Samir Shaheen-Hussain : « Au Canada, le colonialisme a tué les enfants autochtones »

Les génocidaires ont la vie dure.

 

Après la découverte de centaines de tombes anonymes et d’ossements d’enfants à côté d’anciens pensionnats, le pédiatre canadien n’hésite pas à parler d’un « projet colonial génocidaire » contre les autochtones. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de faits historiques, mais il en va de la responsabilité de notre société contemporaine.

Propos recueillis par Hélène Jouan(Montréal, correspondance)

Le Monde 10 juillet 2021

 

Samir Shaheen-Hussain est pédiatre urgentiste, professeur adjoint à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’université McGill, à Montréal (Québec). Il est l’auteur de Plus aucun enfant autochtone arraché : pour en finir avec le colonialisme médical canadien (Lux Editeurs, 488 pages, 24 euros).

La découverte, le 28 mai, d’ossements de 215 enfants sur les lieux de l’ex-pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique, puis celle, le 24 juin, de 751 tombes anonymes sur le site de l’ancien pensionnat de Marieval, en Saskatchewan, ont provoqué une onde de choc au Canada. Faut-il fouiller les sites des 139 pensionnats autochtones, dont le dernier a fermé en 1996 ?

Les communautés autochtones veulent pouvoir faire le deuil de leurs disparus. Lors des audiences de la Commission vérité et réconciliation [2008-2015], laquelle a estimé qu’entre 3 000 et 6 000 enfants, au minimum, avaient disparu, les familles n’ont cessé de dire : « Il y a des enfants qui ne sont jamais revenus, il y a des cadavres, il faut les retrouver. » Certaines ont entamé des recours en justice il y a plusieurs décennies pour que soient reconnues ces disparitions, mais il a fallu les excuses publiques présentées par l’ex-premier ministre [conservateur] Stephen Harper, en 2008, pour que le Canada prenne acte de l’horreur de ces pensionnats.

 

Nous avons vécu ces années dans le déni. La découverte de Kamloops doit désormais nous amener à écouter les communautés autochtones. Elles s’interrogent ainsi sur le bien-fondé de la participation de la gendarmerie royale du Canada aux fouilles de Kamloops, alors que les forces armées canadiennes ont été impliquées dans l’enlèvement d’enfants autochtones à leur famille. C’est à elles d’en décider.

Allons-nous connaître les circonstances de la mort des enfants de Kamloops et de Marieval ? Plus largement, de quoi sont morts ces milliers d’enfants autochtones disparus dans les pensionnats ?

La Commission a abondamment documenté les facteurs qui ont conduit à ces disparitions : des enfants sont morts en tentant de fuir ces pensionnats, d’autres dans les incendies qui ont ravagé ces établissements souvent vétustes. Certains encore se sont suicidés. Beaucoup ont été victimes de sévices psychologiques ou sexuels. On sait aussi qu’au moins la moitié d’entre eux sont morts de la tuberculose et d’autres maladies infectieuses – ce qui pose la question de la responsabilité médicale. Des établissements ont parfois planifié de façon systématique la malnutrition, voire l’inanition. Des enfants ont même servi de cobayes lors d’expérimentations médicales. Alors qu’aux Etats-Unis, dans le cadre de « l’expérience de Tuskegee » [1932-1972], des médecins refusaient tout traitement à des hommes noirs atteints de syphilis pour étudier l’évolution de la maladie, au Canada, entre 1942 et 1952, des enfants autochtones étaient affamés pour élargir nos connaissances médicales sur l’apport d’éléments nutritionnels. Dans ces pensionnats, c’est le colonialisme qui a tué ces enfants autochtones.

