Repenser et expliciter notre modèle d’intégration

Intervention de M. Marcel Gauchet, philosophe et historien, rédacteur en chef de la revue Le Débat, au colloque "Le modèle français d’intégration" du 23 novembre 2015. 

 

Jean-Pierre Chevènement 
Je me tourne vers Marcel Gauchet, que je n’ai pas besoin de présenter. 
Je renvoie au cahier de la revue qu’il dirige, Le Débat du mois de septembre-octobre [1] où la question du multiculturalisme et de l’intégration est largement évoquée. 

Marcel Gauchet 
Ce que vous venez d’entendre ne laisse pas de doutes, le problème de l’immigration et de l’intégration est devant nous et nous sommes culturellement, intellectuellement, politiquement très désarmés pour le traiter. Ce constat a été le point de départ de ma réflexion. Je précise tout de suite que je ne suis en rien un spécialiste de ces questions. Je parle en citoyen qui essaye de réfléchir sur la chose collective. Le problème est au centre des interrogations qu’on peut nourrir sur le devenir des démocraties, en particulier en Europe. Il appelle l’attention de tous. C’est à ce seul titre que je parle. 

Réfléchissant à la manière la plus utile d’éclairer cette question du modèle français d’intégration, je me suis persuadé qu’il fallait remonter plus avant pour en saisir les difficultés. Ce problème du modèle français d’intégration est lui-même un cas particulier d’un problème bien plus général qui me semble toucher l’ensemble des sociétés occidentales et très spécialement les sociétés européennes. 

Les difficultés nombreuses que nous rencontrons en matière d’immigration et d’intégration me semblent relever en dernier ressort d’un problème philosophique assez simple. Problème que l’on peut résumer en première approche comme la prégnance d’une vision radicalement individualiste, au sens philosophique fort du terme : l’individualisme juridique. La prégnance de cette perspective purement individualiste rend impossible de traiter la dimension collective du phénomène. Dans l’imaginaire contemporain, l’immigré, de préférence sans-papiers, est la figure par excellence de l’individu, comme victime de la société. 

Cette contrainte de pensée se manifeste dès le choix du terme d’ « intégration ». Comme Jean-Pierre Chevènement l’a rappelé tout à l’heure, chacun sait que ce terme est fait pour écarter – avec une horreur variable – le terme d’ « assimilation », devenu un repoussoir tant il évoque une pression insupportable de la société d’accueil sur les nouveaux arrivants, si ce n’est le projet totalitaire d’un « lavage d’identité » inimaginable au regard des repères qui sont devenus les nôtres. 

En réalité, « assimilation » désigne le terme du processus, non ses modalités d’effectuation, comme tous les bons auteurs l’ont reconnu. L’intégration réussie débouche sur l’assimilation de fait qui ne signifie pas on ne sait quelle conformité autoritairement imposée mais, bien au contraire, l’appropriation intime de l’usage d’une société – comme on peut parler de l’usage du monde – qui fait qu’on s’y sent parfaitement à l’aise. Cette assimilation-là n’a jamais empêché personne de conserver son quant-à-soi et sa connaissance intime d’une autre société, sa société d’origine. Les milieux multiculturels qu’évoquait Serge Michailof en sont le parfait exemple : de toutes les couleurs, de toutes les cultures mais parfaitement capables de travailler au quotidien dans le même langage tout en faisant le départ entre ce qui regarde cette œuvre commune et l’identité singulière que chacun possède par devers lui. C’est peut-être ce qu’on peut considérer comme l’idéal de la communauté mondiale à horizon de… quelques siècles. Car il faudra du chemin pour y parvenir. 

L’horreur qu’inspire la perspective d’une pression de la collectivité sur les individus a trouvé récemment son expression paroxystique dans le rapport qu’évoquait Jean-Pierre Chevènement et dont il a fait une excellente critique, le rapport de M. Thierry Tuot, conseiller d’État, proposant une « société inclusive», concept qui, dans l’esprit de l’auteur, va bien au-delà du simple concept d’intégration, au prix d’un détournement complet du terme « inclusion ». 

