Une droite intellectuelle américaine en pleine mue illibérale

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Une droite intellectuelle américaine en pleine mue illibérale

Par Marc-Olivier Bherer (South Bend (Indiana), Steubenville (Ohio), Washington, envoyé spécial)

Publié le 3 novembre 2022 dans LE MONDE

Enquête

Une nébuleuse de penseurs américains catholiques prône un renversement du libéralisme politique pour en finir avec l’avortement, les questions de genre, le wokisme… qu’ils lient à la démocratie libérale. Alors que les midterms approchent, la vision populiste de ces idéologues catholiques américains inspirent certains républicains.

Donald Trump hante la droite religieuse américaine. Sa probable candidature à la présidentielle de 2024 réjouit les auteurs qui s’emploient à appliquer un vernis de respectabilité sur la régression démocratique qu’il incarne. Marginale il y a encore peu, l’entreprise intellectuelle visant à renverser le libéralisme politique, le projet philosophique qui a défini l’Amérique, gagne en influence. Un contre-modèle est développé, avec l’objectif de restaurer les hiérarchies traditionnelles. Le scrutin de mi-mandat du 8 novembre est un nouveau test pour le populisme qui s’est emparé du Parti républicain. Si un bon nombre de candidats trumpistes l’emportent, les théoriciens de ce sombre monde verront leur démarche valider dans les urnes.

De brillants érudits, des professeurs de science politique et des journalistes citent désormais les grands noms de la philosophie pour justifier leur souhait de voir tomber ce qu’ils appellent « le régime ». L’époque est décrite en des termes apocalyptiques.

Dans ce contexte de radicalisation, un collectif d’intellectuels catholiques traditionalistes a su mieux que quiconque théoriser la colère qui s’est emparée des électeurs religieux. Certains de ces penseurs se revendiquent de l’intégralisme, une tendance qui cherche à soumettre l’ensemble de l’existence et des activités humaines à la vérité catholique. Ils ont ainsi développé une conception de l’Etat qui pourrait s’avérer fort utile à une droite qui a longtemps considéré que le gouvernement était le problème mais qui souhaite maintenant reprendre en main la société américaine.

 

Patrick Deneen, né en 1964, est l’un des principaux membres de ce collectif catholique, il est professeur de science politique à l’université Notre-Dame (South Bend, Indiana), d’où provient Amy Coney Barrett, fervente catholique que Donald Trump a nommée, en 2020, à la Cour suprême. En juin, elle y a appuyé la décision mettant fin à la protection constitutionnelle de l’avortement. Elle n’appartient pas au même courant que Deneen. Amy Coney Barrett est plus proche de la droite conventionnelle. Comme cinq autres des neuf membres du plus haut tribunal du pays, elle est issue de la plus influente organisation juridique aux Etats-Unis, la Federalist Society, dont la philosophie est conservatrice et libertarienne, c’est-à-dire radicalement opposée à l’intervention de l’Etat.

 

Amy Coney Barrett a rejoint, au sein de la Cour suprême, une majorité catholique. Sept magistrats sont de cette confession, une seule d’entre eux n’appartient pas au bloc conservateur, Sonia Sotomayor. Joe Biden est, lui aussi, un catholique de gauche. Tout ceci atteste de l’influence intellectuelle et politique du catholicisme aux Etats-Unis, particulièrement à droite. Comme le dit Gene Zubovich, chercheur à l’université de Toronto (Canada), historien des relations entre la religion et la vie politique aux Etats-Unis, « les évangéliques fournissent les votes, les catholiques la matière grise ».

220 universités catholiques

Les premiers forment, en effet, le premier groupe de croyants aux Etats-Unis et soutiennent massivement le Parti républicain. Pour mobiliser la frange la plus dure de cet électorat, la campagne en vue des midterms se joue, entre autres, sur des thématiques religieuses. Un récent sondage réalisé pour le compte de Politico a démontré que 61 % des électeurs républicains sont favorables à ce que le christianisme soit déclaré la religion officielle des Etats-Unis. Doug Mastriano, candidat républicain au poste de gouverneur en Pennsylvanie, a soutenu, en avril, que la séparation de l’Eglise et de l’Etat était un mythe. Face aux évangéliques, les catholiques forment une minorité, mais ils jouissent d’une influence notable, notamment grâce aux quelque 220 universités catholiques qui existent à travers le pays. Tous les professeurs qui y sont employés ne sont pas d’ardents traditionalistes, mais certains d’entre eux accompagnent les mutations politiques du pays afin de lui donner des assises théoriques.