La photographe Daniella Zalcman a rencontré des autochtones ayant vécu, enfants, dans les pensionnats qui leur étaient réservés au Canada. Rick Pelletier, pensionnaire à Qu’Appelle (Saskatchewan) de 1965 à 1966, figure parmi eux. Il raconte : « Mes parents sont venus me rendre visite et je leur ai dit que j’étais battu. Mes professeurs ont répondu que j’avais une imagination débordante et mes parents ne m’ont pas cru. A la fin de l’été, ils ont voulu me renvoyer à l’école, j’ai pleuré, pleuré, pleuré. Je me suis enfui la première nuit et quand mes grands-parents sont venus me chercher, je leur ai dit que je continuerai à m’enfuir et que je retournerai à pied à Regina s’il le fallait. Alors, ils m’ont cru. » Les portraits et témoignages de 25 de ces « survivants » ont fait l’objet d’un livre, « Signs of your identity », paru en 2016. DANIELLA ZALCMAN

Ces pensionnats, par lesquels sont passés 150 000 enfants, n’étaient pas des lieux d’instruction mais « d’asservissement ». Qui doit endosser la responsabilité de ce crime ?

Les gouvernements, l’armée, les Eglises méthodistes, presbytérienne, anglicane et catholique… Le premier premier ministre du Canada, John A.MacDonald, avait justifié la création d’« écoles industrielles » [établissements consacrés à l’apprentissage des métiers de base, principalement l’agriculture] en 1883, par la nécessité « de soustraire les enfants sauvages à l’influence de leurs parents ». Il s’agissait de « tuer l’Indien dans l’enfant ». Mais toute la société a participé à ce système : les personnes qui venaient nettoyer ces écoles ou préparaient à manger ne sont pas responsables des sévices perpétrés, mais elles savaient. Aujourd’hui, le gouvernement canadien et l’Eglise catholique se renvoient la responsabilité. Cessons ! Nous sommes tous responsables. Il faut désormais agir.

Dans votre ouvrage, vous soulignez la responsabilité des médecins. Vous parlez de « colonialisme médical canadien ». Comment s’est-il traduit ?

J’entends souvent dire que le corps médical a été « complice ». Mais nous sommes au-delà de la complicité ! Je démontre que l’establishment médical a été partie prenante du projet colonial génocidaire au Canada. Les médecins y ont joué un rôle actif, car ils croyaient intimement à l’infériorité des peuples autochtones. Ce sont eux qui ont légitimé la hiérarchie raciale. Les empires coloniaux se sont appuyés sur le racisme et le nationalisme du corps médical pour mener à bien leur politique. Avant même que le Canada n’existe en tant que pays, en 1867, des médecins ont sciemment laissé se répandre une épidémie de variole sur l’île de Vancouver et la côte ouest du Canada, qui a décimé la moitié des communautés autochtones locales, afin de s’approprier leurs terres. En 1876, grâce à la Loi sur les Indiens [qui permet au gouvernement fédéral d’administrer le statut d’Indien et les gouvernements locaux des Premières Nations et de gérer les terres des réserves], ils ont continué de faciliter les expropriations, en plaçant des individus en quarantaine sous prétexte de maladies infectieuses.

Près d’un siècle plus tard, alors que les autochtones étaient interdits de soins dans les établissements réservés aux Blancs, les médecins ont participé au système ségrégationniste des « hôpitaux indiens » : les enfants autochtones tuberculeux y étaient privés des antibiotiques mis à disposition des enfants blancs. Des centaines de ces enfants autochtones ont d’ailleurs « disparu » dans ces établissements jusque dans les années 1980, décédés ou placés dans des familles d’accueil sous un autre nom. Au Québec, des familles cherchent encore ce qu’il est advenu d’une fille, d’une sœur, d’un neveu.

Les pensionnats autochtones et les « hôpitaux indiens » ont disparu, mais des enfants sont encore retirés de leur famille. Est-ce un effet du racisme qui perdure dans les institutions canadiennes ?