La proposition, en l’occurrence, prend le problème à l’envers : c’est à la société d’accueil de s’adapter aux populations immigrées pour les « inclure » : non-sens sociologique élémentaire ! Dans tous les cas et quoi qu’on veuille, quelle que soit la politique mise en œuvre par la puissance publique, la société d’accueil est infiniment plus puissante, plus forte, que l’individu nouvel arrivant, et cela d’autant plus que celui-ci est démuni culturellement ou procède d’une culture très éloignée de celle dans laquelle il arrive. Le vrai problème est de canaliser cette force collective qui s’applique dans tous les cas, mais à laquelle, évidemment, les nouveaux arrivants, faisant usage de leur liberté, peuvent très bien résister. C’est ce que l’on observe à la faveur de certains phénomènes diasporiques que Paul Collier a mis en lumière et dont une des dimensions est l’éventuelle résistance culturelle à l’intégration, dimension nouvelle du problème à laquelle nous n’avions pas songé. Malika Sorel a écrit sur ces questions des pages très aigües qui méritent la réflexion. On peut et on doit canaliser cette force de la société d’accueil afin de l’utiliser à bon escient, on ne peut pas l’abolir par décret comme, en fait, c’est la proposition du rapport Tuot en dernier ressort. 

Ces batailles de mots dont l’immigration est l’objet cachent une bataille philosophique qui ne dit pas son nom et que notre intérêt est d’expliciter dans toute la mesure du possible afin de mettre des mots justes sur les problèmes qui nous sont posés, en commençant par déminer la guerre des fantasmes qui empoisonnent notre vie publique et risquent de l’empoisonner toujours davantage. Le moment que nous vivons fait une véritable urgence de ce « dégonflage » des fantasmes suscités par un arrière-plan philosophique qui ne dit pas son nom. 

De fait, nous avons affaire à l’affrontement implicite de deux visions fantasmagoriques du devenir de nos sociétés européennes : celle des militants ultragauchistes de No borders (sans frontières) contre celle du Front national. Même si ces visions fantasmagoriques ne sont jamais formulées par elles-mêmes, personne n’allant au bout de son discours, on détecte aisément leur travail souterrain. 

Du côté des militants de l’immigrationnisme inconditionnel, le principe philosophique individualiste est poussé à ses dernières conséquences : en droit il n’y a que des individus et nulle société n’est reconnue. Mme Thatcher, qui l’avait affirmé il y a bien des années, a trouvé des disciples très inattendus – et très inconscients de l’être – jusque dans notre extrême-gauche qui a fait de cet aspect du thatchérisme son principe directeur. 

Du principe qu’il n’existe, en droit, que des individus, résulte un droit illimité d’installation de chaque individu là où il espère trouver les conditions de vie qui lui seront les plus favorables : principe de libre circulation et de libre installation des hommes, à l’instar du principe du libre mouvement des capitaux, des biens et des services. À l’arrivée, une « société des étrangers », réunissant des gens qui n’ont en commun que leurs droits, leurs contrats et leurs échanges, la fonction de la chose publique se limitant à faire respecter ces droits, les faire coexister pacifiquement et prendre les mesures nécessaires pour leur épanouissement. 

Cette vision est l’implicite dominant mais non assumé de l’élite dominante de nos sociétés. Notre époque n’est plus aux grandes idéologies mais aux idéologies qui ne disent pas leur nom. Ce changement tout à fait crucial rend la tâche publique extrêmement difficile. On n’a jamais affaire à des gens qui disent complètement ce qu’ils pensent. Quoi qu’on ait pu penser du marxisme-léninisme, il avait l’avantage d’une grande cohérence, tout était mis sur la table. Là, tout reste dans l’implicite. On ne s’intéresse qu’aux conséquences d’une vision idéologique qu’on se garde bien d’expliciter car on en ferait apparaître immédiatement la fragilité. 

