« Hier comme aujourd’hui, c’est en Ukraine que se joue la sécurité de l’Europe »

Un texte fondamental publié dans le Monde du 08/06/2022

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Dans un entretien au « Monde », l’historien américain Timothy Snyder explique comment la guerre en Ukraine témoigne de la place centrale occupée par ce pays dans les relations entre puissances européennes rivales depuis plus d’un millénaire.

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer

Timothy Snyder est un historien américain, spécialiste de l’Europe centrale et de la Shoah. Il est professeur à l’université Yale (Connecticut) et chercheur à l’Institut des sciences humaines à Vienne (Autriche). Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, tous parus en français chez Gallimard, Timothy Snyder a publié une nouvelle édition de son œuvre maîtresse, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 752 p., 32 euros).

Au début du conflit, les Ukrainiens formulaient des demandes modérées pour arriver à une paix négociée. Maintenant qu’ils ont réussi à faire reculer les Russes en différents endroits, ils sont plus exigeants. Selon vous, quelles sont les conditions pour garantir la sécurité du pays ?

Sur ce sujet, la principale chose à dire est qu’il revient aux Ukrainiens de définir ces conditions. En tant qu’Américain, je ne crois pas être en position de leur prescrire les modalités de leur sécurité. Toute négociation doit cependant reposer sur un élément essentiel : l’agression armée ne doit pas être récompensée. Il me semble évident aussi que la guerre ne peut pas se terminer sans que l’Ukraine ait obtenu de ses partenaires occidentaux qu’ils se portent garants de sa sécurité. Nous devons nous engager en ce sens, il nous revient de réfléchir à l’avenir que nous souhaitons pour l’Ukraine, afin qu’elle puisse sortir de la guerre sans craindre son retour.

Cela signifie-t-il, comme l’a déclaré le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, qu’il faut « affaiblir durablement » la Russie ?

De Washington, ou de toute autre capitale étrangère, une illusion peut facilement s’emparer de nos dirigeants : il est tentant de croire que l’on pourrait définir à distance, de manière très précise, ce à quoi la fin de la guerre ressemblera ou doit ressembler. Ce n’est clairement pas le cas. Je ne pense pas non plus que l’affaiblissement de la Russie soit un objectif cohérent. La priorité reste de fournir aux Ukrainiens les matériels militaires dont ils ont besoin pour poursuivre les combats et l’emporter.

Le moral des soldats ukrainiens est bien meilleur que celui des Russes. Le droit est aussi de leur côté. Une chose leur manque : du matériel militaire. Ils n’ont pas suffisamment de pièces d’artillerie, de tanks, de véhicules de combat, etc. L’Occident peut mettre à leur disposition tout ce qu’il faut pour qu’ils puissent mieux faire face à l’envahisseur russe. Nous devons aussi apporter l’aide financière et humanitaire dont l’Ukraine a besoin.

Depuis le début de la guerre, le président français, Emmanuel Macron, fait régulièrement l’objet de critiques. On lui reproche d’avoir une approche trop conciliante envers son homologue russe, Vladimir Poutine. Qu’en pensez-vous ?

Mon impression générale est que le président français vise un objectif impossible à atteindre : terminer la guerre d’une façon telle que l’Occident se trouve du bon côté, celui de la justice, mais sans que l’invasion russe se solde par une défaite claire. C’est une position intenable. On ne peut pas se prétendre du bon côté si l’objectif poursuivi est autre chose qu’une victoire ukrainienne. Entretenir ce genre d’ambiguïté encourage la Russie à croire qu’elle peut gagner et qu’elle peut faire durer la guerre sans rencontrer une résistance trop vive de l’Ouest. Bien entendu, je ne connais pas le contenu des nombreux échanges entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine. Je m’abstiendrai donc d’émettre des critiques directes à l’encontre du président français. Mais il m’apparaît inutile de chercher une forme d’entre-deux.

