HOMMAGE A JACQUES BOUVERESSE

.dans  la lettrde Philosophie magazine

Témoignage

“Il ne peut y avoir de rationalisme sans une bonne dose d’ironie”, hommage de Claudine Tiercelin à Jacques Bouveresse

Claudine Tiercelin publié le 12 mai 2021 

« Avec les philosophes, il ne faut jamais craindre de ne pas comprendre. Il faut craindre énormément de comprendre. Mais il faut chercher à les comprendre, eux. » Jacques Bouveresse qui nous a quittés le 9 mai aimait citer Paul Valéry (ici, dans Anlecta [Gallimard, 1935, pp. 231-232]). En ce fils de paysans du Doubs, que la carrière académique a mené de l’École normale supérieure au Collège de France, en passant par la Sorbonne et la Suisse, la France perd l’un de ses plus grands philosophes et l’un des héritiers de la tradition française du rationalisme, qu’incarnaient ses maîtres Jules VuilleminGilles-Gaston Granger mais aussi Georges Canguilhem et Jean Cavaillès. On sait l’aversion de ce Cacanien de tempérament pour le provincialisme et le nationalisme, sa conviction du caractère « cosmopolite » de la philosophie – l’un de ses textes ne s’intitulait-il pas : « Pourquoi je suis si peu Français » (texte paru en 1983 sous le titre “Why I Am So Very UnFrench”, in Alain Montefiore (ed.), Philosophy in France Today [Cambridge University Press] et repris en français dans Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire [Agone, 2001, pp. 185-216]) ? –, cette politesse de la pensée qui le fit apprécier certains philosophes (LeibnizNietzsche) pour des raisons inattendues, une prédilection marquée pour les chemins peu fréquentés, les doctrines interdites et les auteurs mal famés comme Oswald Spengler ou le poète Gottfried Benn, le satiriste Karl Kraus, les positivistes du Cercle de Vienne ou encore Robert Musil.

Très vite, Bouveresse s’intéresse à des sujets jugés avec dédain par la quasi-totalité alors de ses contemporains : la philosophie analytique anglophone, la logique mais aussi la philosophie autrichienne. De tempérament aussi généreux et chaleureux que modeste, il aura toujours ce sens du combat pour la connaissance et la recherche de la vérité, qu’il juge constitutif de la vie universitaire et du métier de professeur, mais qui doit se tenir à mille lieues du militantisme. L’engagement politique se fait ailleurs.

Ses premiers livres pionniers, La Parole malheureuse (Éditions de Minuit, 1971), La Rime et la Raison (Éditions de Minuit, 1973), Le Mythe de l’intériorité (Éditions de Minuit, 1976 ; 2de édition avec une nouvelle préface, 1987), devenus depuis des classiques, justifient pleinement qu’on voie d’abord en lui le spécialiste incontesté de Wittgenstein et de la « philosophie du langage », un proche aussi du positivisme logique dont il ne cessera de vanter les « lumières » (dans Essais VI. Les Lumières des positivistes [Agone, 2011]) et de dénoncer les malentendus entourant ses représentants (Rudolf Carnap ou Hans Reichenbach), émigrés aux États-Unis pour fuir les nazis. Incontestable aussi est l’enracinement de sa pensée dans la tradition autrichienne, qui tranche, par le style et les thèmes, avec la tradition si différente de Heidegger, bien implantée alors en France : l’attention aux pièges et limites du langage ordinaire, le souci de la logique, cet art formel de raisonner indispensable à l’exercice de la pensée, une analyse de la connaissance scientifique qui ne se mue jamais en idolâtrie de la science et des scientifiques, pas plus qu’elle ne réduit la question proprement philosophique de la justification des théories et des critères de leur acceptation rationnelle à leur inscription dans l’histoire et à leur contexte sociologique. Ces choix, la fidélité à ces convictions et aux exigences éthiques constitutives de la discipline philosophique, d’un livre à l’autre, ne varieront pas.

Mais l’univers intellectuel de Bouveresse est bien plus étendu. Si les références à la philosophie anglo-saxonne abondent, des plus anciens (les empiristes classiques, Bertrand Russell) aux plus contemporains avec lesquels il noua un dialogue constant (Michael DummettCrispin WrightHilary Putnam), il était plus ancré encore dans la tradition allemande et surtout autrichienne. S’il est bien l’héritier d’une longue tradition rationaliste française, ses références étaient aussi : BolzanoFregeHelmholtzMachBoltzmann, Carnap, SchlickGödel, Reichenbach, Popper. Et dans ce vaste domaine qui s’étendait de la philosophie à la littérature et à la poésie, à la science et à la logique, sans parler de la musique, à laquelle ce mélomane passionné aura consacré trois de ses derniers livres (Le Parler de la musique, 3 tomes, L’Improviste, 2017-2020), on sent le germaniste épris de Lichtenberg, de Hofmannsthal, et plus encore de ses deux auteurs favoris, Robert Musil et Karl Kraus. 

