« Les pays occidentaux seront en meilleure position pour diffuser les principes démocratiques s’ils s’imposent des normes plus ambitieuses »

Ni rêveur,ni utopiste,Piketty dit le souhaitable et le possible.

Publié le 09 juillet 2022 dans LE MONDE

 

L’Europe va-t-elle parvenir à redéfinir sa place dans l’ordre géopolitique mondial ? Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la montée des tensions avec la Chine, les circonstances l’y obligent mais les hésitations affleurent.

Disons-le d’emblée : il faut maintenir le lien avec les Etats-Unis, mais à condition de gagner en autonomie et de sortir de l’égoïsme et de l’arrogance qui caractérisent trop souvent le discours atlantique et occidental face au reste du monde. L’Europe n’a jamais été aussi riche. Elle a plus que jamais les moyens et le devoir historique de promouvoir un autre modèle de développement et de partage des richesses, plus démocratique, plus égalitaire et plus durable. Faute de quoi, la nouvelle alliance occidentale ne convaincra personne dans sa croisade autoproclamée contre les autocraties et l’empire du mal.

Avec les Etats-Unis, l’Europe partage certes une expérience comparable de la démocratie parlementaire, du pluralisme électoral et d’une certaine forme d’Etat de droit, ce qui n’est pas rien. Cela peut justifier de rester dans l’OTAN, dans la mesure où cette alliance contribue à défendre ce modèle. En l’occurrence, le pluralisme électoral est beaucoup plus solidement établi en Ukraine qu’en Russie, et par ailleurs il est inacceptable de laisser sans réagir un pays plus puissant envahir son voisin et détruire son Etat.

La discussion sur les frontières ne doit pas être exclue a priori, mais elle doit se faire dans le cadre de l’Etat de droit et sur la base du double principe de l’autodétermination et du développement équitable et équilibré des régions concernées (ce qui peut exclure la sécession des plus riches ; ce n’est pas le cas ici).

A partir du moment où les membres de l’OTAN défendent des principes clairs, alors il est justifié de soutenir militairement les Ukrainiens contre l’invasion et les destructions, et même d’apporter un soutien plus important qu’actuellement.

Institutions archaïques

Il est également essentiel de reconnaître explicitement les limites du modèle démocratique occidental et d’œuvrer à leur dépassement. Par exemple, il faut se battre pour une justice internationale permettant de mettre en cause les militaires russes et leurs dirigeants pour crimes de guerre, à la condition de rappeler constamment que les mêmes règles devraient aussi s’appliquer à tous les pays, y compris bien sûr aux militaires états-uniens et à leurs agissements en Irak et ailleurs. Les principes de la démocratie et de l’Etat de droit doivent prévaloir partout et tout le temps.

Autre exemple : la Cour suprême des Etats-Unis a considéré pendant près de deux siècles que l’esclavage puis la discrimination raciale étaient parfaitement légaux et constitutionnels, et vient de décider dans son récent chapelet de décisions réactionnaires que le fait de sortir armé dans la rue l’était tout autant. Il faut dénoncer les institutions archaïques qui pullulent aux Etats-Unis comme en Europe et cesser de se présenter au monde comme un modèle démocratique parfait et achevé. Par exemple, la détention des deux côtés de l’Atlantique de la quasi-totalité des médias par quelques milliardaires peut difficilement être considérée comme la forme la plus aboutie de la liberté de la presse.

 

Plus généralement, l’emprise démesurée de l’argent privé sur la vie politique est symptomatique d’un modèle démocratique de faible intensité et contribue à expliquer la déconnexion des programmes et l’abstentionnisme record des plus pauvres. Les pays occidentaux seront en meilleure position pour diffuser les principes démocratiques s’ils s’imposent à eux-mêmes des normes plus ambitieuses.

Transparence patrimoniale

Ils seront aussi plus crédibles s’ils cessent de pactiser avec les régimes les moins recommandables dès lors que cela leur permet de grappiller quelques dollars de plus.

Si aucune réelle sanction n’a été prise contre les oligarques russes, ni d’ailleurs contre les fortunes pétro-monarchiques coupables des pires exactions, c’est pour défendre les intérêts des circuits financiers et immobiliers occidentaux qui abritent ces fortunes, à Paris ou sur la Côte d’Azur autant qu’à Londres, en Suisse ou au Luxembourg. C’est aussi parce que cela nécessiterait une transparence patrimoniale qui risquerait de se retourner contre les fortunes occidentales. Quand le régime chinois a détruit sous nos yeux le pluralisme électoral à Hongkong en 2019, la seule réaction européenne a été de proposer un nouveau traité d’investissement afin d’aller toujours plus loin dans la libre circulation des capitaux, sans contrôle et sans contrepartie.

De façon générale, l’approche occidentale manque cruellement d’un discours crédible sur la justice économique et sociale à l’échelle mondiale. Si l’Inde, l’Afrique du Sud, le Sénégal ou le Brésil ont besoin de ressources pour se développer, qui va les empêcher de faire des affaires avec la Russie ? Si les Occidentaux ne proposent pas un nouveau partage des richesses, alors c’est la Chine qui parviendra à fédérer le Sud.

Il est temps de sortir de la logique des promesses jamais tenues (en particulier celles faites lors du sommet de Paris en 2015 pour aider les pays pauvres à s’adapter au réchauffement climatique) et de passer à une logique de droits.

Concrètement, chaque pays doit pouvoir disposer d’une partie des recettes provenant des acteurs économiques les plus prospères de la planète (multinationales, milliardaires, etc.), en proportion de sa population. D’abord parce que chaque être humain devrait avoir un droit minimal égal à la santé, à l’éducation ou au développement. Ensuite parce que la prospérité des pays riches n’existerait pas sans les pays pauvres : l’enrichissement occidental hier, et chinois aujourd’hui, s’appuie sur la division internationale du travail et sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines de la planète. Il est temps de prendre conscience de cet héritage historique et d’en tirer les conséquences pour l’avenir.

Thomas Piketty(Economiste