Six renégats parlent

A Paris, dès 1950, il était possible de se faire une idée assez précise à propos du stalinisme.(Cla)

Six renégats parlent

Par ANDRÉ FONTAINE

Publié le 17 mars 1950  LE MONDE

 

TRENTE-TROIS ans après la révolution d’Octobre, cinq ans après la rencontre sur l'Elbe des avant-gardes américaines et russes, le monde soviétique n'a rien perdu de son mystère. Qu'un de ses transfuges prenne la parole, et tout ce qu'il dit se trouve repris dans toutes les langues pour un public dont l'anticommunisme ne dédaigne pas les confirmations. Il n'est pas besoin cependant pour pénétrer dans ce monde inconnu de franchir le rideau de fer, puisque sa vocation, au travers des mille et une péripéties d'une stratégie particulièrement sinueuse, n'a jamais cessé d'être universelle. En fait les partis communistes de chaque pays appliquent à la solution de leurs propres problèmes les mêmes réponses que les gouvernements " populaires " apportent aux leurs.

De cette identité profonde des procédés et des attitudes en U.R.S.S. et dans les différentes sections de feu le Komintern, le livre qui vient de paraître à Londres sous le titre The God that failed (1) (le Dieu qui a échoué) fournit plus d'une preuve. L'idée était bonne qu'eurent Richard Crossman et Arthur Koestler de réunir en un seul volume six " études sur le communisme " dues à des hommes aussi différents que possible, mais unis par un commun passé communiste, suivi à des dates différentes d'un même départ. Esprits libres, ils n'ont pu à la longue admettre le nivellement intellectuel, le rétablissement des inégalités les plus criantes, et plus encore cette épuration permanente qui constitue bien plus que le gauchisme la véritable maladie infantile du communisme. Aucune révélation bien sûr dans tout cela - le sujet est en quelque manière épuisé, - mais des expériences personnelles simplement et honnêtement rapportées. Rien ne convainc mieux ; et ce livre en est un bon exemple.

Ainsi de Koestler; on connaît son habituelle tendance à articuler dans le jargon le plus prétentieux des thèses brillantes mais souvent fort contestables. Aussi est-on agréablement surpris de trouver sous sa plume le récit sobre et plein d'humour de ses " années rouges". C'est en 1931, alors qu'il dirigeait le service étranger de la Berliner Zeitung am Mittag, que sous le double coup de la " désintégration des valeurs morales " et de la " révélation venue de l'Est " il décida de se faire communiste. Il aspirait à vivre dans la chaude ambiance d'une communauté révolutionnaire ; il lui fallut se contenter de rester en place et de transmettre de temps à autre des informations à un agent de liaison. Vient cependant un moment où il est découvert, chassé de son journal. Le voilà enfin dans ce " bloc rouge " où vivaient les intellectuels révolutionnaires, discutant du soir au matin de surréalisme et de sexualité. Heureuse époque, où le conformisme stalinien n'avait pas encore éteint tous les talents ! Mais déjà l'on se mettait à parler dans ce langage djougachvilien, comme dit joliment Koestler, qui nous en donne des exemples tels que celui-ci ;

" L'institution du mariage, qui dans une société capitaliste est un aspect de la décadence bourgeoise, est dialectiquement transformée dans une société prolétarienne. Avez-vous compris, camarades, ou dois-je répéter ma réponse en termes plus concrets ?... "

Au cours de l'été 1932 Koestler devait être invité à se rendre en Russie afin d'y écrire un livre intitulé le Pays des Soviets vu par des yeux bourgeois. Accueilli comme une célébrité littéraire, qu'il était bien loin d'être alors, il vécut le plus confortablement du monde grâce à de très larges avances sur des traductions hypothétiques de son œuvre en russe, en ukrainien, en ouzbek et tutti quanti. En fait seule devait paraître la version allemande...

C'est ensuite Paris, où il collabore à la presse antinazie ; puis l'Espagne. On connaît son aventure, qu'il a relatée dans Un testament espagnol. Dans les prisons franquistes, d'où l'arrache une intervention anglaise, il se sent devenir un autre homme, plus accessible à l'humain. Et il n'est plus à l'aise parmi les communistes qu'il retrouve. Le sort fait aux militants du P.O.U.M. l'indigne. Le vase déborde le jour où il apprend que son beau-frère, médecin communiste allemand réfugié en U.R.S.S., a été arrêté par la G.P.U. pour avoir " injecté la syphilis à ses patients à des fins de sabotage "... Au cours d'une réunion d'émigrés allemands il dit ce qu'il a sur le cœur...