On doit à Bouveresse d’avoir fait comprendre à nombre de jeunes philosophes français peu versés dans cette tradition, l’importance pour la philosophie, d’auteurs analytiques contemporaines devenus depuis des classiques. Mais, paradoxalement, dans sa propre pratique, et servi, comme ses maîtres Vuillemin et Granger, par une érudition impressionnante en histoire de la philosophie, il a souvent préféré à l’exposé par thèses et arguments, le recours au commentaire serré des œuvres, la citation exacte, permettant, à partir du texte, de circonscrire un problème. L’étendue et l’originalité de l’approche, dans le fond et le style, la distance ironique, voire la charge satirique, la résistance aux phrases et aux illusions que les philosophes entretiennent souvent sur leur compte, la netteté des choix et des refus au moins autant que des « thèses » systématiques, le disputent à la complexité et à la subtilité des analyses, quel que soit le secteur : philosophie des mathématiques, de la logique, de la perception, de la connaissance, des sciences ou du langage ; quels que soient aussi les objets qui sont décortiqués : réalisme, fondement, règle, système, vérité, signification, nécessité ; place de l’école dans l’éducation, du philosophe dans la cité, poids insolent des médias et du « journalisme philosophique », distance réelle ou apparente entre l’image commune et l’image scientifique du monde, registres scientifiques, éthiques ou religieux de la croyance, ou encore, mode de connaissance de l’écrivain.

Bien que l’emprise exercée par Wittgenstein l’ait toujours rendu méfiant à l’égard des systèmes métaphysiques grandiloquents, Bouveresse n’a cessé d’aborder, avec la distance et l’ironie requises, tous les grands problèmes de la métaphysique (voir ses analyses tout en nuances sur Descartes et Leibniz et la création des vérités éternelles [dans Essais V. Descartes, Leibniz, Kant, Agone, 2006], sur ce qu’est un « système philosophique », ou ses derniers cours au Collège de France sur la nécessité et la contingence), et l’on ne saurait voir en lui un pyrrhonien, ni même un pessimiste. Il est resté un défenseur de la raison, convaincu de la nécessité de sa « reconstruction » (à laquelle nous avons ensemble consacré un colloque au Collège de France), ainsi que des Lumières, tout en étant conscient de leurs limites, et malgré son rejet du culte du progrès (lire Le Mythe moderne du progrès [Agone, 2017]). Toujours il a défendu un réalisme subtil, dans les sciences ou sur la perception, se qualifiant volontiers de réaliste « naïf » ou « désuet », hostile à toutes les formes de relativisme, de constructionnisme et d’idéalisme. Son approche en éthique, qui doit beaucoup à Wittgenstein, à Peirce, à William James mais aussi aux écrivains, va de pair avec un refus du rationalisme moral, et une exploration fine des liens entre la raison et le sentiment. Malgré son extrême défiance à l’égard de la religion (lire Peut-on ne pas croire ? [Agone, 2007] ; Que peut-on faire de la religion ? [Agone, 2011]), il n’a cessé de prendre en compte la dimension éthique et religieuse de la vie humaine. 

La liste de ses essais et articles, celle de sa cinquantaine de livres donnent le vertige. Son œuvre, qui attire de plus en plus de lecteurs, n’est pas seulement celle d’un savant, c’est aussi une œuvre de politique intellectuelle, à destination, notamment, de ceux qui ne sont pas assez attentifs au fait que « la philosophie n’est surtout pas faite pour se raconter des histoires et tenir un discours idéaliste et consolateur » (Le Philosophe et le réel. Entretien avec J.-J. Rosat, Hachette, 1998, p. 33. D’où son goût pour Nietzsche, qui, comme Wittgenstein, « est un philosophe de l’immanence et qui s’oppose aux fausses transcendances »ibid., p. 36) et devraient plus « se méfier de l’étrange rôle qu’on voudrait aujourd’hui faire jouer au philosophe : on attend de lui qu’il fasse la morale à une société qui est dans l’ensemble totalement immorale. Plus la réalité vraie est celle de la compétition économique, du marché et du profit, plus on semble avoir besoin de gens qui rappellent que les grandes idées et les idéaux restent essentiels, même s’ils sont contredits de façon patente et presque insupportable par cette réalité. C’est pourquoi il ne peut y avoir de rationalisme sans une bonne dose d’ironie. Neurath disait déjà que “l’humour est une précondition de la morale”. J’ai envie d’ajouter sur le même ton que l’ironie est une précondition du rationalisme. »

Bouveresse aimait dire de Musil, que c’est « l’un des rares auteurs qui me donnent l’impression d’être toujours parfaitement honnêtes. Avec la plupart des autres, il y a toujours un moment où vous vous dites : “Mais là, il s’est facilité les choses, il n’est pas allé jusqu’au bout, il a sciemment ou inconsciemment omis des éléments qu’il aurait fallu prendre en considération.” C’est très difficile de dire cela de Musil, car son approche est tellement subtile et nuancée : on a l’impression qu’il est capable de considérer tellement d’aspects et de points de vue ! Et d’essayer toujours de le faire avec un minimum de sympathie » (Le Philosophe et le réel, pp. 29-30 et pp. 87-88). 

J’ai toujours pensé que cela s’appliquait parfaitement aussi à Jacques Bouveresse dont on n’a pas fini de mesurer l’importance, la profondeur et l’originalité considérables de la contribution à la philosophie et à la culture.

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