Cette vision fantasmagorique qui ne fait que porter à l’extrême l’idée des droits individuels, a son répondant en négatif sur l’autre bord politique. Sous cet angle, elle se retourne en un fantasme de mort collective, de dissolution de la chose commune, de destruction de ce qui fait lien entre les êtres. Ne nous y trompons pas, c’est cette perspective mortifère qui est derrière le désespoir qu’exprime le vote Front national. Elle est encore plus enfouie que la précédente, qui peut prendre l’aspect d’un argumentaire juridique ou politique, puisqu’elle se situe du côté des principes positifs que reconnaissent nos sociétés. Dans sa version négative, retournée contre la possibilité même d’une société, l’idée est indicible. Elle s’exprime au mieux dans des rationalisations plus ou moins inconsistantes. Mais elle est puissamment à l’œuvre. Elle représente un facteur anxiogène majeur. 

Face à ces fantasmagories inspirées par une logique individualiste devenue folle, la tâche politique qui s’impose est de revenir à quelques idées simples et d’en tirer les conséquences. La politique est l’art des conséquences, pas celui des principes (qui sont à la portée de tout un chacun et qui ne supposent pas d’art particulier). 
Ce qui existe d’abord, ce sont les sociétés. C’est spécialement vrai de notre société où les individus existent par la société. La fracture intellectuelle qui traverse nos sociétés – qui va bien au-delà d’une quelconque fracture sociale ou morale – oppose ceux qui estiment avoir les moyens d’exister par eux-mêmes comme individus, par l’éducation, par les moyens matériels dont ils disposent, par les ressources de toutes sortes qui leur donnent l’illusion de l’autosuffisance, et ceux qui savent très bien que leur sort précaire dépend de la collectivité dans laquelle ils s’insèrent. 

Si l’on prend le problème dans une telle optique collective, il faut dire haut et fort – ce qui ne va pas de soi, notamment dans la société académique où il est simplement impossible de parler ainsi – que nos sociétés sont confrontées à une pression migratoire dont les raisons ne sont en rien mystérieuses. Elles nous ont été exposées très simplement. Tout ce qu’a dit Serge Michailof suffit pour en comprendre le principe élémentaire : il fait meilleur vivre chez nous à tous égards, matériellement mais aussi politiquement. 

Nos sociétés sont condamnées à résister à cette pression migratoire, il faut le dire et l’assumer, même si nous jugeons les effets de cette arrivée de population bénéfiques pour des raisons démographiques, économiques (déficit, emploi qualifié…) ou encore pour d’autres raisons, tout à fait respectables, qui tiennent au goût de la diversité humaine. 

Il est impossible pour quelque société que ce soit de ne pas contrôler ces flux de population, ou essayer de le faire. Cela ressort avec la plus grande clarté sur le cas des sociétés du sud confrontées à ce problème et où l’absence de moyens d’y faire face est source de troubles graves. Une société qui renonce à contrôler les mouvements de population sur son sol se nie comme société. C’est un enjeu symbolique majeur dans la mesure où l’immigration et l’intégration ne sont pas des phénomènes individuels mais posent un problème de cohésion collective. L’immigration ne peut être qu’un phénomène sous contrôle si l’on veut qu’elle soit acceptée. Dans la France d’aujourd’hui, beaucoup des phénomènes qu’on attribue un peu vite, sur la base d’une analyse sommaire, à la xénophobie, et qui nourrissent le vote Front national, ne sont pas dirigés d’abord contre les immigrés mais contre des autorités auxquelles on reproche l’absence de contrôle de l’immigration, soit par impéritie, soit par un dessein qui s’exprime dans la notion paranoïaque de « grand remplacement »… Inutile de dire que cette thèse n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. la simple incapacité, pour des raisons à la fois pratiques et intellectuelles, suffit à expliquer le désarmement devant une pression qui n’est même pas reconnue pour ce qu’elle est. 