Les communautés autochtones affirment qu’il y a plus d’enfants qui leur ont été retirés aujourd’hui qu’au plus fort du système des pensionnats ! Alors que 7 % seulement des enfants canadiens sont autochtones, ils représentent près de la moitié des mineurs placés en familles d’accueil. On a beaucoup parlé de la « rafle des années 1960 » et des adoptions forcées, mais certains évoquent aujourd’hui une « rafle du XXIe siècle », et le projet colonial se poursuit sous d’autres formes. Au Québec, il est souvent interdit aux enfants innu, placés dans les centres de protection de la jeunesse, de parler leur langue. Nous continuons de nier leur culture et leur identité.

des travailleurs sociaux cherchaient encore à imposer la pose de stérilet à des fillettes autochtones âgées de moins de 10 ans. Cette violence « genrée » à l’œuvre en 2021 n’est qu’une continuation de la politique eugéniste menée par les médecins canadiens pendant des décennies, qui ont participé à la stérilisation forcée de milliers de femmes et filles autochtones. Quand on évoque les effets de la colonisation, le génocide, on ne parle pas seulement d’histoire, on parle de notre société contemporaine.

Vous affirmez que le Canada n’a pas seulement perpétré un « génocide culturel », comme l’a acté en 2015 la Commission de vérité et réconciliation, mais qu’il a commis un génocide. Sur quoi vous appuyez-vous ?

Je m’en tiens à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies de 1951. Je note au passage que le juriste Raphael Lemkin [1900-1959], l’un des principaux inspirateurs de ce texte, souhaitait à l’origine que l’élément « culturel » soit retenu pour définir le génocide. Mais le Canada, les Etats-Unis et le Royaume-Uni – puissances coloniales – s’y sont opposés. Aujourd’hui, les Canadiens semblent prêts à considérer qu’il y a bien eu un génocide culturel, mais ça leur paraît moins grave qu’un « vrai » génocide.

D’ailleurs, en 2019, lorsque l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a conclu qu’un génocide avait bien été perpétré contre les peuples des Premières Nations, cela a provoqué un tollé ! Pourtant, au regard des cinq actes retenus par les Nations unies pour caractériser un génocide – notamment « les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale ; les mesures visant à entraver les naissances ; le transfert forcé d’enfants » –, les violences infligées aux seuls enfants autochtones du Canada permettent de conclure à la réalité de ce génocide. Les conséquences de ces pratiques et politiques médicales génocidaires permettent de prouver l’intention génocidaire.

 

Dès 2015, le premier ministre, Justin Trudeau, a fait de la réconciliation avec les peuples des Premières Nations une priorité. Dans la foulée de la découverte de Kamloops, il a déclaré qu’il acceptait « la conclusion de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ». Il n’a pas prononcé le terme de génocide, mais n’est-ce pas un pas décisif dans la reconnaissance de cette réalité historique ?

Les mots sont porteurs de sens, mais aussi de pouvoir. Ils peuvent révéler la vérité et mettre au jour les injustices, ou les dissimuler et les perpétuer. Avec Justin Trudeau, on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Il peut trouver les mots justes, sans pour autant engager d’actions concrètes. Au moment même où il prononce ces mots, le gouvernement canadien continue de s’opposer en justice aux demandes d’indemnisations des enfants autochtones. Aujourd’hui, parler de réconciliation ne suffit plus. D’autant que celle-ci suppose une relation équilibrée entre les deux peuples. Or, dans le cadre d’une politique coloniale, ce n’est jamais le cas. Il serait plus juste de parler de réparation, ce qui suppose des indemnisations, mais aussi la restitution des terres volées par les colons. Les gouvernements n’y sont pas encore prêts.

Chaque drame, comme la découverte des enfants de Kamloops ou de Marieval, ravive les blessures du passé. Les Canadiens sont-ils prêts à y faire face ?

L’opinion a pris conscience que les préjugés continuent de miner le corps social, et en particulier le corps médical. C’est cette maladie du racisme envers les autochtones que nous devons traiter, en commençant par la nommer, afin d’en reconnaître l’aspect systémique – ce que refuse toujours le gouvernement du Québec [dirigé par François Legault, Coalition avenir Québec, nationaliste, centre droit]. A nous, héritiers des colons et colons nous-mêmes, de faire un pas vers ces communautés qui militent depuis des décennies pour la reconnaissance de leurs blessures et de leurs droits. Les excuses ne suffisent plus, nous devons mettre un terme aux violences infligées aux autochtones et reconnaître leur droit à l’autodétermination.