" Je me trouvai alors, écrit-il, en compagnie de gens tombés comme mol de la corde raide dans un filet, où leur position était des plus inconfortables. Nous ne nous regardions pas encore comme des anges tout à fait déchus. Cela dura jusqu'au jour où la croix gammée fut hissée sur l'aérodrome de Moscou en l'honneur de Ribbentrop..."

Paysan d'humble origine, amené au communisme par le spectacle de l'exploitation éhontée à laquelle étaient soumis les ouvriers agricoles italiens au début du siècle, Ignazio Silone se situe à l'extrême opposé de Koestler, archétype du déraciné. Pris corps et âme par le combat clandestin, il devait découvrir à Moscou un visage du communisme singulièrement moins exaltant. La séance du Komintern au cours de laquelle devait être décidée la condamnation de Trotski porta un coup fatal à des convictions dont l'ardeur ne contredisait pas l'exigence.

Silone était alors représentant du P.C. italien à l'exécutif de la IIIe Internationale, en compagnie de Togliatti ; ils arrivèrent en retard à la réunion. Ayant entendu Thaelmann faire allusion à un document envoyé par Trotski au Politburo russe, et accablant pour son auteur, ils demandèrent à en avoir communication.

" A franchement parler, répond tranquillement Thaelmann, nous ne l'avons pas vu non plus. "

Les Italiens se refusent à voter dans de pareilles conditions.

Intervient alors Staline : " Le Politburo, déclare-t-il, a jugé impossible de vous communiquer ce document, parce qu'il contient des allusions à la politique soviétique.

- Je ne comprends pas comment on peut condamner un texte sans l'avoir vu ", maintient Silone.

Ce qui provoque l'ire du Finlandais Kuusinnen : " Il est inouï, clame-t-il, que nous ayons encore de tels petits-bourgeois dans la forteresse de la révolution. "

Kolarov, futur président du conseil bulgare, les chapitre alors en privé. Mais ils ne se laissent pas ébranler, et Staline le lendemain annonce que faute d'un accord unanime la résolution n'était pas adoptée.

Ce qui eût été parfait si Silone n'avait pas appris quelque temps plus tard à Berlin, en lisant un journal, que Trotski avait bel et bien été condamné. Il bondit chez Thaelmann : " C'est faux ! ", s'écrie-t-il en lui montrant le texte. Mais le leader communiste allemand lui oppose un article des statuts du Komintern qui permettait à son président, en cas d'urgence, d'adopter une résolution au nom de l'exécutif...

La mort dans l'âme, et malgré les objurgations de Togliatti, sensible surtout à l'efficacité, Silone quitte le parti. " Ce fut, dit-il, comme si j'enterrais ma jeunesse perdue. " Le voilà maintenant l'un de ces ex-communistes, aussi reconnaissables de loin, selon lui, que les officiers à la retraite ou les prêtres défroqués. Mais il est bon que ces ex-communistes soient nombreux. " La lutte finale, a-t-il dit un jour à Togliatti en manière de boutade, sera entre eux et les communistes. " Et il n'est pas loin de le penser, persuadé qu'il est que seuls peuvent vraiment juger le communisme ceux qui ont cru dans sa mission.

Le récit de Richard Wright est sans doute le plus émouvant. La conscience de classe n'était pas si forte chez lui que la conscience de couleur. Mais il crut que le communisme américain ferait de lui un homme libre, un citoyen complet. Aussi quelle déception lorsque, délégué à New-York à un congrès d'intellectuels, il découvre que ces révolutionnaires n'osent pas le loger chez eux parce qu'il est noir!... Lui aussi se heurte dès les premiers temps de son adhésion à la manie d'épuration ; un jour on le fait assister au procès d'un de ses camarades noirs, Ross. Entendez bien qu'il s'agissait d'un procès fictif, et que Ross s'y présenta en toute liberté, sûr de lui, sûr d'emporter la conviction de ses auditeurs. Mais pendant trois heures, écrit Wright, " les communistes parlèrent jusqu'à lui donner des yeux neufs pour voir son propre crime ". Abandonnant toute dignité, le malheureux se lance dans la plus incroyable confession publique ; c'était au moment des procès de Moscou...

Wright n'en put supporter davantage ; il abandonna complètement le parti pour se consacrer à des tâches culturelles dans les milieux " progressistes ". Mais une suprême humiliation devait être réservée à sa fierté d'homme de couleur. Lors du défilé du 1er mai deux communistes blancs, le traitant de " trotskiste ", l'expulsèrent de leurs rangs et le rouèrent de coups sans que les communistes noirs songeassent seulement à intervenir. Et pourtant, note Wright, ils chantaient tous l'Internationale, le chant d'hommes libres, égaux...