Notre-Dame fait partie de ce vaste réseau d’universités catholiques. Derrière la basilique du Sacré-Cœur abritée par le campus, une réplique de la grotte de Lourdes a été construite et reste un lieu de dévotion : des fidèles se recueillent à genoux sur le prie-Dieu, d’autres en font autant depuis les bancs publics environnants. Faite de pierres assemblées pour former une nef, la grotte est dominée par une statue de la Sainte Vierge, face à laquelle se tient une sculpture représentant Bernadette Soubirous. Le fondateur de l’université, le prêtre et missionnaire français Edouard Sorin (1814-1893), avait fait vœu de faire bâtir cette réplique lors de l’un de ses pèlerinages à Lourdes.

Patrick Deneen se sent ici chez lui, il y trouve une communauté vivante qui lui permet d’exercer un magistère bien précis : dénoncer la démocratie libérale. Depuis la parution de son livre Pourquoi le libéralisme a échoué (L’Artisan, 2020), il s’est, en effet, installé comme l’un des principaux opposants à ce projet politique. L’ouvrage a été remarqué au point de figurer en 2018, l’année de sa publication originale en anglais chez Yale University Press, sur la liste de lecture estivale publiée, chaque année, par Barack Obama. Le prochain ouvrage de Patrick Deneen s’intitulera Regime Change. Toward a post-liberal future (« changement de régime, vers un avenir postlibéral »). Ce livre sortira au printemps 2023 et, dès l’annonce de sa parution, il a bondi au sommet des listes de précommandes d’Amazon.

William Kristol, principal opposant à Trump au sein de la droite intellectuelle et fondateur de la revue The Weekly Standard, qui fut, en son temps, le bréviaire du néoconservatisme, n’est pas convaincu : « On peut bien faire la critique du libéralisme politique, mais n’exagérons rien, nous ne sommes pas au plus fort de la crise provoquée par le krach boursier de 1929… » Laura Field, chercheuse à l’American University (Washington, DC), spécialiste de l’histoire intellectuelle à droite, estime, pour sa part, que « Patrick Deneen fait une description hyperbolique des maux causés par le libéralisme, il oublie que le libéralisme peut apporter des solutions à ces problèmes ».

Patrick Deneen doit en grande partie son succès à un parfait timing. « Il a sorti son livre Pourquoi le libéralisme a échoué au bon moment. En 2018, l’élection de Trump était encore récente, les milieux intellectuels travaillaient encore à rattraper leur retard sur les événements pour leur donner un sens, explique Joshua Tait, historien de la droite américaine. Avec ce livre, Deneen a le premier réinterprété les idées du courant traditionaliste, il s’est fait le porte-parole de cette base militante qui s’est toujours sentie lésée au sein du mouvement conservateur. » La coalition formée par le Parti républicain reposait, en effet, depuis les années 1980, sur un mariage à trois entre « faucons » (partisans d’une politique étrangère musclée), défenseurs du laisser-faire économique et traditionalistes religieux.

Ces derniers ont toutefois depuis longtemps le sentiment d’avoir été trompés, car le Parti républicain n’aurait rien fait pour empêcher la libéralisation des mœurs et la transformation du pays. « La victoire de Trump a permis à des auteurs dont le point de vue était marginal d’occuper le centre du débat. Les catholiques les plus radicaux peuvent maintenant se faire entendre », explique Matthew Continetti, chercheur au think tank conservateur American Enterprise Institute, auteur de The Right. The Hundred-Year War for American Conservatism (« la droite, la guerre de cent ans pour le conservatisme américain », non traduit, Basic Books).

