: « Salman Rushdie a prouvé que la plume l’emporte sur les couteaux »

 

TRIBUNE  Publié le 20 août 2022 . Le Monde

Alaa El Aswany

Ecrivain égyptien

Lui-même par trois fois agressé, l’écrivain égyptien constate, dans une tribune au « Monde », que si le wahhabisme a privé son pays, et plus largement le monde arabe, de son atmosphère de tolérance, il ne peut rien contre la diffusion des idées.

« Je suis athée… Les causes qui m’y ont conduit sont nombreuses : scientifiques, philosophiques, ou bien personnelles, mais je vous assure que l’athéisme me procure une paix spirituelle aussi totale que celle de la foi dans l’esprit des croyants. » Cela n’a pas été écrit par un Occidental, mais dans un article publié en 1937 par un mathématicien égyptien, Ismaïl Adham (1911-1940), sous le titre « Pourquoi je suis athée ? ».

Ismaïl Adham, qui a ensuite réuni ses articles dans un livre, n’a été ni arrêté ni traduit en justice ; il n’a pas subi de menaces ni d’agressions et a continué à vivre normalement, à donner des conférences, à fréquenter les cafés et les clubs et à discuter avec les gens.

Des écrivains croyants ont répondu à son livre dans plusieurs ouvrages intitulés : Pourquoi je suis croyant ? ou Pourquoi je suis musulman ?. Le lecteur égyptien pouvait ainsi acheter dans une même librairie le livre d’Ismaïl Adham prônant l’athéisme et un autre défendant la foi pour se faire son opinion personnelle.

Ce cas n’était pas unique : Chebli Chemayel, un penseur et médecin libanais vivant au Caire, a débattu, dans les pages de la revue Al-Manar, avec Mohamed Rachid Reda, un penseur de l’islam. Des milliers d’Egyptiens ont suivi ce dialogue respectueux et de haut niveau entre l’athée et le musulman. Il est impossible de citer tous les exemples de la tolérance de la société égyptienne de cette époque. Il suffit de regarder n’importe quel film égyptien des années 1930 à 1960 pour voir une Egypte différente de celle d’aujourd’hui. Il n’y avait alors ni hidjab ni niqab, et toutes les femmes étaient dévoilées, y compris les étudiantes de l’université religieuse d’Al-Azhar.

Qu’est-il arrivé aux Egyptiens ? N’étaient-ils pas musulmans à l’époque où ils permettaient aux athées d’exprimer leurs idées ? Pourquoi l’Egypte (et le monde arabe) est-elle maintenant privée de cette atmosphère de tolérance et pourquoi les idées extrémistes et terroristes se sont-elles répandues ?

Les soldats de l’islam

La réponse est le wahhabisme. Après la guerre de 1973, la hausse du prix du pétrole a donné aux pays du Golfe un poids économique sans précédent. Leurs familles régnantes, étroitement liées aux cheikhs du wahhabisme, ont dépensé des milliards de dollars pour diffuser partout dans le monde la pensée wahhabite.

Le wahhabisme prône la lecture la plus fermée et la plus belliqueuse de l’islam. Les wahhabites sont ennemis des libertés, des arts, des droits des femmes. Ils n’admettent pas la démocratie mais ils luttent pour instaurer le règne de Dieu. Or le wahhabisme est la base idéologique de l’islam politique. Il faut comprendre la différence entre un musulman et un islamiste : les valeurs personnelles du musulman, comme du chrétien, du juif ou du bouddhiste reposent sur la religion, mais, pour eux, la religion n’est pas une croyance politique. L’islamiste wahhabite croit que la religion est un modèle pour l’Etat et qu’elle lui impose le djihad (la « guerre sainte ») pour restaurer un califat islamique disparu en 1924.

 

Ceux qui connaissent l’histoire savent que les principes de l’islam n’ont jamais été mis en application mais les islamistes n’étudient pas l’histoire. Ils se contentent de l’histoire falsifiée que leur délivre leur cheikh, et rêvent de déclarer la guerre aux Etats non musulmans, de les vaincre et de les soumettre au pouvoir de l’islam. Pour le musulman, tous les hommes sont égaux alors que pour l’islamiste – même s’il dissimule pour un temps son hostilité –, le chrétien et le juif sont des mécréants et des ennemis.

