ANNE MUXEL :L’ÉLECTEUR APPREND A GERER L'INCERTITUDE DE SON VOTE

Anne Muxel : « L’électeur apprend à gérer l’incertitude de son vote »

Dans une tribune au « Monde », la directrice de recherches au Cevipof estime que l’électeur manifeste de plus en plus sa perplexité dans son choix définitif.

 

TRIBUNE. A quelques semaines du scrutin présidentiel, ­quatre Français sur dix avouent être tentés par un vote blanc si celui-ci était pris en compte en tant que suffrage exprimé avec capacité de rejet de l’élection et de rejet des candidats au-delà d’un certain seuil. Cette disposition des Français signe l’ampleur du mécontentement qui couve face à une offre électorale et à une campagne jugées insatisfaisantes. Mais elle signifie aussi le point d’orgue d’un sentiment général de perplexité qui a gagné une bonne partie de l’électorat, à des degrés divers quelle que soit la famille politique.

Le vote blanc se présente comme un exutoire commode – il n’esquive pas le devoir du vote – à une indécision qui se diffuse. Indécision pour choisir, indécision pour participer. Pour un tiers des Français, l’abstention est une autre tentation et relève globalement d’un même état d’esprit.

De toute évidence, le contexte actuel ne facilite pas le processus de la décision électorale. La campagne est riche de rebondissements. Tous les éléments favorisant un doute majeur des électeurs sont réunis : une défiance politique majorée par les affaires relevant de la probité publique, d’une part, une reconfiguration du paysage politique et électoral augmentée d’un brouillage de la bipartition gauche-droite, d’autre part.

A quelques semaines du premier tour, 42 % des électeurs se montrent encore indécis quant à leur vote. Cela n’est pas nouveau. Déjà en mars 2012, 36 % des Français déclaraient ne pas être sûrs de leur choix au premier tour de l’élection présidentielle et pouvoir encore changer d’avis. Et même en 2007, élection pourtant particulièrement politisée et mobilisatrice, 27 % des électeurs avaient fait leur choix durant la campagne et 22 % déclaraient avoir hésité jusqu’au bout.

Mais si l’on remonte vingt-cinq ans en arrière, en 1988, seuls 18 % des électeurs s’étaient décidés dans les semaines précédant le premier tour de la présidentielle, voire le jour même. Quelque chose a changé. La conjoncture propre à cette campagne n’explique pas tout.

Affaiblissement

En l’espace d’une génération, l’acte de vote s’est profondément transformé. Un affaiblissement significatif de la norme civique du devoir de voter et la légitimation de l’abstention ont permis la diffusion d’une pratique de vote intermittente, et donc d’un moindre enracinement des loyautés et des allégeances partisanes. Plus facilement abstentionniste, l’électeur est aussi plus mobile dans ses choix.

La décision électorale obéit à un tempo davantage inféodé au rythme même de la campagne et susceptible d’arbitrages de dernière minute. Paradoxalement, alors que l’agenda politico-médiatique subit une accélération du temps incontestable, notamment sous l’emprise de l’information en continue et des réseaux sociaux, le processus de formation du choix électoral a, lui, plutôt tendance à ralentir et à s’étirer sous le sceau de la perplexité.

L’individualisation croissante du rapport à la politique a pu aussi reconfigurer la fabrique même de la décision électorale. On vote moins selon son groupe social et selon des logiques d’affiliations collectives qu’à partir d’un ensemble de justifications relevant d’une politisation intime et personnelle. L’ordre des affects pouvant emporter la décision s’est modifié.

On vote moins par adhésion que par réaction ou opposition. Cela n’est pas sans implication sur les ressorts même du choix. Se décider contre ne relève ni du même schéma cognitif ni de la même intentionnalité politique que se décider pour. C’est un choix faute d’autre choix, commandé par une perplexité devenue intrinsèque au champ des adhésions possibles.

Offre électorale publicisée

La diffusion d’un consumérisme affectant l’ensemble du système politique comme le comportement des électeurs renforce ­encore cette individualisation. L’offre électorale est publicisée sur les chaînes de télévision et barométrisée selon les courbes des instituts de sondage d’après des procédés qui relèvent d’une marchandisation grandissante de la politique, notamment en la désins­titutionnalisant. Comment dès lors s’étonner que l’électeur hésite, réajuste ses choix, et même qu’il puisse se perdre dans un dédale de stratégies personnelles et intimes plus ou moins consuméristes et rationnelles, avant d’opter pour le bulletin qu’il glissera finalement dans l’urne ?

 

L’électeur doit donc déployer un ensemble de compétences et d’arbitrages spécifiques pour répondre à cet impératif caractéristique des temps politiques actuels : la gestion de l’incertitude, dans un climat de profonde défiance et de crise de la représentation politique. Il a à sa disposition les ressources offertes par les moyens d’information ainsi que les échanges et délibérations opérant dans ses cercles relationnels proches. Il peut espérer glaner quelque parole convaincante des politiques eux-mêmes. Mais nul doute qu’il est de plus en plus seul face à son choix et que la prévisibilité de son comportement s’en trouve profondément entamée.

 
 

 

  • Anne Muxel (Directrice de recherches au Cevipof/CNRS-Sciences Po)