« Décadence manifeste »

Patrick Deneen ne se soucie guère de ces critiques. En ce jour radieux d’automne où nous le rencontrons dans son bureau, il se dit plein d’espoir : « La décadence du régime est à ce point manifeste que, pour la première fois de ma vie, je crois qu’il est possible de penser au-delà des catégories libérales. » Le collectif d’intellectuels catholiques réfléchit, en effet, depuis une perspective illibérale. Cet adjectif avait été relancé dans les années 1990 par le journaliste américain Fareed Zakaria pour qualifier les démocraties où l’Etat de droit et les libertés sont pris d’assaut.

 

Cependant, cette définition encore embryonnaire ne satisfait pas certains chercheurs qui tentent de mieux cerner le phénomène. C’est notamment le cas du politiste Julian Waller, qui participe aux travaux du laboratoire d’études illibérales dirigé par l’historienne Marlène Laruelle au département de science politique de l’université George-Washington (Washington, DC). Très attentif aux activités de cette intelligentsia catholique, Julian Waller constate que leurs idées relèvent de l’illibéralisme. « Avec ce terme, nous désignons un système de pensée qui se caractérise avant tout par une opposition radicale au libéralisme et la volonté de définir un contre-projet. Cette idéologie polymorphe a pris forme en Europe, principalement en Hongrie, et se développe aujourd’hui aux Etats-Unis. »

Embrasser cette perspective constitue une franche rupture avec la droite américaine telle qu’elle s’est construite après-guerre. Le conservatisme souscrivait, il y a encore peu, à l’idée de progrès, au libéralisme, à sa doctrine économique telle que réinterprétée entre autres par l’économiste américain Joseph Schumpeter (1883-1950) comme voie porteuse d’innovations. C’est sous cet étendard que Ronald Reagan a mené sa révolution conservatrice.

Aujourd’hui, différentes communautés intellectuelles rêvent d’une révolution illibérale. Le collectif catholique n’est pas seul à tenter de définir un contre-modèle. Le mouvement national-conservateur, présent dans plusieurs pays, principalement en Hongrie et aux Etats-Unis, mais aussi en Israël, allie tradition et nationalisme. Enfin, le Claremont Institute, un think tank de la Côte ouest des Etats-Unis, diffuse un discours ouvertement haineux, au nom d’un idéal américain qui aurait été compromis par le multiculturalisme. Dans cet écosystème prévaut une forme d’émulation, et l’autoritarisme pointe le bout de son nez. Les membres du collectif catholique cultivent l’ambiguïté à ce sujet. Patrick Deneen regarde Donald Trump comme un « personnage imparfait » et ne dit rien de ses intentions pour 2024. Il est bien plus loquace à propos de la Hongrie, il partage sur les réseaux sociaux des selfies pris en compagnie du premier ministre, Viktor Orban.

 

Patrick Deneen voit dans le « wokisme », « cette religion de l’humanité » qui se substituerait à la religion véritable, un signe de cette déchéance civilisationnelle. La ferveur woke était présente en germe selon lui, dans la pensée du philosophe anglais John Stuart Mill (1806-1873), l’un des fondateurs du libéralisme qui a permis la diffusion d’une sorte de théologie du progrès et de l’individu. « A l’origine, l’ambition était d’affranchir l’humanité des limites imposées à nos droits par l’Etat, explique Deneen. Aujourd’hui, la quête de l’émancipation conduit à vouloir se défaire de toute limite. Contre l’arbitraire, on en arrive maintenant à demander une intervention constante de l’Etat, notamment dans la sphère privée et en ce qui concerne le corps. » Le mariage gay, le transhumanisme et le « transgenrisme » remettraient en cause les bornes définies par la nature.