 

Emmanuel Macron et le chancelier allemand, Olaf Scholz, ont récemment mené des entretiens conjoints avec Vladimir Poutine. Ils donnent l’impression aux Ukrainiens de conduire une politique d’apaisement. C’est profondément décevant et démoralisant. Berlin et Paris devraient sans doute engager davantage de consultations avec Kiev.

Nous devons reconnaître que la Russie livre une guerre de destruction, avec des visées génocidaires. Face à une telle situation, d’un point de vue stratégique, mais aussi moral, la France doit prendre une position claire. Une fois que la Russie aura été défaite, viendra le temps de la diplomatie, et la France pourra alors pleinement conduire sa politique de médiation. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les deux camps combattent toujours et on ne sait pas à qui reviendra la victoire.

Français et Allemands cherchent avant tout à prévenir une escalade du conflit…

Pour éviter une aggravation du conflit, il n’y a qu’une chose à faire : armer les Ukrainiens afin qu’ils puissent repousser l’ennemi. Quand les Russes ont vu qu’ils ne parviendraient pas à s’emparer de Kiev, ils ont reculé, ce qui est un pas dans le sens d’une désescalade. Les craintes exprimées sur le risque d’une montée des tensions ne sont rien de plus qu’une forme de couverture idéologique pour masquer notre manque de courage.

Peut-on dire que Poutine aura aidé, de façon tragique, à consolider l’identité nationale ukrainienne ?

Le courage dont fait preuve le peuple ukrainien depuis le 24 février ne peut en aucune façon être mis au crédit du président russe. Si la nation ukrainienne n’avait pas existé avant cette date, il n’y aurait jamais eu une telle résistance, coordonnée avec une efficacité si remarquable. Les Ukrainiens se sont montrés bien plus redoutables que ne le croyaient les grandes puissances, la Russie en tout premier lieu. C’est un signe de la maturité de l’Etat ukrainien.

Face au péril, les Ukrainiens ont compris à quel point il était nécessaire de se serrer les coudes et de faire front. Février 2022 restera un moment décisif pour les Ukrainiens dans la façon dont ils se représentent collectivement. L’essence d’une nation, d’un peuple, n’est déterminée par personne d’autre que par les premiers concernés, par ce qu’ils sont prêts à faire en son nom. Face à l’épreuve du feu, les Ukrainiens ont témoigné d’une volonté de s’engager pour l’avenir de leur pays comme jamais leurs voisins européens n’ont eu à le faire au cours de la période récente.

C’est une raison de plus d’aider ce pays qui souffre atrocement. Nos paroles prennent là-bas un sens que l’on ne mesure pas. On ne peut pas réfléchir en des termes froidement géopolitiques. Il faut se souvenir que des dizaines de millions de personnes vivent dans la peur et que nos mots, nos silences résonneront encore longtemps là-bas, bien au-delà de la dernière séquence d’actualité.

Affirmer, comme l’a fait Emmanuel Macron, que Russes et Ukrainiens sont « des peuples frères » est choquant. Il reprend ainsi le discours impérialiste russe. Les Ukrainiens eux-mêmes rejettent cette idée d’un lien qui serait naturel avec les Russes.

 

Justement, revenons sur l’histoire de l’Ukraine. Pouvez-vous nous expliquer ce qui fait le caractère distinct de ce pays par rapport à son voisin russe ?

L’Ukraine a une histoire dont les contours ressemblent à ceux de la plupart des pays d’Europe occidentale. Kiev est l’une des plus anciennes villes d’Europe orientale, sa création remonte au VIe ou au VIIe siècle. Elle devient le siège d’un Etat médiéval, la Russie kiévienne, fondé par des Vikings au IXe siècle, dans une Europe où les peuples scandinaves viennent se frotter au monde laissé par Charlemagne. L’Etat instauré à Kiev suit un développement typique de l’époque dans la région. Ses dirigeants peuvent choisir entre différents types de christianisme, certains ont même envisagé de se convertir au judaïsme ou à l’islam. Mais la plupart décident finalement d’adopter le rite byzantin. Des problèmes de succession, toutefois, font que ce qu’il reste de cet Etat tombe et est défait par les Mongols au début du XIIIe siècle.