Nous sommes très concrètement condamnés à résister ici et maintenant parce que la France a un problème d’intégration. Les travaux de Paul Collier, que M. Michailof a très bien résumés, sont ce que nous avons de plus éclairant en la matière. Il y a là une question de « physique sociale », comme aurait dit en son temps Auguste Comte, où le nombre, le rythme, la distance culturelle, sont des dimensions pratiques auxquelles nous sommes obligés de prêter la plus grande attention, contre notre manière spontanée de penser, qui se situe plutôt sur le terrain des principes et qui pousse dans le sens de ce qu’il est convenu d’appeler « multiculturalisme ». C’est un corrélat strict de la vision individualiste – que j’évoquais trop vite – pour laquelle les droits des individus se prolongent dans le droit de chacun à sa culture. Ce droit a trouvé sa notion avec le terme d’ « identité » qui a pris de ce fait dans la dernière période une force tout à fait extraordinaire, tantôt pour le réprouver, lorsqu’il désigne l’identité majoritaire qui prétend se défendre, tantôt pour le revendiquer, lorsqu’il renvoie aux identités minoritaires. Les travaux de Paul Collier ont suscité à cet égard des polémiques et des rejets d’une violence inouïe : « Comment peut-on prétendre mesurer la distance culturelle, s’indignait-on, les cultures, si hétérogènes soient-elles, sont sur un plan qui les rend toutes compossibles par principe ! ». C’est dire la difficulté qu’il y a à aborder cette question. En effet, l’arrivée dans un temps très court d’un très grand nombre d’immigrés émanant de cultures très éloignées de la nôtre – quelque difficulté qu’il y ait à caractériser cet éloignement – est ingérable. Mais c’est une donnée que les repères culturels dominants de nos sociétés ne permettent pas d’envisager. En témoigne le scandale que provoquent de tels propos dès qu’ils sont énoncés. 

À cette pression du dehors à laquelle elles ne peuvent que résister, les sociétés sont d’autre part fondées à répondre par une pression intégratrice au-dedans. Il est légitime qu’elles exercent cette pression sur les populations qu’elles accueillent mais cette pression s’exerce d’une manière informelle dans tous les cas, quelle que soit la bonne volonté des personnes. Ce sont des phénomènes sociaux qui échappent aux rapports interindividuels. Chacun d’entre nous, arrivant au Royaume-Uni ou en Allemagne, a fait l’épreuve d’une telle pression qui ne vient d’aucune volonté particulière. Cette pression informelle ne fait pas grand problème quand elle concerne des immigrés issus de sociétés proches qui partagent nos repères politiques et culturels. Dans l’espace européen, quelle que soit l’hétérogénéité des sociétés, nous avons les mêmes valeurs politiques de base – en dépit de la particularité française des « valeurs de la République » – et les mêmes critères intellectuels qui relèvent de la rationalité dans ses différents secteurs. Mais il ne va pas nécessairement de soi qu’il en soit ainsi dans tous les domaines. 

Le modèle français d’intégration peut se résumer par la formule du « Tout Ecole ». C’est la République enseignante qui a été chargée historiquement du gros œuvre de l’intégration, ce qui n’empêchait pas une pression sociale multiforme de s’exercer par ailleurs, dans le travail, les liens de voisinage, etc. Pour autant que je puisse en juger sur la base des quelques études qui ont été faites, la société française me paraît s’être distinguée dans le paysage européen, en raison de la force de la culture scolaire, par une tolérance à l’égard des cultures d’origine beaucoup grande que ce qu’il est devenu de bon ton de soutenir. 