Politique populiste

Pour ne rien arranger, selon lui, il n’y a rien à attendre des élites formées dans des universités corrompues par les études de genre ou la récente relecture de l’histoire des Etats-Unis pour placer l’esclavage en son centre. Une politique populiste doit être engagée, notamment pour mettre au pas l’université, l’administration publique et même l’entreprise privée, toutes coupables de pencher à gauche. « La puissance du “Demos”, du peuple, doit être utilisée pour contrer le pouvoir de ces institutions qu’il est impossible de réformer par les voies conventionnelles », affirme Patrick Deneen, qui salue l’action du gouverneur de Floride, Ron DeSantis : il a promulgué une loi retirant à Disney le statut favorable dont il bénéficiait dans cet Etat. DeSantis reprochait au PDG de l’entreprise d’avoir dénoncé une loi promue par le gouverneur interdisant d’aborder à l’école les questions de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Ce type de geste, aux yeux de Patrick Deneen, ne revient qu’à rendre la monnaie de sa pièce à la gauche qui pratique l’intimidation, par exemple, en exagérant la portée de l’insurrection du 6 janvier 2021 contre le Capitole pour contrôler le débat public. Dans ce contexte, une contre-élite est nécessaire pour édifier le peuple, l’« anoblir », comme il le disait, en 2019.

Nous retrouvons Patrick Deneen quelques jours plus tard dans une petite ville de l’Ohio, où il doit participer à une conférence. Steubenville (18 000 habitants) est l’un de ces centres urbains devenus fantomatiques à cause des délocalisations. Les immeubles néoclassiques du centre-ville sont presque tout ce qui reste de la prospérité qu’avaient apportée les anciennes aciéries. L’addiction aux opiacés est répandue. Rien ne laisse croire que l’Amérique est en pleine campagne électorale : de rares affiches en vue des midterms viennent décorer les rues. Toutefois, sur la colline surplombant la ville, un hameau verdoyant se dresse, le campus de l’université franciscaine. Une bannière est accrochée : « Mettons fin à tous les avortements. » La récente décision de la Cour suprême contre l’interruption de grossesse ne suffit pas. Chaque Etat de l’Union est toujours libre d’autoriser cette procédure, c’est encore trop pour eux.

L’université accueille une conférence sous le titre « Restaurer une nation : le bien commun dans la tradition américaine », à laquelle doit participer Patrick Deneen et d’autres intervenants. Environ 250 personnes y assistent, des étudiants, des curieux, des avocats et des militants « pro-vie ». Cette communauté très active sur les réseaux sociaux est heureuse de se retrouver. L’événement s’ouvre cependant sur le slogan de l’altermondialisme : « Un autre monde est possible. » Vieille bête noire du conservatisme américain, le New Deal est défendu à Steubenville, des auteurs marxistes sont même cités.

Pendant deux jours, la philosophie classique ainsi qu’un catholicisme ultramontain sont également convoqués afin de défendre des politiques sociales et économiques visant à protéger la famille traditionnelle. Le pape François est à peine évoqué. On lui préfère le pape Léon XIII, qui régna de 1878 à 1903. On en réinterprète l’héritage, pour insister sur son rôle dans la définition de la doctrine sociale de l’Eglise et sa critique des libertés modernes, plus individualistes. Il avait été, en son temps, une figure honnie par les conservateurs, parce qu’il a admis l’autonomie du pouvoir temporel. Le nom d’un penseur français revient régulièrement, celui du philosophe Pierre Manent, qui a nettement durci, au cours des dernières années, sa critique du libéralisme.

Droit naturel

L’orateur le plus attendu est sans conteste Adrian Vermeule, éminent professeur de droit constitutionnel à Harvard. Son collègue Samuel Moyn, professeur d’histoire du droit à Yale et intellectuel ouvertement de gauche, le considère comme « le plus brillant constitutionnaliste de sa génération » et utilise en cours son livre Common Good Constitutionalism (‎ non-traduit, « Constitutionnalisme du bien commun », Polity Press). Il voit également en lui un utile appui venu de la droite en faveur de mesures de solidarité nationale, des politiques publiques qui rencontrent toujours l’opposition forcenée du Parti républicain, mais auxquelles Vermeule est favorable. Le professeur de Harvard est également apprécié par son collègue Cass Sunstein, un autre juriste et constitutionnaliste de grande réputation qui a servi au sein de l’administration Obama. Ils ont coécrit plusieurs ouvrages.

