A propos de Jacques Bouveresse

Jean-Jacques Rosat : « Bouveresse pratiquait l’essai comme une conversation savante et ironique »

Evocation des « Foudres de Nietzsche… » et des derniers travaux du philosophe, ainsi que de l’importance de Nietzsche dans sa pensée.

Propos recueillis par Florent Georgesco

Professeur de philosophie, Jean-Jacques Rosat a été pendant vingt ans l’assistant de Jacques Bouveresse au Collège de France.

Où en était le manuscrit des « Foudres de Nietzsche… » à la mort de Jacques Bouveresse, le 9 mai ?

Il en avait terminé la rédaction dix mois plus tôt. J’ai alors, selon nos habitudes, revu les notes et préparé le texte pour l’édition. Il y jetait un œil, mais ses intérêts étaient déjà ailleurs. Il travaillait au dernier chapitre d’un nouveau livre sur Wittgenstein – un ouvrage majeur, commencé il y a plus de vingt ans –, Les Vagues du langage (à paraître au Seuil), et menait de nombreuses lectures pour une conférence qu’il devait donner en juin sous le titre « La vérité et le droit : Kant, Kelsen et Karl Kraus ». Il n’a pas eu le temps de l’écrire, mais c’était un prolongement des Premiers jours de l’inhumanité [Hors d’atteinte, 2019], et l’amorce d’un nouveau livre dont la cible principale aurait été Carl Schmitt. La maladie l’a fauché brutalement, en quelques jours, alors qu’il était en pleine activité.

Il avait publié, en 2016, un « Nietzsche contre Foucault » [Agone]. Qu’est-ce qui l’a poussé à revenir sur le sujet ?

Il n’y est pas revenu, il a simplement continué. Les deux livres forment un diptyque non programmé, dont la nécessité s’est imposée à lui en lisant et en écrivant. Les usages à contresens, par les philosophes français des années 1960-1970, des idées de Nietzsche sur la vérité (critiqués dans le premier) lui sont apparus étroitement liés à leur « aveuglement » sur ses idées politiques (mis en évidence dans le second). Mais son intérêt pour Nietzsche ne datait pas d’hier. Dans un entretien qu’il m’avait donné en 1998, Le Philosophe et le Réel [Hachette Littératures], il en parlait comme d’un « auteur fondamental » pour lui. Longtemps « un peu clandestin » (disait-il), son usage de Nietzsche est devenu plus manifeste : il est central dans ses réflexions sur la croyance religieuse [Le Danseur et sa corde, Agone, 2014] et sur la musique [Entre Brahms et Wagner, L’Improviste, 2020].

On réduit souvent Bouveresseà son rapport à la philosophie analytique ou à la pensée scientifique. Ces livres, y compris ce posthume, permettent d’élargir la focale…

Il a défendu bec et ongles Frege, Russell, Carnap et tous ceux qui voient dans la logique, la raison et l’argumentation le socle de la philosophie. Mais son style de pensée n’était pas analytique. Son mode d’écriture favori était l’essai. Il le pratiquait comme une conversation savante et ironique avec des auteurs connus ou inconnus, croisant formules incisives, longues citations, commentaires détaillés, digressions et polémiques, sollicitant constamment le lecteur, sans jamais conclure. Ses références en la matière étaient Lichtenberg, Kraus, Valéry et, bien sûr, Musil – en qui il voyait l’un des meilleurs philosophes du XXe siècle, celui dont il se sentait le plus proche. L’auteur de L’Homme sans qualités [1930-1932] était, lui aussi, un rationaliste satirique et un lecteur de Nietzsche tout à la fois assidu et critique.

EXTRAIT

« Ce que j’ai apprécié chez Nietzsche n’était évidemment pas le Messie ou le Prophète, un aspect qui m’intéresse peu et me répugne même assez profondément, mais l’ironiste. Je l’ai lu à cause de l’ironie impitoyable qu’il applique à tous les faux semblants (…). Si on est attiré comme je le suis par une forme de « rationalisme satirique », c’est-à-dire si on pense que la philosophie n’est surtout pas faite pour se raconter des histoires (…), on a tendance à revenir toujours à Nietzsche. J’ai, il est vrai, été beaucoup moins séduit par un certain nombre d’aspects de la pensée de Nietzsche que je trouve suspects et même inacceptables et qui ne semblaient pas gêner les nietzschéens français. Quel que soit le sens qu’il convient de donner à cette formule, je n’ai jamais eu de sympathie pour l’idée qu’il faut défendre les forts contre les faibles. (…) Mais, même si on pense, comme Valéry, qu’il n’est pas une nourriture, mais un excitant, il reste qu’on a toujours besoin de lui pour se réveiller et se stimuler. »
Le Philosophe et le Réel, pages 32-33

 

Florent Georgesco