Soixante-quinze ans après l’indépendance, les idéaux de la République indienne sont en danger

Sans intérêt pour ls nombrilistes.

Très utile pour mieux comprendre le monde où nous vivons.

 

Fondé autour des principes de sécularisme et d’égalité en 1947, le pays dirigé par Narendra Modi traverse une grave crise de cohabitation entre communautés religieuses alimentée par les nationalistes hindous au pouvoir.

Par Sophie Landrin(New Delhi, correspondante)

Publié  le 29/08/2022. Le Monde

 

Analyse. L’Inde a fêté les 75 ans de son indépendance le 15 août. Jamais le pays n’avait été aussi pavoisé. Le drapeau orange-blanc-vert flottait un peu partout dans Delhi, sur le toit des immeubles, sur les innombrables rickshaws (véhicule tricycle) qui sillonnent la capitale indienne. Les petits vendeurs de rues en avaient fait provision dans l’espoir de les écouler auprès des automobilistes. Narendra Modi, le premier ministre indien, avait exhorté les Indiens à hisser la bannière tricolore chez eux et sur les réseaux sociaux.

M. Modi a prononcé son traditionnel discours depuis les remparts du Fort rouge, le majestueux palais des empereurs moghols, comme l’avait fait, en 1947, Jawaharlal Nehru, le premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante qui présida aux destinées du sous-continent pendant près de dix-sept années, une longévité jamais égalée. Mais les célébrations du 75e anniversaire ont laissé un goût amer à tous ceux qui défendent les valeurs de la République.

Le sous-continent s’éloigne chaque jour de l’héritage des pères fondateurs en reniant les principes fondamentaux inscrits dans le préambule de la Constitution, l’égalité, le sécularisme et la démocratie.

Une démocratie affaiblie

L’Inde de M. Modi ne cherche plus à défendre le sécularisme – la version indienne de la laïcité, qui défend la cohabitation des religions dans l’espace public – pour faire vivre dans la concorde hindous, musulmans, sikhs, chrétiens, jaïns, parsis, bouddhistes, composantes de la mosaïque indienne. Elle vise à asseoir la domination de la majorité hindoue, au nom de l’hindutva, une idéologie suprémaciste. Les agressions et les humiliations envers les minorités religieuses, en premier lieu les musulmans, se multiplient. Ces derniers représentent 14,2 % de la population, soit environ 200 millions de personnes, dont les aïeux avaient fait le choix, au moment de la partition en 1947, de ne pas rejoindre le Pakistan, confiants dans l’idée de vivre en paix dans leur pays, l’Inde. Soixante-quinze ans après l’indépendance, la promesse a un parfum de trahison.

Le pouvoir actuel a tellement encouragé les divisions communautaires que les leaders du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du premier ministre, n’ont plus aucune retenue. Récemment, un ancien député du Rajasthan, Gyan Dev Ahuja, a pu se vanter dans une vidéo que ses partisans aient lynché cinq musulmans au nom de la protection de la vache. Le lendemain, un député de l’Assemblée du Telangana, Raja Singh, a tenu des propos outrageants sur le prophète Mahomet en s’attaquant à Munawar Faruqui, un comédien musulman populaire harcelé par les nationalistes hindous. Peu avant, la porte-parole nationale du BJP, Nupur Sharma, avait, elle-même, créé un incident diplomatique en stigmatisant les relations du Prophète avec sa jeune épouse Aïcha.

« Le parti au pouvoir en Inde a obtenu sa base de soutien en diabolisant les musulmans. Il semble y avoir une concurrence en son sein pour faire des commentaires abjects contre le prophète Mahomet. L’islamophobie a dépassé toutes les limites en Inde », écrit sur Twitter Ashok Swain, professeur de recherche sur la paix et les conflits à l’université d’Uppsala, en Suède.

Le BJP est d’ailleurs le seul parti au pouvoir depuis l’indépendance à ne plus compter aucun député musulman au Parlement et dans la trentaine d’assemblées des Etats et Territoires de l’Union.

 

L’Inde de Narendra Modi a également considérablement affaibli la démocratie, en réduisant les libertés, en pourchassant les intellectuels – dénigrés en bloc comme « antinationaux » – et les ONG, en utilisant les moyens de l’Etat pour neutraliser les opposants, en contrôlant les médias et les pouvoir régionaux et en méprisant le Parlement.

« Braconnage » électoral

Certes, il convient de relativiser les critiques, car la jeune République n’était pas sans défauts avant l’avènement des nationalistes hindous en 2014, loin de là. Un an avant l’arrivée de M. Modi au pouvoir, l’historien Ramachandra Guha décrivait dans la revue Débat les deux faces de l’Inde dirigée alors par le Congrès national indien, le parti de l’Indépendance. Selon lui, il y avait d’un côté une République « enthousiasmante », dotée d’élections libres, d’une diversité religieuse, linguistique et ethnique exceptionnelle, d’une presse vigoureuse, d’un pouvoir judiciaire indépendant et, de l’autre côté, une République « déprimante » dans laquelle « les hommes politiques indiens sont corrompus, la police est souvent brutale, la bureaucratie incompétente, et les discriminations de caste, de classe et de religion engendrent un grand mécontentement social ».

Près de dix ans plus tard, les qualités saluées par l’historien se sont effilochées et les défauts amplifiés. Le pouvoir prône une unité linguistique autour de l’hindi, au détriment des 22 langues régionales reconnues, la presse et la justice sont de moins en moins indépendantes, les élections sont libres mais phagocytées par le parti le plus puissant financièrement, le BJP. Même lorsqu’il est défait dans les urnes lors de scrutins régionaux, le parti de Narendra Modi est capable de reprendre le pouvoir en achetant les députés de la partie adverse. Ce « braconnage » s’est répété dans l’Etat du Karnataka, au Madhya Pradesh, à Goa, au Manipur et dans le Maharastra.

Pour Palaniappan Chidambaram, député du Parti du Congrès et ancien ministre des finances, la démocratie indienne est « à bout de souffle ». « Les élections de nos jours, écrit-il dans sa chronique de l’Indian Express, semblent être largement déterminées par l’argent et c’est le BJP qui est le plus fortuné. (…) Il dispose également d’autres instruments pour gagner les élections : des médias apprivoisés, des institutions capturées, des lois militarisées et des agences subornées. »

Les défenseurs d’une Inde séculaire, égalitaire et démocratique redoutent les élections générales de 2024 qui pourraient porter le coup de grâce aux idéaux de l’indépendance.

Sophie Landrin(N