Le clivage gauche-droite fait partie du mobilier national

Régis Debray : « Le clivage gauche-droite fait partie du mobilier national »

Dans un entretien au « Monde », l’écrivain explique les soubresauts de la campagne électorale française par le déclin de la civilisation européenne.

LE MONDE | 03.05.2017 à 06h34 •

 

Ecrivain et médiologue, directeur de la revue Médium – dont le numéro 51 d’avril-juin intitulé « A la française » (220 pages, 14 euros) vient de paraître –, Régis Debray publie Civilisation (Gallimard, 231 pages, 19 euros), une réflexion sur la façon dont « nous sommes devenus américains » et revient sur une campagne présidentielle qui cherche à faire valser les anciens clivages politiques.

Croyez-vous que le clivage entre la droite et la gauche soit dépassé et qu’une opposition entre progressistes et conservateurs, mondialistes et patriotes soit plus adaptée pour qualifier les affrontements idéologiques de notre temps ?

Vous connaissez l’adage prêté à Valéry : « Tout ce qui est simple est faux et tout ce qui ne l’est pas est inutilisable. » Nos politiques, en ce sens, font du bon boulot. Les programmes électoraux, on le sait bien, sont de la publicité mensongère. Les costumiers idéologiques n’ont pas moins de talent, avec du manichéisme pour enfant de 7 ans. L’ouvert contre le fermé ? Vous préférez, cher électeur, la cave ou la terrasse, l’air vicié ou l’air du large ? Bravo. Mais ouvert aux privilégiés du vaste monde ou à ses damnés ? Et en se refermant sur quel petit entre-soi ?

Autre opposition : M. Macron représente les patriotes, soit. Mais où a-t-il obtenu son meilleur score, au premier tour, avec une majorité absolue ? Chez les Français de New York et de la City, patriotes un peu étranges, disons : évasifs. Mme Le Pen oppose le national au mondial, soit. Mais la construction nationale a opéré avec le droit du sol, par assimilation des immigrés venus de partout et sous le signe de l’universel, alors que le nationalisme, c’est l’inverse.

Quant à « progressistes contre conservateurs », cela aurait fait sourire Camus, pour qui le progrès ne consistait plus à faire un monde nouveau mais à empêcher le nôtre de se défaire. C’est-à-dire à conserver autant que faire se peut l’imparfait du subjonctif, la Sécurité sociale, les poulets de ferme, une vieille méfiance envers les banques d’affaires, plus une tendance invétérée à préférer la souveraineté du peuple à celle du people, des copains du Fouquet’s ou de la Rotonde.

Certes, quand on est un bobo, et j’en suis un, on aime mieux le chic rive gauche que le fric rive droite, mais il y a tant de passerelles entre Neuilly et Montparnasse… Et cette fête impudique, sans attendre, avec les vedettes très in du Tout-Paris branché… Allez, les ploucs, vous n’avez pas le choix, alignez-vous, et vite.

Avec des images et des mots bien choisis, les deux camps peuvent se donner le look qu’il faut pour combler les manques à gagner. La réalité de base n’est pas aussi maniable. France d’en haut contre France d’en bas, pour aller vite. Je doute fort que le clivage gauche/droite disparaisse. Il fait partie du mobilier national et sans doute de la nature humaine, comme le yin et le yang. Les intérêts de classe, eux, ne sont pas une vieille lune. Les communicants qui ont oublié le social à force de penser et causer sociétal devraient réfléchir à la sociologie des votes. C’est la bonne vieille lutte des classes par bulletins interposés mais à front renversé, hélas.

Vous avez soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Resterez-vous « insoumis » au point de résister à l’injonction morale en faveur du vote d’Emmanuel Macron afin d’empêcher Marine Le Pen d’accéder au pouvoir ?

La culpabilisation des hésitants, le « tenez-vous correctement » lancé trois fois par jour par les rédactions unanimes et tout ce qui compte en France semblent aussi contre-productifs que le chorus du oui avant le référendum européen. Cela peut donner de l’urticaire. Ne renversons pas les responsabilités. Le néo-libéral et le néo-tribal se renvoient la balle comme larrons en foire, chaque pôle se justifiant et se fortifiant de son opposé, en fait son complémentaire.

