AUDREY PULVAR S'EXPRIME A PROPOS DES PRESIDENTIELLES ET DU FRONT NATIONAL

Audrey Pulvar : « Une léthargie nationale »

Dans une tribune au « Monde », la journaliste, suspendue de la chaîne CNews pour avoir signé une pétition contre le Front national, réagit à l’absence de mobilisation face à la présence de Marine Le Pen au second tour.

LE MONDE | 29.04.2017 à 11h42 | Par Audrey Pulvar (Journaliste)

 

TRIBUNE « Pour tant de beauté, merci et chapeau bas ! », aurait peut-être entonné Barbara, au regard des cortèges, graves et fraternels, emplissant les rues des villes, partout en France. Tous ensemble ! A Paris, de République à Nation, entre 400 000 et 900 000 personnes le 1er mai 2002. Pour défendre la République, on manifestait. Depuis le 21 avril au soir, nous décortiquions l’infernal résultat, à coups d’éditoriaux enflammés, jetant l’anathème sur l’abstentionniste penaud, vouant l’« électeur dispersé » aux gémonies, démoralisés par les mortels manquements d’une campagne, celle de Lionel Jospin, passée à côté de tant d’inquiétudes quotidiennes de millions d’entre nous.

« En 2002, on affrontait l’inimaginable. Ensemble »

La France, légataire universelle des Lumières, venait de placer au second tour de la présidentielle un leader d’extrême droite ! On affrontait l’inimaginable. Ensemble. Dans les kiosques, des kilomètres d’indignation. Libération, la « une » barrée d’un gigantesque « NON », parlait de la « France affreuse ». Au Monde, la « France blessée ». Dans le stade de foot de Bordeaux, une banderole de supporteurs : « Eteignons la flamme de la honte ». Dans les rues ce 1er mai 2002, djembés, jeunes motivés, bambins sur les épaules-à-papa, slogans : « C’est pas les sans-papiers, c’est pas les immigrés, c’est Le Pen qu’il faut virer ! » Et l’inquiétude. On se cherche, on se reconnaît, on est ensemble. Pour dire non.

2017 ? Comme un cauchemar recommencé qui pourrait cette fois devenir réalité. Au lendemain du premier tour, 40 % d’électeurs, voire plus, se disent prêts à porter l’extrême droite au pouvoir. Face à eux, l’abyssal silence de rues vides, la tentation d’une rageuse abstention. Mais, surtout, une léthargie nationale devant ce qui n’étonne ni ne heurte plus. Pourtant, le Front d’aujourd’hui, pour lissé qu’il fût ces quinze dernières années, n’a rien amendé de ses intrinsèques périls.

Le FN, « un parti comme les autres » ?

Hier le « détail de l’histoire », aujourd’hui la France « pas responsable de la rafle du Vél’ d’Hiv ». Hier la tête de Catherine Trautmann, maire de Strasbourg, décapitée sur un plateau [Une mise en scène de Jean-Marie Le Pen dans une réunion publique entre les deux tours des législatives en mai 1997], aujourd’hui les photos d’atrocités commises par Daech postées sur un compte officiel. Hier la clique des nervis de l’OAS, aujourd’hui des élus clamant sans vergogne qu’accueillir quelques migrants dans les territoires ruraux, c’est « faire venir les viols, les vols et le terrorisme islamiste ». Hier Saddam Hussein, aujourd’hui Bachar Al-Assad. Hier comme aujourd’hui, la mise en cause, l’agression physique ou la menace verbale à l’égard de journalistes et de juges. Hier le négationnisme de Bruno Gollnisch, aujourd’hui celui de Jean-François Jalkh, s’interrogeant sur les difficultés à utiliser du Zyklon B pour des tueries de masse…

Hier, le courage de journalistes comme Paul Nahon, Bernard Benyamin ou Anne Sinclair devant le jeu dangereux d’une profession fascinée par les outrances d’un parti alors tout à fait contournable, résistible. Aujourd’hui ? L’acceptation, principe de neutralité oblige, d’un phénomène, le succès de l’extrême droite, que nous, journalistes, avons contribué à créer depuis trente ans. Au nom de ce principe et afin de protéger du soupçon mes consœurs et confrères, dont je loue le professionnalisme, inattaquable, il était prévisible que je sois écartée de l’antenne jusqu’à nouvel ordre.

Mais cette décision n’est-elle pas le splendide aveu que nous tous traitons désormais le Front national tel « un parti comme les autres » ? Spectaculaire retournement ! Il y a quinze ans, Jacques Chirac refusant d’offrir à Le Pen la respectabilité d’un débat télévisé convoquait « l’idée même que nous nous faisons de l’homme, de ses droits, de sa dignité ». Ce qui ne souffrait aucun faux-fuyant, c’était le consensus indigné du pays pour le combat, inaliénable, contre ceux qui voudraient l’abaisser. Aujourd’hui, rompre le consensus, c’est dire, à l’inverse, que non, le Front national n’est pas un parti comme un autre.

