l'historien « n’approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d’entre eux. Je me sens plus cool que “woke”, c’est sans doute une question de génération. »

Si ces considérations ont agité le marigot politico-médiatique ces derniers jours, elles ne disent pas grand-chose du futur mandat de Pap Ndiaye rue de Grenelle. Extrêmement disert sur ses sujets de spécialité que sont l'antiracisme et l'universalisme, le nouveau ministre ne s'est pas encore exprimé sur la refondation de l'école, la réforme du lycée professionnel ou encore la revalorisation du métier de professeur, alors qu'Emmanuel Macron a annoncé que l'éducation serait l'un des enjeux majeurs de son second quinquennat. Sans doute conscient de l'émoi provoqué par sa nomination, Ndiaye a effectué un premier déplacement symbolique à Conflans-Sainte-Honorine, dans le collège où le professeur Samuel Paty a été assassiné par un terroriste islamiste en octobre 2020.