En 1362, Kiev et ses environs sont intégrés au grand-duché de Lituanie, puis au sein de la République des deux nations formée avec le royaume de Pologne. Kiev se développe alors en lien étroit avec Vilnius et Varsovie. C’est à travers ces relations qu’elle a vécu la Renaissance et la Réforme, des transformations historiques partagées par l’ensemble de l’Europe.

En 1648, une sorte de protomouvement national surgit avec la rébellion cosaque contre la colonisation polonaise et l’exploitation des paysans ruthènes. Elle participe à l’affaiblissement de la République des deux nations. Au même moment, la Russie opère un pivot de l’Asie vers l’Europe. En 1686, la Pologne cède Kiev à la Moscovie. Après plus de mille ans d’existence, Kiev est pour la première fois gouvernée par un Etat russe. C’est alors que les Russes commencent à faire circuler le mythe d’une relation intrinsèque les liant à cette ville. Mais, en vérité, Moscou prend forme au XIIIe siècle à l’extrémité de la Russie kiévienne, peu avant que cette principauté disparaisse. La ville naissante tombe par la suite sous domination mongole, sans être intégrée au duché de Lituanie, comme la plus grande partie de l’ancienne Rus’. Le lien est donc beaucoup plus ténu que ne le prétend le récit impérialiste russe, selon lequel Kiev est la première ville russe.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’Ukraine occidentale est annexée par la Russie. Au même moment, un territoire à l’extrême ouest passe sous le contrôle de la monarchie des Habsbourg. Au siècle suivant, l’Ukraine vit, comme plusieurs nations d’Europe, une forme d’éveil national, avec l’essor d’un mouvement promouvant la langue et la culture locales, qui sera réprimé par la Russie impériale.

L’Ukraine accède pour la première fois à l’indépendance à l’issue de la Grande Guerre…

La force du mouvement national ukrainien est si grande qu’au cours de la première guerre mondiale presque personne ne remet en question l’existence de la nation ukrainienne. Cependant, plusieurs puissances estiment que le territoire ukrainien leur revient en partie ou en totalité, ce qui fragilise le projet national.

Au moment de la révolution russe, des militants ukrainiens réagissent en créant la République populaire ukrainienne, avec Kiev pour capitale, en 1918. Puis, après la dissolution de l’Empire austro-hongrois, une deuxième république ukrainienne est créée à l’Ouest, avec pour capitale Lemberg (Lviv aujourd’hui). La république occidentale est détruite par la Pologne en 1919, avec le soutien des forces de l’Entente, dont la France. La Galicie est alors incorporée au sein de la Pologne. A l’Est, les républicains se retrouvent sous le feu croisé des révolutionnaires russes et des Russes blancs. La République populaire ukrainienne s’effondre en 1921 et le conflit se termine par la création de l’URSS l’année suivante, mais le combat armé a permis de démontrer à Lénine, à Staline et aux bolcheviques que l’Ukraine formait un intense foyer de résistance. Ce fait dément ce qu’affirmait Poutine en février, au moment de lancer la guerre. Le président russe disait alors que Lénine avait créé l’Ukraine en 1922 dans un élan de générosité. Rien n’est plus faux. La République ukrainienne a été instituée au sein de l’URSS afin de contenir le projet national ukrainien.

Cette première indépendance continue d’occuper une place importante dans la construction nationale ukrainienne. Lorsque le pays recouvre son autonomie, en 1991, le chant patriotique L’Ukraine n’est pas encore morte est désigné hymne national, comme il l’avait déjà été dans les années 1920. De même, le trident, un autre symbole de l’époque, est redevenu l’emblème national. La première indépendance reste une date importante, mais ce n’est pas la seule. On voit aujourd’hui des soldats déployés sur le terrain faire référence aux Vikings ou aux Cosaques, ce qui atteste d’une mémoire nationale qui se déploie sur plusieurs siècles.