Total contraste encore entre Wright et l'auteur dont la contribution suit la sienne : André Gide. Il ne s'agit pas là d'une étude nouvelle, mais d'un " digest " réalisé par miss Enid Starkie, lectrice de français à Oxford, d'après Retour d'U.R.S.S., Retouches à mon retour d'U.R.S.S. et des pages du Journal. Une préface fort intelligente retrace l'évolution psychologique de l'auteur des Faux Monnayeurs. Son jugement sur l'U.R.S.S. est déjà bien connu du public français. Nous en reprendrons cependant une phrase qui vaut aujourd'hui plus que jamais : " J'arrivai en disciple convaincu et enthousiaste pour admirer un nouveau monde, et Von m'offrit, pour me séduire et me gagner, toutes les prérogatives et tous les privilèges que j'abhorrais dans l'ancien. "

Le Journaliste américain Louis Fischer, quand il vint en 1922 s'installer à Moscou, n'avait rien d'un intellectuel désincarné. Il connaissait les " stupidités " et les " cruautés " du bolchevisme, comme les terribles difficultés auxquelles il devait faire face. Mais il préférait ce monde neuf et enthousiaste à l'univers pourri qu'il retrouvait à chacun de ses voyages hors de Russie. Il lui manquait pour changer d'avis d'avoir rencontré ce que, par référence aux massacres de Kronstadt qui provoquèrent l'indignation du vieil anarchiste Berkman, il appelle " son Kronstadt ". Le procès de 1928 l'ébranla fort, mais ne lui apporta pas de " Kronstadt " : quand il se rendit compte cependant que le principal témoin à charge contre Rabinovitch avait été fabriqué de toutes pièces par la G.P.U. il sentit que le communisme avait trouvé son Waterloo. Désormais, écrit-il, le revolver se substituait au bulletin de vote pour trancher les conflits de tendance. La guerre d'Espagne lui permit de sortir d'une atmosphère chaque jour plus empoisonnée. Dans les brigades internationales il retrouva un peu de la ferveur des temps héroïques. S'il désapprouvait la politique intérieure de l'U.R.S.S., au moins sa politique étrangère lui paraissait-elle irréprochable. Mais vint le pacte germano-soviétique, " pierre tombale de l'internationalisme des bolcheviks, pierre angulaire de leur impérialisme ". Il avait enfin trouvé " son Kronstadt ". " Désormais, écrit-il, je savais ce qu'était l'homme; fin et moyens. "

Le cas de Stephen Spender, dont l'étude clôt le livre, apporte beaucoup moins d'enseignements. Il n'appartint que quelques semaines au parti communiste anglais, à la suite d'un voyage en Espagne républicaine où il avait constaté que seuls les communistes prenaient au sérieux la lutte contre le fascisme. Un second voyage devait le convaincre de leur mauvaise foi. En fait un tempérament essentiellement aristocratique gardait Spender de trop s'engager personnellement. Il nous dit que c'est poussé par un sentiment de culpabilité personnelle et par l'idée qu'il lui fallait se débarrasser d'un individualisme excessif qu'il rejoignit le mouvement ouvrier. Chacun sait que ces adhésions uniquement fondées sur des réflexes moraux ne durent pas bien longtemps. Le bon militant est avant tout un passionné : un poète délicat comme Spender ne pourra jamais partager ses réactions élémentaires et ses analyses sommaires. Aussi bien cette dernière contribution ne nous apporte-t-elle rien de très neuf sur le communisme pratique, et son intérêt essentiel pourrait bien être l'homme qu'elle laisse transparaître. Un homme qui jusqu'au dernier moment ne se lassera pas de proclamer, en face des totalitarismes, la primauté d'un certain nombre de valeurs telles que la vérité, la justice, le droit... Un de ces rares hommes chez qui le cÂœur peut-être est plus clairvoyant que l'esprit. C'est pourquoi il est bon qu'il ait conclu ce livre. " Les quelques-uns de par le monde, écrit-il, qui se préoccupent des valeurs de liberté doivent identifier leurs intérêts avec ceux de la masse qui a besoin de pain, sinon c'est la liberté elle-même qui sera perdue. "

 

(1) Hamish Hamilton, edit., Londres, un roi.)

ANDRÉ FONTAINE