Entre un capitalisme financier à qui tout est permis et un socialisme qui a oublié jusqu’à son b.a.-ba s’est ouvert une grande brèche, et le courant d’air qui sort de là fait tourner les ailes du moulin Le Pen depuis une vingtaine d’années. Ceux qui ont ce sentiment ont bien le droit de se donner un temps de réflexion. En se demandant si on peut sortir du cercle vicieux en retournant dans le marigot pour éviter l’averse.

Gribouille, on l’a vu récemment sur le plan international : l’Occident de Bush partant démocratiser le Moyen-Orient sous une avalanche de bombes et le livrant à l’islamisme version Daech. La croisade dite chrétienne a liquidé les chrétiens de la région. Mais, pour nous, qui peut penser qu’un enfant de Jaurès ait la moindre complaisance pour les enfants de Maurras ?

On peut ne pas être d’accord sur tous les points avec M. Mélenchon, c’est mon cas, mais montrer du doigt celui qui est allé hier défier Mme Le Pen dans son fief électoral, qui a enlevé au FN le monopole du vote populaire, et qui a su rallier, par une campagne modernissime, les 18-35 ans aux vieux idéaux d’égalité et de fraternité dont se gaussent nos modernisateurs patentés, cela me paraît cocasse, sinon obscène.

N’étant ni un leader politique ni un leader d’opinion, je n’ai pas à me joindre aux donneurs de consigne. Je peux distinguer, cela dit, entre un danger immédiat et un danger à moyen terme et je me contenterai donc d’aller dans l’isoloir, en citoyen content d’habiter une République où le vote est secret, et la vie privée, privée.

Pourquoi le front républicain s’effrite-t-il à ce point ?

Peut-être parce que la République à la française a disparu sous la démocratie à l’anglo-saxonne. Mais, n’étant pas un politologue, je manque d’outils pour vous répondre un peu finement. Ce sont les questions de civilisation, de religions et de mentalité collective qui m’intéressent en priorité.

Emmanuel Macron n’est-il pas une synthèse détonnante de la vieille France et du Nouveau Monde, de Ricœur et de rock star ?

Notre vaillant et futur président a, en effet, réussi une belle synthèse entre la tradition catholique-sociale, Bayrou et Delors, et la lignée protestante, Rocard et Jospin. Cette martingale miraculeuse avait fait défaut à son lointain prédécesseur, Lecanuet, candidat à la présidentielle de 1965, démocrate-chrétien, agrégé de philo, jeune et photogénique, européen et atlantiste, qui lui aussi voulait casser le système et remettre, textuellement, « la France en marche ».

La Troisième Force est une tradition maison. La IVe République avait déjà l’art de réunir la gauche de droite et la droite de gauche, avec des résultats incertains. Lecanuet avait échoué, je m’en souviens. La Ve République gaullienne retardait la normalisation générale, et Mauriac avait pu renvoyer le « Kennedillon » dans les cordes.

Depuis 1965, nous avons beaucoup progressé. Homo œconomicus a remplacé aux commandes Homo politicus, comme aux Etats Unis, avec voie express du capital au Capitole. On a importé les primaires d’outre-Atlantique, le couple présidentiel monte sur l’estrade main dans la main, on acclame par son prénom la First Lady, la vie publique est privatisée et vice versa, l’image supplante l’écrit, le show avec petits drapeaux est pré-formaté pour la captation vidéo, et un télévangéliste extatique harangue, les bras en croix, des fans en transe.

Sous la rock star, permettez-moi de déceler l’autoentrepreneur du salut en terrain politique. Plus besoin de partis, comme hier de prêtres. A l’illuminé entreprenant, au born again évangélique, rien d’impossible. Le néoprotestantisme a gagné. Quant à un zeste de Ricœur sur la loi travail, puis-je vous rappeler que la romanisation respectait, aux premiers siècles, le génie des terroirs ? Le Gallo-Romain pouvait garder ses dieux et ses coutumes, qui n’étaient pas ceux du Romain d’Afrique ou de Syrie.