Dans vos travaux, vous avez cherché à donner une unité géographique aux crimes commis par les nazis et par les Soviétiques dans la région. Vous avez appelé ce vaste territoire, qui s’étend sur plusieurs pays d’Europe orientale, les « terres de sang ». L’Ukraine, plus que tout autre pays, a été marquée par la violence du totalitarisme. Quels parallèles peut-on tirer entre les années 1930 et 1940 et aujourd’hui ?

Une première chose saute immédiatement aux yeux : c’est en Ukraine que se joue la sécurité de l’Europe. Lors de la première guerre mondiale, l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois cherchaient déjà à s’assurer le contrôle du pays. Pour ces deux puissances, c’était une priorité. Dans les années 1930, Staline considérait, lui, l’Ukraine comme un territoire-clé pour la soviétisation générale de l’URSS. Enfin, les nazis ont fait de la conquête de ce pays leur objectif de guerre numéro un. Au XXIe siècle, l’Ukraine continue de faire l’objet de la même convoitise morbide de la part de la Russie, et on voit là que sa sécurité constitue la pièce manquante à la paix et à la stabilité en Europe.

Il m’apparaît important de souligner une seconde constante. Le XXe siècle nous a permis d’identifier le danger très spécifique qui émerge dès lors qu’une grande puissance nie l’existence d’un plus petit pays, ou d’un peuple. Nombre d’historiens, dont je suis, s’inquiètent d’entendre Poutine affirmer depuis dix ans qu’il n’y a pas de nation ukrainienne et que l’Etat ukrainien est une fiction. Ce sont ces arguments qui sont utilisés pour justifier l’invasion. La raison pour laquelle un tel discours est alarmant au plus haut degré est simple : Hitler et Staline ne disaient pas autre chose en 1939, au moment de se partager la Pologne.

Le troisième parallèle que l’on peut établir avec le XXe siècle réside dans la centralité de l’agriculture. En 1932 et 1933, l’URSS a délibérément affamé une grande partie de la population sous son contrôle, plus de 5 millions de personnes sont mortes, principalement en Ukraine. Staline avait lancé en 1928 une politique d’industrialisation générale qui passait par une collectivisation des fermes. Face à l’échec de cette modernisation à marche forcée, Staline a eu recours à la famine comme arme pour soumettre la population. Pour Hitler, cette famine constitue un précédent intéressant, puisqu’il a voulu employer la même stratégie pour s’assurer de dominer ce pays et ses habitants. Un « plan de la faim » fut même imaginé, qui visait à faire périr 30 millions de personnes. La colonisation nazie voulait faire de l’Allemagne une puissance agricole grâce au travail des paysans ukrainiens.

Sans surprise, Moscou utilise de nouveau les denrées comme une arme de guerre en imposant un blocus sur la mer Noire qui empêche l’exportation des céréales produites en Ukraine. La Russie menace de faim des dizaines de millions de gens autour du monde.

Dans la postface à la nouvelle édition des « Terres de sang », vous expliquez que Poutine propage depuis plusieurs années l’idée que les crimes nazis ne peuvent pas être comparés, et interdit toute critique envers Staline. Une telle vision de l’histoire a servi à préparer l’invasion de l’Ukraine, selon vous. Pourquoi ?

Dans la Russie de Vladimir Poutine, la Grande Guerre patriotique sert de repère idéologique. Le président russe cherche à présenter son pays comme une force condamnée à l’héroïsme. Confrontée à un supposé risque génocidaire contre certaines populations russophones en Ukraine, elle doit réagir. Selon Poutine, il existerait une russophobie, symbolisée par la figure la plus diabolique qui soit, un nazi, ce que serait le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Toutefois, le prétendu nazisme de ce dernier se résume en vérité à un refus de se plier aux exigences du Kremlin, un refus d’admettre que l’Ukraine devienne une colonie russe. Avec ce discours sur le nazisme, Poutine cherche à faire oublier l’impérialisme qui l’anime.