A Steubenville, Adrian Vermeule incarne tout autre chose. Aux yeux d’une militante anti-avortement rencontrée, il représente « un catholicisme qui montre les muscles ». Spécialiste du droit administratif, il défendait, au temps de la guerre en Irak, la torture autorisée par l’administration Bush. Sa conversion au catholicisme en 2016 a accéléré sa rupture avec l’establishment conservateur. Dans un pays où les valeurs de la classe dominante continuent d’être inspirées par le protestantisme et le libéralisme, adopter un catholicisme traditionaliste constitue une forme de populisme de l’élite. Les conversions sont du dernier chic, d’autant que la continuité historique de l’Eglise de Rome offre des bases intellectuelles pour construire un discours d’opposition.

Adrian Vermeule s’appuie justement sur la tradition juridique héritée de l’Antiquité et du catholicisme, plus particulièrement du droit naturel, pour qui toute société est régie par les mêmes principes moraux. Dans ses écrits, il fait aussi référence au juriste nazi Carl Schmitt (1888-1985) et au philosophe du droit américain Richard Dworkin (situé à gauche, 1931-2013). Il s’attaque à la doctrine constitutionnelle conservatrice, l’originalisme, qui entend interpréter la Constitution américaine conformément aux intentions de ses auteurs au XVIIIe siècle. Cette théorie du droit domine aujourd’hui au sein de la Cour suprême et sert à limiter autant que possible l’action du gouvernement.

Le professeur reproche à l’originalisme d’adopter une attitude trop défensive face au libéralisme. Prenant à rebours la droite, il défend l’intervention de l’Etat, avec l’ambition de remodeler la société. Il prône une approche « plus robuste », « un légalisme illibéral » plus substantiel « sur le plan moral », comme il l’écrivait en 2020 dans le magazine The Atlantic, suscitant la polémique. Contre l’individualisme, il veut un « constitutionnalisme du bien commun ».

Comme une mystique

A Steubenville, Adrian Vermeule revient sur les pouvoirs déférés au chef de l’Etat, tel que défini par Justinien (né vers 482, mort en 565), empereur byzantin, qui a laissé une œuvre juridique considérable, mais qui s’est aussi distingué par son autoritarisme. Sur un ton professoral et monocorde, Adrian Vermeule explique que la bureaucratie et le pouvoir exécutif sont les mieux placés pour défendre le bien commun. Ce discours riche en références inconnues du grand public confère une espèce de mystique à la réinvention populiste de l’Etat. Un rejet à peine voilé du parlementarisme se fait entendre, par des allusions à la corruption de « la classe sénatoriale » de l’Empire romain : « De nos jours, la pertinence de l’idée voulant qu’une élite soit incapable de gouverner honnêtement au service de l’intérêt public n’a pas à être explicitée. » A l’inverse, « l’autorité déléguée au pouvoir exécutif et l’administration qui en résulte peuvent être vues comme une force gigantesque déployée par la multitude pour se protéger des abus commis par une minorité », explique-t-il.

Julian Waller, spécialiste de l’illibéralisme, également présent à Steubenville, remarque qu’« Adrian Vermeule continue de faire de la provocation, son discours peut s’entendre de différentes manières. C’est la première fois qu’il s’avance autant dans la définition d’un contre-projet qui pourrait ressembler à une démocratie accordant des pouvoirs étendus à l’exécutif ou à une dictature électorale », note-t-il. Après la conférence, il explique que « des démocraties, des monarchies constitutionnelles, des républiques et une variété d’autres types de régimes peuvent être bien ordonnés et l’ont été, à [son] sens ». Des modèles politiques non démocratiques semblent donc envisageables.

