« Le gouvernement indien est l’un des plus épouvantables au monde »

 

Amartya Sen : « Le gouvernement indien est l’un des plus épouvantables au monde »

Le Prix Nobel d’économie 1998 publie ses « Mémoires » et analyse l’influence du poète Rabindranath Tagore et du bouddhisme sur sa formation.

Propos recueillis par Julien Bouissou

Publié le 19/12/2022 dans Le Monde

Amartya Sen est un philosophe et économiste, lauréat du prix Nobel, dont les travaux ont eu une influence mondiale sur la façon dont sont abordés de nombreux sujets comme le bien-être, le développement humain, la famine ou encore la pauvreté. Il revient dans son ouvrage Citoyen du monde. Mémoires (Odile Jacob, 480 pages, 26,90 euros), sur les penseurs et les événements qui ont façonné son parcours.

C’est un Prix Nobel, le premier à l’avoir reçu en Asie, en 1913, qui donne à vos parents l’idée de vous appeler Amartya, ce qui signifie « immortel » en sanskrit. Quel rôle l’écrivain Rabindranath Tagore a-t-il joué dans votre vie ?

Rabindranath [1861-1941] a fondé l’école de Santiniketan [Bengale-Occidental], où j’ai eu la chance d’étudier, puisque mes parents refusaient de s’installer à Dacca ou à Calcutta, par crainte des bombardements japonais pendant la seconde guerre mondiale. C’était le seul endroit d’Inde où l’on apprenait des choses sur l’Afrique, l’Asie, l’Europe ou l’Amérique latine, et pas seulement sur l’Inde ou l’Empire britannique. Et puis l’école mettait l’accent sur l’éveil de la curiosité plutôt que sur la course à l’excellence.

Rabindranath a aussi été l’un des rares intellectuels à s’inquiéter du nationalisme, à une époque où l’Inde luttait pour son indépendance. Il prenait d’ailleurs garde à dissocier sa critique de l’impérialisme britannique de son peuple ou de sa culture. Il est aussi l’un des premiers à mettre en garde contre le danger du communautarisme qui divise en fonction de l’appartenance à la religion. On en voit d’ailleurs aujourd’hui les résultats dévastateurs avec le gouvernement indien, qui est l’un des plus épouvantables au monde, car il est communautariste au sens le plus étroit du terme, lorsqu’il s’en prend aux musulmans et propage l’idée que les hindous forment une nation.

La partition entre l’Inde et le Pakistan, au moment de l’indépendance, et plus généralement les émeutes entre hindous et musulmans vous ont-elles tenu à l’écart de la religion ?

A l’âge de 12 ans, je ne cessais de dire à mon grand-père que je ne croyais en aucun Dieu, et il m’a alors fait découvrir l’école Lokayata, une doctrine philosophique hindoue de l’Inde ancienne. C’est une philosophie qui rejette l’existence de tout sauf de la matière. Mon père était professeur de chimie, et son assistant m’avait montré, dans son laboratoire, comment des liquides mélangés pouvaient changer de forme et de couleur, et, depuis ce jour-là, je me suis dit que c’est ainsi que la vie apparaissait.

Plus tard, les enseignements de l’école Lokayata m’ont sauvé la vie. Lorsqu’à 18 ans j’ai eu un cancer de la bouche, je suis allé voir le médecin, qui m’a dit : « Je ne sais pas ce que c’est, Dieu seul le sait, lui qui fait tant de choses sans qu’on les comprenne. » Et là, je me suis souvenu d’avoir lu que quand vous recherchez la cause d’un phénomène, il ne faut pas la chercher dans le monde extérieur, mais dans le phénomène lui-même. J’ai alors demandé à un ami étudiant en médecine de me donner des livres sur le cancer. Je les ai lus la nuit et j’en ai conclu que j’avais un cancer.

Dans vos Mémoires, vous écrivez avoir été influencé par Bouddha…

Oui, je l’ai découvert très jeune, et il m’a ému parce qu’il s’intéresse aux raisons qui nous poussent à accepter une position et à en rejeter une autre, sans faire appel à nos croyances. Ensuite, il a fait passer nos préoccupations religieuses de la croyance à l’action, c’est-à-dire de la question « Dieu existe-t-il ? » à « comment devons nous agir ? » Et il aborde l’éthique de manière complètement différente que dans le contrat social de l’Occident, où chacun accomplit des bonnes actions à condition que les autres fassent de même.

 

Pour Bouddha, faire le bien n’est pas l’objet d’une transaction, les individus ont le devoir de faire unilatéralement ce qu’ils identifient comme le bien. Il faut faire le bien sans condition, c’est ce qui explique, par exemple, le fait que, dans le bouddhisme, les humains ont des devoirs envers des animaux sans défense et pas seulement envers les autres humains.

Vous aviez justement le projet de faire revivre la plus grande université bouddhiste de l’histoire, à Nalanda, dans le nord de l’Inde, avant de l’abandonner, en 2015. Pourquoi ?

Le commerce favorise les échanges et les interactions entre les peuples, mais il ne faut pas envisager les échanges mondiaux sous ce seul angle. La mondialisation est autant l’aboutissement de nouveaux débouchés commerciaux que la volonté de parler aux autres, d’apprendre à leur contact. L’activité intellectuelle pousse aussi les gens à voyager.

Si la route de la soie a permis aux marchandises de circuler entre l’Europe et l’Asie, au début de notre ère, la route de Nalanda a permis à des civilisations de voyager et de se rencontrer. Nalanda est la plus vieille université du monde, qui a attiré des étudiants de toute l’Asie entre le Ve et le XIe siècle. C’était la seule université où les Chinois étudiaient hors de Chine. La pédagogie était unique, car elle reposait sur le dialogue et le débat, et l’on y trouvait des cours de langue, d’astronomie, de météorologie, de médecine ou encore de sculpture.

 

Nalanda fait partie du patrimoine mondial. Pour favoriser le dialogue et les échanges entre cultures, le gouvernement indien avait voulu faire revivre ce projet et m’avait nommé chancelier de la nouvelle université de Nalanda. Hélas, ce projet n’a pas survécu à l’arrivée au pouvoir, en 2014, de l’hindouisme politique, qui ne veut voir dans l’Inde ancienne qu’une Inde hindoue !

N’avez-vous pas sous-estimé l’impact du changement climatique dans la lutte contre la pauvreté ?

Le changement climatique m’a toujours beaucoup intéressé, mais, avec d’autres économistes, nous l’avons trop négligé, et c’était une erreur. J’ai pris conscience du danger du changement climatique bien trop tard, mais il ne faut pas penser qu’il est la seule cause de la pauvreté. Il y a, par exemple, une région très pauvre de l’est de l’Inde, dans l’Orissa, qui est souvent ravagée par les cyclones. Tout le monde en a déduit que le niveau élevé de pauvreté est la conséquence des catastrophes naturelles, et donc du réchauffement climatique, ce qui est en partie vrai, mais il y a d’autres causes qui ne doivent pas être sous-estimées, comme l’absence de programmes publics de garantie de l’emploi ou de subvention des prix alimentaires.