Poutine s’appuie sur un tour de passe-passe développé par le régime soviétique pour absoudre Moscou de ses crimes et construire le mythe d’une innocence russe. La manœuvre consiste à faire des procès de Nuremberg l’unique autorité sur les crimes de guerre et les atrocités de masse. La raison en est simple : seuls les meurtres nazis y ont été jugés, sans s’intéresser à ceux de l’URSS. On occulte ainsi le pacte germano-soviétique de 1939, un traité de non-agression grâce auquel Staline et Hitler sont devenus alliés au début de la seconde guerre mondiale – cette entente a été brisée en 1941 par l’attaque lancée par l’Allemagne contre l’URSS. Ce pacte rappelle cependant que Moscou ne s’est pas toujours opposé au nazisme. Parler de cette alliance est aujourd’hui un crime en Russie, les lois à ce propos ont même été durcies peu avant le début de la guerre en Ukraine.

La Russie opère aujourd’hui des déplacements de populations, des crimes de guerre ont été commis, mais doit-on pour autant parler d’un projet génocidaire, comme vous le faisiez plus tôt ?

Généralement, les régimes qui se sont livrés à de tels crimes de masse ont plutôt cherché à euphémiser leur projet, à cacher leurs méfaits. Ce n’est pas ce que font les Russes. Jour après jour, la Russie fait clairement savoir qu’elle a des visées génocidaires, que ce soit par la voix de l’agence de presse RIA Novosti ou de la télévision, et celle de son président. Le fait que la Russie revendique ouvertement son projet renforce la qualification de génocide pour décrire les événements en cours en Ukraine, car la préméditation est une notion centrale dans la définition du terme « génocide » fixée par la Convention de l’ONU de 1948. Ce texte explique ainsi que le génocide se définit par des actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

La Russie ne fait pas autre chose. Son action en Ukraine vise par exemple à supprimer les élites nationales dans les territoires qu’elle occupe. Des maires, des officiels, des hommes en âge de se battre ont été assassinés en grand nombre. L’objectif est de faire disparaître les personnes essentielles au fonctionnement de l’Etat. C’est ce qu’ont fait les Soviétiques et les nazis au siècle dernier.

Les Russes se livrent à une autre pratique génocidaire : la déportation. Près de 1,3 million d’Ukrainiens, selon Moscou, ont été emmenés vers la Russie. Beaucoup y ont trouvé la mort. Parmi les déportés, il y a un très grand nombre de femmes en âge d’avoir des enfants et des enfants. L’intention est bien entendu de « russifier » la nouvelle génération. Plus de 230 000 mineurs ukrainiens ont ainsi été emportés. Fin mai, Poutine a signé un décret pour faciliter l’adoption d’orphelins ukrainiens, déportés après que leurs parents ont été tués. Une telle politique correspond spécifiquement à ce qui est condamné par l’article II, section E de la Convention de l’ONU sur le génocide : « le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Le génocide passe par le meurtre, mais aussi par l’assimilation contrainte. La Russie ne se cache pas. L’insistance avec laquelle Poutine fait connaître ses crimes nous place face à nos responsabilités : allons-nous laisser faire, allons-nous prêter attention à ce qui est en train de se produire ?

Vous affirmez que le fascisme s’est emparé de la Russie. En quoi précisément le fonctionnement de l’Etat dans ce pays correspond à ce type de régime ?

Ce fascisme s’incarne de plusieurs manières. Notons tout d’abord qu’un Etat corporatif a été mis en place et qu’il permet le contrôle des ressources économiques par ce que l’on appelle en Russie une verticale, c’est-à-dire un fonctionnement pyramidal. La classe dirigeante russe détermine les conditions d’existence économique de la population à un degré jamais atteint en Italie ou en Autriche dans les années 1920 et 1930.

Il y a également en Russie un triomphe de la volonté sur la raison. La propagande permet d’imposer une interprétation de la situation, même si elle ne correspond pas à la réalité. Peu importe que la guerre en Ukraine ne serve en rien les intérêts de la Russie. Tout ce qui compte, c’est la volonté du chef, de Poutine.

