« Les économistes prétendent souvent à une expertise politique pour laquelle ils n’ont aucune qualification »

Angus Deaton  économiste

Le Prix Nobel d’économie 2015 regrette, dans une tribune au « Monde », le repli de sa profession sur des positions théoriques qui n’embrassent plus le champ des crises contemporaines.

Publié le 30 décembre 2022.Le Monde

De plus en plus de gens se défient de la démocratie libérale et des économistes qui la soutiennent. Mais quels sont la nature et le niveau de responsabilité de ces derniers dans les difficultés que nous rencontrons ?

Les économistes prétendent souvent à une expertise politique pour laquelle ils n’ont aucune qualification, avec, comme on peut s’y attendre, des résultats désastreux. Malgré cela, des critiques avisés prétendent qu’ils ont encore beaucoup d’influence sur la politique économique, et que de ce fait ils continuent à nuire. Cette situation est-elle due à une poignée d’individus qui ont le bras long, ou bien reflète-t-elle un défaut de conception dans leur manière d’aborder les choses ?

Je penche en faveur de cette dernière hypothèse. Non seulement la plupart des économistes n’ont pas prédit la crise, mais, selon certains, ils l’auraient même facilitée. Les fiers apôtres de la mondialisation et du changement technologique ont enrichi une étroite élite financière et managériale, redistribué les revenus et les richesses du travail vers le capital, détruit des millions d’emplois…

 

Pourtant, selon l’économiste Alan Blinder, les responsables politiques suivent rarement les conseils des économistes. Ils utilisent leur analyse comme un ivrogne utilise un lampadaire : pour se soutenir, pas pour s’éclairer. Même s’il y en a un certain nombre, tous les économistes ne sont pas des tâcherons serviles qui adoptent des positions pour plaire à leur maître. Le problème est plutôt qu’un bon travail peut être utilisé à mauvais escient.

Mea culpa

Je pense que M. Blinder a raison, mais pas toujours. Secrétaire américain au Trésor du président Clinton de 1999 à 2001, Lawrence Summers a utilisé toute sa puissance intellectuelle, son savoir et sa force de persuasion pour alléger les restrictions sur les flux internationaux de fonds spéculatifs, sur les produits dérivés et sur d’autres instruments financiers plus exotiques. En revanche, d’autres économistes (dont MM. Blinder et Stiglitz) se sont farouchement opposés à cette proposition. Beaucoup d’observateurs ont affirmé par la suite que ces changements de l’ère Clinton ont contribué à la crise financière asiatique de 1997-1998 et à la crise financière mondiale une décennie plus tard.

 

A l’époque, la plupart des économistes avaient tous plus ou moins adhéré à l’idée que l’économie moderne nous avait donné les outils nécessaires pour nous débarrasser des anciennes réglementations qui limitaient la croissance et dont beaucoup étaient fondées sur des préjugés et des mythes, et non sur la science. Je suppose qu’un mea culpa s’impose maintenant.

John Maynard Keynes (1883-1946), qui a passé une grande partie de sa vie à conseiller les responsables politiques, non sans effet, avait un point de vue différent sur le pouvoir des économistes : « Justes ou fausses, les idées des économistes et des philosophes de la politique sont plus puissantes qu’on ne le croit généralement. A vrai dire, le monde n’est mené par quasiment rien d’autre. » Notons qu’il mentionnait aussi les idées fausses : les bonnes idées ne sont pas les seules à survivre et à prospérer…

Argent et bien-être

Le principal problème de la théorie économique dominante tient à la restriction de son champ d’études, qui était à l’origine le bien-être des populations. Comme l’explique Amartya Sen, l’économie a pris un mauvais tournant lorsqu’elle a été définie comme l’étude de la répartition de ressources limitées entre des bénéficiaires en concurrence. Cette célèbre définition qui l’emporte aujourd’hui est due à l’économiste britannique Lionel Robbins (1898-1984), mais elle restreint considérablement le champ de l’économie, comparée à la définition qu’en a donnée le philosophe américain Hilary Putnam (1926-2016) : l’évaluation humaine et raisonnée du bien-être social, évaluation considérée comme essentielle en économie par Adam Smith (1723-1790).

 

M. Sen compare la définition de Robbins et celle qui fut donnée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle par l’économiste Arthur Pigou (1877-1959) : « Le début de la science économique, ce n’est pas l’étonnement mais le sentiment de révolte face au sordide des rues misérables et à la tristesse de vies flétries. » L’économie devrait porter sur la compréhension et l’élimination des causes du sordide et de la tristesse qui accompagnent pauvreté et privations. Encore une fois, la Théorie générale de Keynes offre un bon résumé : « Le problème politique de l’humanité consiste à combiner trois choses : efficacité économique, justice sociale et liberté individuelle. » Or, nous avons laissé de côté les deux derniers facteurs.

 

Les économistes doivent dépasser leur fixation sur l’argent comme seul critère du bien-être. Et surtout, ils devraient passer davantage de temps avec les philosophes et remettre pied sur le territoire intellectuel qui était au centre de la pensée économique.

(Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz)

Angus Deaton est professeur d’économie à l’université de Californie du Sud et professeur émérite d’économie et d’affaires internationales à l’université de Princeton. © Project Syndicate, 2022.