Le poison de la haine

Quand la mithridatisation a-t-elle achevé son œuvre ? Les coups de tonnerre se sont succédé, sans que le politique, de droite comme de gauche, prenne jamais la mesure des fracturations. 11 septembre 2001, la peur absolue devant ce que l’on croyait impossible. Il pleut des corps désespérés à Manhattan, brouillard de poussières toxiques, sirènes hurlantes, deux tours vont bientôt s’effondrer, un avion s’abîme dans le Pentagone. 21 avril 2002, la peur moite, à fleur de peau, devant ce qui semblait également impossible. Magistrale gifle assenée à notre conception de nous-mêmes, terrible sanction pour la gauche naïve. 2005, le rejet du traité de Constitution européenne, la parole au peuple balayée d’un revers de main. 2005 encore, l’embrasement des banlieues, surgissement du mal-être de milliers de Français, hurlement exaspéré de relégués, aubaine flairée par de petites frappes, carburant pour les nouveaux pyromanes de la République, ceux qui, de 2002 à 2012, se sont ingéniés à normaliser une lecture extrême droitière de notre quotidien.

Calculateurs de petits profits personnels, en nombre de voix, de lecteurs ou de téléspectateurs, autoproclamés guides religieux de pacotille, propagateurs d’extrêmes discordes ou encore fossoyeurs à long terme de la droite républicaine : ils sont tous responsables, en partie, de la légitimation, pour l’opinion, de réponses biaisées, simplistes, haineuses, à des situations d’une réelle complexité. 2007, le début d’un quinquennat accolant immigration à identité nationale, le discours de Dakar, les civilisations ne se valant pas, les racailles à déloger au Kärcher comme on se débarrasse de la saleté. 2008, la crise financière dévastant l’économie réelle. L’Allemagne, ex-homme malade de l’Europe, décidant du cap à fixer à l’Union européenne, alors que ses voisins, les pieds pris dans la glaise du chômage de masse, courbent l’échine devant un Himalaya de dettes.

2012, le retour de la gauche au pouvoir. Est-il besoin de lister ses renoncements, vécus comme autant de trahisons ? Citons par exemple le projet de déchéance de nationalité, en réponse au terrorisme islamiste : mithridatisation quand tu nous tiens ! Est-ce ainsi que l’on éreinte des électorats en proie au doute, tétanisés par des peurs justifiées, tentés par l’égoïsme ? Quinze années de déséquilibres mondiaux auraient-elles cependant suffi à oblitérer en nous le désir de faire peuple, dans un pays aux sangs mêlés, ou le poison de la haine descendu jusqu’en nous est-il à plus lente incubation ?

Intégrité et résistance

Ne s’est-il pas répandu au fil de décennies de destruction de la pensée politique et de découragement de l’espoir populaire – promesses non tenues, affairisme, financements illégaux de campagnes électorales, manipulation de la jeunesse, fausse ouverture à la diversité, accommodements peu raisonnables, prétendu aggiornamento, instrumentalisation du vote Front national dès les années 1980 –, couplés à l’implosion des communismes et à la mystification de la mondialisation ruisselante de bonheur.

« Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont déployé la gauche socialiste et la droite gaulliste ? »

Plutôt qu’un parallèle entre 2002 et 2017, c’est dans le triomphe du fameux acronyme TINA [There Is No Alternative, il n’y a pas d’autre choix], au tout début des années 1980, qu’il faut peut-être chercher les racines d’un mal aux dimensions désormais de baobab. Face aux dérégulateurs en chef, qu’ont déployé la gauche socialiste et la droite gaulliste ? En France, comme ailleurs en Europe, l’effondrement du sens de l’Etat, la défaite de la pensée solidaire devant l’argent tout-puissant, le temps de cerveau disponible commercialisé par et pour la société du spectacle, la dévitalisation de l’engagement.

Tous pourris ? Non. Des femmes et des hommes debout, avec une forme d’intégrité désenchantée, solitaires ou dans l’action collective, continuent de bâtir une autre vision de demain, quand le monde désintermédié d’aujourd’hui, celui où le sort d’économies entières peut se jouer sur un clic droit, nouvelle civilisation soumise à la transparence permanente et mondiale, enfle de menaces totalitaires. Comme eux, résistons à la férule de forces conservatrices en permanence tendues vers le rétrécissement des droits de tous et dans cette époque forcenée, demeurons verticaux.

Audrey Pulvar (Journaliste)