L’intégration passait par l’école et c’est dans ce domaine que notre modèle est le plus remis en question bien que, miraculeusement, il fonctionne encore. Il est ébranlé parce que l’école est désarmée, culturellement, intellectuellement, politiquement, pour remplir une fonction de fait disqualifiée. Cependant, en raison de la grande inertie historique des systèmes institutionnels, ce qui se réalise d’intégration dans ce pays aujourd’hui continue de passer fondamentalement par l’école. Celle-ci a au moins réussi cette performance assez remarquable, quand on considère l’état de la société française, qu’on n’y trouve pas trace de racisme. C’est une sorte de miracle dans la situation où nous sommes. 

Mais en même temps, cette école affaiblie reste seule en lice car par ailleurs la pression de la société s’est réduite. Elle s’est diluée du fait à la fois de la dynamique diasporique qui limite les contacts avec la société d’accueil et de la culture ambiante au sein de cette dernière. La culture dominante est devenue une culture de la différence en harmonie avec la logique individualiste. À chacun sa vérité, à chacun son identité, à chacun ce qu’il considère être sa culture de référence, qu’il est supposé, par une extraordinaire illusion d’optique sociologique, avoir « construite ». Nous sommes tous des personnes auto-cultivées, c’est bien connu, nous ne devons qu’à nous ce que nous sommes ! 

Nos sociétés, qu’elles le veuillent ou non, vont devoir retrouver le sens de cette pression intégratrice, l’assumer en la regardant comme légitime et pas seulement fonctionnelle. En la matière les choses ne se font pas toutes seules. Sur ce chapitre, on peut parler d’un « mirage de l’école » inspiré par les apparences de l’opération qui consiste à apprendre. En dernier ressort, il est vrai que l’on apprend par soi-même. De là à conclure que chacun construit son savoir par lui-même, il y a un pas à ne pas franchir. Car cette appropriation personnelle est fonction d’un cadre institutionnel et de la proposition de transmission qu’il porte. Sans celle-ci, on n’apprend rien du tout ! C’est l’oubli de cette dimension qui a égaré l’école. Au-delà de l’école, il a fait croire qu’il était possible en général d’acquérir quelque connaissance que ce soit par une disposition spontanée des individus, sans exercer de pression culturelle directe. En réalité cette pression est forcément présente et, en refusant de l’assumer pour l’orienter avec pertinence, nous ouvrons la porte à cette nouveauté dérangeante qu’est son refus. Refus qui se marque dans les ruptures d’intégration qu’évoquait M. Lucas. 

Il est essentiel de marquer cette exigence, non pas de conformité, objection qui revient infatigablement chez ses adversaires, mais une exigence de liberté vis-à-vis des nouveaux arrivants. L’intégration signifie que nous voulons que ces nouveaux arrivants soient, comme nous, des individus qui possèdent les codes collectifs nécessaires pour évoluer librement à l’intérieur de la vie sociale. Faute de maîtriser ces codes, ils sont voués à la dépendance communautaire, qu’elle soit diasporique ou sociologique. Le phénomène dit des « quartiers » que nos policiers sont à peu près les seuls à décrire pour ce qu’ils sont vraiment, en sont l’illustration. Ce sont, contre l’intégration, des systèmes d’obligations envers des appartenances qui ne sont pas de l’ordre du choix, avec tous les effets de fragmentation qui en résultent. 

Il n’est pas inutile d’évoquer, même brièvement, le modèle américain et les conditions de la relative – mais réelle – réussite américaine en matière d’immigration. Il fournit un terme de comparaison qui, quelque affaiblissement que subisse aujourd’hui ce modèle, continue de pouvoir nous inspirer. Il ne s’agit pas nécessairement de le suivre, mais d’en tirer les leçons. 

Il éclaire par contraste les difficultés sur lesquelles nous butons. Sa philosophie me semble se résumer en trois points. En premier lieu, l’adhésion au « rêve américain », rêve de la possibilité d’une réussite individuelle sans limites par le travail et la démonstration de ses talents, dans une société de liberté qui ignore les entraves du vieux monde. Cette adhésion est source d’une fidélité au pays d’accueil qui se dément rarement. 