Ce qui m’amène à un troisième point : le président fait l’objet d’un culte de la personnalité. La volonté populaire ne s’exprime pas à travers les institutions, elle est incarnée par le leader. Il y a aussi une célébration de la mort qui repose sur le souvenir de la seconde guerre mondiale, du martyre du pays. Le passé est peuplé de morts, l’avenir aussi, ce qui est une idée profondément fasciste. Ajoutez à cela le projet d’écraser un voisin pacifique et les choses deviennent très claires.

La guerre en Ukraine risque-t-elle d’affaiblir la démocratie en Occident ?

Une victoire de la Russie serait une victoire pour tous ceux qui croient que seule la force compte et que les mythes l’emportent sur les faits, qu’ils vivent en France, aux Etats-Unis ou ailleurs. L’invasion de l’Ukraine vise en outre à renverser un gouvernement démocratiquement élu. Le 6 janvier 2021, lorsqu’une foule encouragée par Donald Trump s’est introduite avec force au Capitole, nous avons également assisté à une tentative de faire tomber la démocratie. Ces événements sont liés. Poutine a vu dans l’affaiblissement de nos institutions une occasion, et il en a profité. Si l’Occident ne fait pas front commun pour aider l’Ukraine, Moscou et Pékin y verront une preuve de plus que la démocratie est une imposture, que nous ne croyons pas vraiment aux principes de liberté que nous défendons. Abandonner les Ukrainiens, c’est donc abandonner tout ce en quoi nous croyons. Les enjeux ne pourraient pas être plus élevés.

Timothy Snyder, un historien au chevet de la démocratie

Né en 1969, Timothy Snyder est aujourd’hui l’un des historiens américains les plus influents de sa génération. Son travail sur le destin de l’Europe au XXe siècle, particulièrement son ouvrage Terres de sang, paru en 2010 en langue anglaise, puis publié deux ans plus tard en France (Gallimard), lui a valu une large reconnaissance. A travers ce livre, de retour en librairie dans une édition actualisée, le professeur d’histoire à l’université Yale (Connecticut) souligne la concentration géographique des charniers laissés par les régimes soviétique et nazi. Sur un territoire qui s’étend de la Crimée à l’Estonie et de la Pologne à l’extrême ouest de la Russie, les politiques d’épuration ont fait 14 millions de victimes entre les années 1930 et la fin de la seconde guerre mondiale. L’Ukraine, contre laquelle la Russie de Vladimir Poutine a lancé une offensive qu’on pensait réservée à l’histoire, est le pays où le massacre fut le plus intense.

Les funestes labours de ces « terres de sang » débutent en 1932-1933, lorsque Staline affame délibérément les paysans dans son objectif de moderniser l’agriculture. Ils culminent avec le déploiement de la « solution finale », visant l’extermination des juifs, sous l’occupation allemande. Hitler et Staline sèment la mort en visant bien d’autres populations, et une émulation diabolique se met en place entre les deux tyrans qui s’inspirent l’un de l’autre, dans un enchevêtrement criminel. Timothy Snyder démontre ainsi pour la première fois à quel point les massacres de masse commis à cette époque sont imbriqués. Ils sont une expression de la nature même du totalitarisme.

L’historien s’était déjà intéressé au destin de l’Ukraine dans Le Prince rouge (Gallimard, 2013, publié en 2008 en anglais), une biographie de Guillaume de Habsbourg (1895-1948), qui s’est battu au sortir de la première guerre mondiale aux côtés des Ukrainiens pour leur indépendance. C’est sur la base de ces travaux que l’historien américain investit le débat public pour analyser et dénoncer l’action de la Russie en Ukraine depuis l’invasion du Donbass, en 2014. Il collabore avec différents titres de la presse américaine, dont The New York Review of Books, The New Yorker, The New York Times. Il a également publié de multiples tribunes dans Le Monde et la presse internationale. Spécialiste du totalitarisme, Timothy Snyder s’inquiète du recul de la démocratie dans son pays et dans le monde. Peu après l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, il a publié De la tyrannie. Vingt leçons du XXᵉ siècle (Gallimard, 2017).