L’acclimatation n’est jamais une standardisation. Nous ajoutons au modèle notre French touch, et pouvons en être fiers. Une civilisation contagieuse, dans la force de l’âge, se décline en multiples variantes, elle est une dans son inspiration et plurielle dans ses adaptations locales. Les Bourses européennes ne seront pas les seules à se réjouir le 8 mai prochain, nous aussi nous serons contents de voir succéder à deux présidents incultes un homme de chiffres qui a des lettres. Un vernis, c’est mieux que rien.

Pensez-vous que l’enjeu de cette présidentielle soit « un enjeu de civilisation », comme l’a déclaré Marine Le Pen, dont témoigne la peur d’un changement de peuple, d’un « grand remplacement » de population et d’une transformation de la civilisation française et européenne par l’immigration et le métissage ?

Civilisation est un mot qui se prête à tout, comme, d’ailleurs, peuple ou nation. J’ai tenté dans mon essai de lui rendre son sens précis, braudelien, qui n’a rien de conjoncturel ni d’opportuniste. On peut la définir comme « la première et la plus complexe des permanences ». Le subliminal d’une société, si vous préférez, ce qui persiste à travers le temps et n’a même pas besoin de signer pour s’imposer à tous comme une chose naturelle. C’est un travail séculaire de soi sur soi, toujours en conversation et confrontation avec d’autres civilisations. Ce n’est pas à la merci d’une bourrasque politique.

Une guerre perdue, oui, cela peut précipiter le mouvement, en accélérant les transferts d’hégémonie d’un pays ou d’un continent à l’autre, je pense pour nous à 1940, mais certes pas une défaite électorale. L’américanisation de la France a demandé un bon siècle. Je la fais débuter personnellement en 1918. Le « grand remplacement » par l’islam est un mythe on ne peut plus utilisable puisqu’une politique a toujours deux ingrédients : la peur et l’espérance.

Il faut commencer par faire peur pour rassembler. Et quand il n’y a plus d’espérance crédible, l’inquiétude culturelle, les acquis de l’appartenance deviennent le grand souci. Mme Le Pen pense sans doute à la civilisation occidentale, blanche et chrétienne, face aux cavaliers de Mahomet. Charles Martel contre les Sarrasins. Ça parle à l’imagination, surtout avec les attentats, mais, vu en perspective, ce n’est pas très sérieux. L’Europe est sortie de l’Histoire, au sens fort de ce mot, c’est incontestable, et Valéry l’avait pressenti dès les années trente.

Mais le nouvel épicentre des bons usages, des normes de conduite et des rêves de chacun, l’âme du post-moderne n’a pas filé à Bagdad ni à Djakarta ni à Istanbul, mais en Californie, en passant par New York. Et les raisons qui ont permis ce transfert du centre de gravité ont bien plus à voir avec les révolutions technologiques qu’avec les remous politiques dans l’Hexagone. C’est beaucoup plus large et profond, même si les signes extérieurs du recouvrement, chez nous, sont à la vue de tous.

Le monde s’américanise et l’Europe se provincialise au moment même où la doctrine américaine est évasive, où Trump, tout comme Obama d’ailleurs, ne semble pas prêt à jouer les gendarmes du globe. L’américanisation est-elle paradoxalement à son sommet avec le déclin de l’empire américain ?

Oui, je crois, et cette coïncidence nous paraît bizarre parce que nous sommes devenus des hallucinés de l’économisme. Comme si l’histoire des mentalités n’était que l’ombre portée des courbes statistiques ! En 1945, l’astre américain est à son apogée, avec la moitié du PNB mondial, le monopole nucléaire, une monnaie universelle, et aucune concurrence chinoise. Au même moment, la France est dévastée mais ses codes culturels sont inchangés. Elle ignore le hamburger, le blue-jean, le tag, le rock, le franglais et la semestrialisation à l’université. Seule la géniale Simone Weil a deviné, à Londres, en 1943, l’américanisation en marche du globe.

C’est un vieux classique, ce décalage. La crise économique et monétaire de l’Empire romain, aux IIe et IIIe siècles, sous Marc-Aurèle puis les Sévères, n’a pas empêché cette civilisation dominante de distribuer tout alentour ses bienfaits, ses lois, son architecture urbaine et ses routes. Et c’est cette romanisation qui fera le bonheur du christianisme, la basilique passant doucement du statut de marché couvert à celui de l’église.