En regard, avons-nous un « rêve européen » ou un « rêve français » à proposer aux migrants qui arrivent sur notre sol ? Un rêve qui aurait la même faculté de mobiliser l’énergie des personnes et de susciter l’attachement patriotique ? Poser la question, c’est y répondre. 

Les deux autres traits du modèle découlent du premier. Le principe tacite de l’intégration, dans ce modèle, est qu’elle résulte de la démonstration par les immigrés de leur capacité à apporter quelque chose à la vie collective par leurs propres moyens. « À vous de jouer, montrez ce que vous savez faire et vous deviendrez un vrai Américain. » D’où l’absence, ou du moins le caractère limité de l’État social par rapport à la norme européenne. L’ouverture et la diversité se paient très logiquement en sentiment de faible obligation vis-à-vis de ses compatriotes. À l’inverse, nous ne savons que trop, en Europe, combien « l’immigration vers l’État-providence », comme on a pu l’appeler, empoisonne la question et provoque le ressentiment au sein des populations. Problème de fond : peut-on concevoir des sociétés ouvertes à un afflux important de populations d’origines très diverses et montrant néanmoins un haut niveau de solidarité entre leurs membres ? Je ne prétends pas avoir la réponse, mais je soutiens que nous ne pouvons pas échapper à ce dilemme. Et je n’oublie pas que pour certains idéologues libéraux grand teint, l’immigration est très explicitement le cheval de Troie qui permettra de dynamiter de l’intérieur l’État social à l’européenne. 

De la même manière, enfin, l’accueil a pour contrepartie l’intransigeance pénale. La condition impérativement exigée des arrivants est le respect des lois en vigueur. D’où une répression impitoyable, une rudesse policière et une sévérité judiciaire qui ne manquent pas de surprendre les Européens lorsqu’ils la découvrent. L’abord du sujet est obscurci, il est vrai, par le très réel et très douloureux problème noir, qui est d’une autre nature. Mais au-delà de lui, ce n’est pas par hasard que le taux d’incarcération américain est digne d’un État totalitaire. Le droit de punir est corrélatif du devoir d’accueillir. Inutile d’insister, là encore, sur la manière dont nous sommes pris à contre-pied, en Europe, sur ce terrain, par rapport à ce qui était l’évolution spontanée de nos systèmes répressifs. L’insécurité, et l’insécurité dans ses liens avec l’immigration ne s’est pas imposée pour rien comme un thème obsédant dans les opinions publiques. Pour autant sommes-nous prêts à nous engager dans une voie à l’américaine ? Et si ce n’est pas le cas, que faire ? Car la seule chose qui nous soit interdite est de ne rien faire. 

La question de la relance du modèle français d’intégration, si tant est qu’il puisse encore être réactivé (beaucoup en doutent chez ses praticiens), n’est qu’un cas particulier de notre problème politique du moment (je parle de Politique, non de la cuisine qu’on met généralement sous ce mot). Il s’agit de reconnaître les droits des individus et de les élargir sans jamais perdre de vue la question tout à fait nouvelle qui se pose à nous : Quelle société fabrique-t-on avec ces droits individuels ? Jusqu’à présent, nous avons vécu, séculairement, sur une négociation. Il y avait la société historiquement héritée, la nation, l’État qui la représentait et, à l’intérieur de cet ensemble compact et autoritaire, des droits étaient accordés aux individus. Aujourd’hui, nous sommes dans une problématique totalement différente que le phénomène migratoire fait éclater au grand jour. Il y a d’abord des individus à partir desquels on essaye de fabriquer une société. Mais on oublie généralement que ces individus, ensemble, avec leurs droits, vont former une société d’une certaine forme et il faut se demander laquelle : question totalement évacuée, point aveugle de notre vision de la politique. C’est pour avoir oublié cette idée simple que nous rendons le problème de l’intégration inextricable au quotidien. 

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[1] Voir la présentation sur le site du Débat 

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Le cahier imprimé du colloque ''Le modèle français d’intégration" est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.