Alors que le musulman vit en paix dans les pays occidentaux, l’islamiste s’y trouve en état d’isolement et d’alerte : pour lui, les Occidentaux sont des ennemis qu’il sera tôt ou tard appelé à combattre. L’islam politique ne reconnaît pas de nations et il considère que les musulmans, où qu’ils se trouvent, sont des soldats de l’islam. Pour entraîner ces soldats en attendant le moment où surviendra la guerre, des manœuvres militaires sont nécessaires : il s’agit d’attaquer des objectifs faciles pour montrer sa force et effrayer les ennemis. Or il n’y a rien de plus simple que d’attaquer des écrivains et des penseurs.

La fatwa de Khomeyni a utilisé le roman de Salman Rushdie pour renforcer le prestige du régime iranien dans le cœur des islamistes. Khomeyni a voulu faire étalage de son zèle à répandre le sang des écrivains hostiles à l’islam pour apparaître, bien que chiite, comme le leader de toute la nation musulmane. Peut-on imaginer que Khomeyni ait lu Les Versets sataniques ? Peut-on même imaginer qu’il ait lu un seul roman ? Les islamistes ne lisent pas de littérature et leurs cheikhs mettent en garde les jeunes contre les romans, dont la lecture serait une perte de temps et dont les scènes d’amour pourraient les conduire au péché.

Contradiction occidentale

Les agressions fascistes contre des écrivains sont pour les islamistes des sortes de manœuvres à balles réelles, des entraînements temporaires en attendant le déclenchement de la guerre sainte. En 1992, le penseur égyptien Farag Foda a été assassiné. Deux ans plus tard, a eu lieu une tentative de meurtre contre le romancier Naguib Mahfouz. De nombreux intellectuels algériens sont également tombés. Moi-même, j’ai été agressé à trois reprises : une fois à l’Institut du monde arabe à Paris, et deux fois dans mon cabinet dentaire au Caire.

Une attaque contre un écrivain à cause de ses écrits est un crime barbare. Les fascistes islamistes ne sont pas des criminels ordinaires. Ils appliquent les idées wahhabites diffusées dans toutes les parties du monde grâce à l’argent du pétrole. Il y a une contradiction regrettable entre la position de certains Etats occidentaux luttant contre les idées wahhabites mais continuant à soutenir les dirigeants du Golfe, qui en sont les chefs officiels.

Le Saoudien Mohammed Ben Salman, qui a ordonné l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi et son découpage à la scie électrique, est maintenant chaleureusement reçu par les chefs d’Etat occidentaux. Le meurtre du journaliste n’est plus qu’une peccadille que l’on oublie entre amis.

L’agression barbare contre Salman Rushdie nous rappelle que le véritable ennemi n’est pas l’islam lui-même, mais le fascisme wahhabite. Plutôt que de mettre en défaut les musulmans, souvent victimes de racisme, les gouvernements occidentaux doivent prendre conscience que les musulmans sont aussi les victimes du fascisme islamique. Ils doivent décider avec clarté de quel côté ils se trouvent, car il n’est pas possible de lutter contre le wahhabisme tout en lorgnant l’argent du pétrole et en passant des contrats d’armement avec les dirigeants wahhabites du Golfe.

Tout mon soutien et mes vœux de guérison rapide pour Salman Rushdie, qui vient d’apporter une fois de plus la preuve que la parole est plus forte que la terreur, que la plume l’emporte sur les couteaux et que, si les fascistes peuvent tuer un écrivain, il leur est impossible de tuer les idées.

(Traduit de l’arabe par Gilles Gautier)

Alaa El Aswany, écrivain égyptien francophone et francophile, intellectuel engagé et dentiste formé aux Etats-Unis, a notamment écrit « L’Immeuble Yacoubian » (Actes Sud, 2005), roman réaliste sur la société cairote, qui a été traduit en une vingtaine de langues.