Et puis, vous savez, un empire en crise qui a 700 bases militaires sur les cinq continents, dix porte-avions en activité, la Chine et la Russie n’en ont qu’un chacune, et dont le budget de la défense équivaut à celui de la totalité des autres pays peut voir venir sans trop de crainte. Et ne parlons pas de l’essentiel : l’emprise des GAFA [Google, Amazon, Facebook, Apple] sur notre pratique du monde.

Quant aux empereurs un peu dingues, Rome en a connu plus d’un. La romanisation de l’Europe barbare fut une formidable réussite ; qu’on la juge bonne ou mauvaise, l’américanisation du monde en est une autre.

Ne minimisez-vous pas l’islamisme radical qui, lui, prétend mener une véritable guerre de civilisation et imposer la sienne aux « mécréants » ? L’Union européenne, qui se réduit pour vous à un supermarché désincarné, ne pourra-t-elle donc jamais porter les idéaux et les valeurs des Européens ?

Il y a loin de la coupe aux lèvres. Les idéologues du djihad n’ont pas et de loin les moyens pratiques de leurs prétentions. Lénine aussi était sûr de conquérir l’Occident à court terme en vendant au dernier capitaliste la corde pour le pendre. Et tel fut pris, à la fin, qui croyait prendre. Les programmes millénaristes font peur, ils sont faits pour cela.

Mais pour gagner une guerre de civilisation, aujourd’hui, il faut une offre civilisationnelle supérieure à celle qu’on attaque, en matière de connaissances scientifiques, d’innovations technologiques, d’hégémonie politique, de moyens militaires et surtout de mieux-disant culturel, musique, cinéma, confort. L’acceptation de la mort comme clé du paradis chez quelques individus déséquilibrés ne suffit pas, me semble-t-il, même si cela peut faire beaucoup de dégâts dans nos sociétés privées de mythologies et pour qui la mort est la fin de tout.

Quant à l’Union européenne, paix à son âme. L’euro pourra survivre mais cette administration aura été si désincarnée que son évanescence après-demain risque de passer inaperçue.

Pensez-vous, comme Walter Benjamin, qu’« il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie » ?

Oui, bien sûr. Il fallait des esclaves aux hommes libres d’Athènes, des serfs et des bûchers aux constructeurs de cathédrales, du bois d’ébène à nos Lumières, de la chicotte coloniale à nos républiques libérales et il faut des ouvrières du textile surexploitées au Bangladesh à nos défilés de mode. C’est un lieu commun, mais il n’est jamais mauvais de se le rappeler alors qu’on fait de son mieux pour l’oublier.

Votre livre n’est-il pas une façon de dire aux lecteurs qu’il ne sert à rien d’avoir peur du déclin, et qu’il faut accompagner avec une sorte de joie tragique l’Europe dans sa chute ?

Je fais totalement mien le deuxième terme de votre alternative. La joie tragique peut même se doubler d’une certitude, rien ne meurt, tout se transforme. Il faut rappeler aux déclinistes qu’on ne parle plus de Bas Empire romain mais d’Antiquité tardive, et c’est justice. Aucune période ne fut plus féconde, essaimante et rebondissante que cette prétendue décadence. Il y a toujours ailleurs une reprise du flambeau, et notre modernité tardive aura aussi ses héritiers.

Les Romains vainqueurs croyaient en avoir fini avec la Grèce, elle leur a survécu, pendant dix siècles, en resurgissant à Byzance. L’Autriche-Hongrie a cessé d’être une grande puissance après sa défaite devant la Prusse, à Sadowa, en 1866, et Vienne est ensuite devenue la capitale mondiale des arts et des sciences d’avant-garde, Freud, Schönberg, Wittgenstein, jusqu’à l’arrivée d’Hitler. Un demi-siècle d’effervescence créatrice.

Nous sommes tous, historiquement, les enfants de la Joyeuse Apocalypse. Une raison de plus pour ne pas jeter le manche après la cognée, vous ne croyez pas ? Notre monde modélisé par l’Amérique est un fait, mais cela n’interdit à personne ni à aucun pays, dans son coin, de créer et d’inventer.

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Nicolas Truong
Responsable des pages Idées-Débats