Il y a encore peu, Adrian Vermeule défendait ouvertement l’intégralisme catholique, soit la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel du Vatican. Face au scandale, il préfère maintenant parler de « catholicisme politique », une formule plus ambiguë. En 2020, il avait laissé entendre sur Twitter que l’élection présidentielle aurait pu être truquée en faveur de Joe Biden. Il est désormais plus prudent…

Sohrab Ahmari est la troisième figure la plus importante de ce collectif. Il est celui qui s’emploie à vulgariser leurs idées. Ancien journaliste aux pages débats du Wall Street Journal, puis du New York Post, il s’est converti au catholicisme en 2016, une décision annoncée sur les réseaux sociaux avec le hashtag #iamjacqueshamel, en référence au prêtre assassiné par un djihadiste à l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray. En mars, il a lancé le webzine Compact avec Matthew Schmitz, un autre catholique traditionaliste, et Edwin Aponte, journaliste qui se décrit comme un « marxiste populiste ». Le titre rassemble des auteurs venus de l’extrême gauche et de l’extrême droite, on y trouve des articles du philosophe slovène Slavoj Zizek, mais aussi de Curtis Yarvin, théoricien d’un technomonarchisme à l’américaine. « Nous voulons un débat robuste », explique Sohrab Ahmari, tout en affirmant être en désaccord avec ce dernier. Ahmari est très attaché à la question sociale.

Soutiens de Trump

Fin septembre, il a signé un article avec Matthew Schmitz, dans lequel il affirme toujours soutenir Trump, notamment pour cette raison. « Le Parti républicain ne s’est pas défait de son reaganisme économique. Avec cet article, nous voulons combattre cette tendance. » Lorsqu’on lui rappelle que Joe Biden a obtenu l’adoption de lois bien plus favorables à l’industrie américaine que Trump, il balaie l’affaire du revers de la main. « En tant que père, je ne veux pas que mes enfants soient exposés à l’idéologie du genre, pour moi, c’est viscéral… » Face aux idées imposées d’en haut par la gauche, les catholiques subiraient aujourd’hui aux Etats-Unis « une dhimmitude », soit l’asservissement qu’auraient vécu les minorités religieuses en terres d’islam, d’après l’historiographie d’extrême droite.

 

Le dernier orateur à Steubenville n’est autre que J.D. Vance, candidat républicain au Sénat, dont le parcours a été particulièrement remarqué. Il s’est fait connaître grâce à son livre Hillbilly élégie (Globe, 2016), adapté au cinéma par Netflix, en 2020. Il y raconte son enfance de petit Blanc en Ohio, entre une mère toxico et une grand-mère venue à sa rescousse. En 2016, Vance était opposé à Trump. Il a changé de position après être entré dans la course au Sénat en 2021. Vance s’est entre-temps converti au catholicisme, en 2019. A Steubenville, il salue la qualité des intellectuels réunis, puis il revient sur le rôle de l’argent en politique : c’est, dit-il, une ressource indispensable pour gagner une campagne électorale. Il peut, pour sa part, compter sur le soutien du technomilliardaire Peter Thiel, l’un des plus importants donateurs du Parti républicain pour les midterms et soutien de Donald Trump en 2016.

Après un discours plutôt banal, Vance est chaudement applaudi. Dans une interview accordée en 2021, il déclarait que si Trump était réélu il devrait « virer tous les bureaucrates au sein de l’administration pour les remplacer par [leurs] gens. Lorsque les tribunaux essaieront de l’arrêter, Trump devrait dire au pays : “Le premier magistrat a rendu sa décision, laissez-le maintenant l’appliquer.” »

Placé face à ce scénario, Adrian Vermeule le rejette fermement. Inutile pour lui d’aller aussi loin, d’autres le font à sa place. Fin observateur de la droite radicale et vice-président des études politiques au think tank de centre droit Niskanen Center, Geoffrey Kabaservice le remarque : « L’Amérique ne sera jamais une théocratie catholique, mais des candidats comme Vance banalisent l’idée que si Trump obtient un second mandat il doit aller plus loin dans ses attaques contre nos institutions et nos normes démocratiques. » Aux Etats-Unis, depuis Trump, les intellectuels qui construisent des utopies risquent d’être pris de vitesse par le réel.

 

Marc-Olivier Bherer South Bend (Indiana), Steubenville (Ohio), Washington, envoyé spécial