RETRAITES :LE POINT DE VUE DES " ÉCONOMISTES DE GOUVERNEMENT".(Le Monde du 09/12/19

 

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Réforme des retraites : l’exécutif « manque de clarté », jugent les économistes Aghion, Bozio, Martin et Pisani-Ferry

Dans une tribune au « Monde », les quatre économistes, qui ont inspiré le programme économique du candidat Macron en 2017, regrettent que les objectifs initiaux de la réforme aient été obscurcis.

 Le débat sur les retraites est mal engagé. Alors que les réformes des trente dernières années avaient pour but de réduire le poids des pensions dans le produit intérieur brut (PIB), ce n’est pas le cas du projet de système universel qui, pourtant, fait l’objet d’un procès en régression sociale. Et, alors qu’il vise à instaurer l’égalité des règles entre professions et statuts, il lui est reproché de piétiner l’impératif de justice.

Disons-le d’emblée, nous regardons l’établissement d’un système universel et transparent comme une réforme de progrès. Cette réforme est nécessaire pour que les Français retrouvent confiance en la retraite par répartition et la solidarité qu’elle traduit. Elle est nécessaire pour cesser de pénaliser la mobilité professionnelle et la prise de risque dans une économie soumise à de grandes mutations. Le principe qui la fonde, « à cotisations égales, retraite égale », traduit l’équité des règles d’acquisition des droits contributifs. Il est pleinement compatible avec le renforcement de la solidarité du système et la prise en compte de la pénibilité. Dans un tel système, plus rien ne justifiera les régimes spéciaux.

Pour réussir une réforme aussi ambitieuse, il faut de la clarté sur sa finalité, sur ses paramètres, sur la gouvernance future du système et, enfin, sur les conditions de la convergence des différents régimes existants. Cette clarté a jusqu’ici manqué. Pour convaincre, le gouvernement doit sans délai y remédier.

Renoncer à l’âge pivot

Les objectifs centraux de la réforme – lisibilité, sécurité, confiance, équité – ont été obscurcis par des considérations budgétaires qui détournent de l’essentiel. Bien entendu, la solidité d’un système de retraite par répartition repose sur son équilibre financier. Mais vouloir mener de pair réforme systémique et réforme de financement, c’est risquer de brouiller les enjeux. Il faut d’ailleurs souligner que le rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) ne sonne pas l’alarme sur l’équilibre de la répartition : les dépenses sont stabilisées autour de 14 % de PIB. Le COR projette certes des recettes moins dynamiques et donc un déficit mais, dit-il, c’est largement en raison d’une hypothèse de freinage des rémunérations et de baisse de l’emploi dans la fonction publique. Il est aussi absurde de justifier la nécessité de mesures d’âge par la baisse du nombre de fonctionnaires que de prétendre qu’il suffit à l’Etat d’en embaucher pour financer les pensions.

Nous recommandons donc, premièrement, de renoncer aux mesures d’âge et de s’en tenir strictement à une réforme systémique. Cela n’empêchera pas l’âge effectif de départ en retraite d’augmenter avec les progrès de l’espérance de vie. Le nouveau système y incitera, dans la même mesure que le système actuel mais de manière plus lisible. L’allongement des carrières en raison de la démographie est compatible avec le maintien d’un âge d’ouverture des droits à 62 ans et ne nécessite pas l’instauration d’un âge pivot.

Deuxièmement, il est urgent de dissiper la méfiance quant à l’évolution de la valeur des points accumulés. Les Français craignent que d’obscures décisions technocratiques permettent de manipuler à l’envi le niveau de leur retraite. Pour recréer la confiance, il faut énoncer des règles d’indexation stables et précises, qui s’appliquent même en cas de récession. La loi devra ainsi fixer les principes d’évolution de la valeur du point, du taux de rendement et du supplément de pension par année travaillée supplémentaire. D’éventuelles adaptations à des situations démographiques ou économiques plus défavorables devront faire l’objet de clauses de sauvegarde explicites, activables seulement en cas de déséquilibre persistant.

Une gouvernance transparente

Troisièmement, la gouvernance du système doit être transparente. Il importe à cet égard de définir clairement quel sera le rôle de la démocratie sociale. Un accord social aussi large que possible doit être recherché sur un ensemble de grands paramètres, à commencer par la part des pensions dans le PIB et le taux de remplacement cible (le rapport entre pension et revenu d’activité), qui doit servir de repère pour déterminer l’âge de départ en retraite. Il est également souhaitable que les partenaires sociaux participent à la gouvernance du système. Mais l’instance gestionnaire doit avoir la pleine responsabilité de mettre en œuvre, en toute indépendance, les dispositions fixées par la loi. La responsabilité ne se conçoit pas sans les moyens de l’exercer.

Quatrièmement, le gouvernement doit proposer une méthode et une stratégie de transition pour la fonction publique. La réforme vise, à raison, à faire converger cotisations et droits à la retraite entre public et privé. Comme le taux de remplacement moyen de la fonction publique est équivalent à celui du secteur privé, cette convergence n’a pas de raison de conduire à la dégradation de la situation des fonctionnaires. Pour ceux d’entre eux qui sont peu primés, comme les enseignants, elle doit se traduire par un rééquilibrage entre rémunération d’activité et pension au profit de la première, mais pas par une perte.

Un problème réel est qu’une convergence des taux de cotisation sur l’ensemble de la rémunération ne doit pas se faire à l’avantage des fonctionnaires fortement primés (et au détriment de leurs collègues moins primés). Ce ne serait pas l’esprit de la réforme. Mais ce problème est soluble : en augmentant très graduellement les cotisations sur les primes, et en réduisant celles qui portent sur le traitement, on ralentirait temporairement la progression des rémunérations des agents les mieux primés, et on l’accélérerait pour les moins primés. La dynamique des droits à pensions serait inverse. In fine, aucune catégorie ne serait perdante.

Beaucoup proposent de retarder la date d’application de la réforme, ou de ne l’appliquer qu’à des générations plus tardives. Des transitions sont nécessaires, mais les allonger à l’excès ne serait pas une vraie réponse. Si la réforme est injuste ou anxiogène, les délais ne résoudront rien. Si, comme nous le pensons, elle est socialement juste et économiquement efficace, pourquoi la retarder ?

Philippe Aghion est professeur au Collège de France ;
Antoine Bozio (EHESS, Ecole d’économie de Paris) est directeur de l’Institut des politiques publiques (IPP) ;
Philippe Martin est professeur à Sciences Po et président délégué du Conseil d’analyse économique ;
Jean Pisani-Ferry est professeur à Sciences Po.
Tous quatre ont été parmi les inspirateurs du programme économique d’Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle