Comment la peur de la fin des temps a conduit au massacre de la Saint-Barthélemy

Les catholiques ont sans doute changé depuis.

Le massacre de la Saint-Barthélemy a eu lieu il y a 450 ans jour pour jour. Plus de 2 500 protestants y périrent. Alors que le pressentiment de la fin du monde se répandait en France, la répression des hérétiques apparut comme l’unique voie de salut.

Par Denis Crouzet(Historien, spécialiste de la violence et des troubles religieux au XVIe siècle)

Publié le 24 août 2022 . LE MONDE

Le beau XVIe siècle renaissant n’existe qu’en surface. En réalité, il est un sombre siècle d’angoisse panique, toujours plus vive, du pressentiment du Jugement de Dieu. Pronostications astrologiques, gloses de prophéties bibliques, éditions de l’Apocalypse, descriptions de signes prodigieux – comètes chevelues, naissances monstrueuses, tempêtes épouvantables – se multiplient pour préciser que le monde est sur sa fin, qu’il est au terme des six mille cinq cents ans de sa durée.

Le grand prédicateur parisien des décennies 1530-1550, François Le Picart, clame ainsi que les signes, dont Dieu a dit qu’ils seront avant-coureurs de Sa venue, sont désormais présents, l’apostasie, l’athéisme, l’Antéchrist se faisant adorer comme Dieu : « Nous pouvons bien voir combien le jour du Jugement s’approche, car malice abonde plus que jamais. Il semble qu’il n’y a point de Dieu comme nous vivons. »

 

 

Le jacobin Pierre Dyvolé, à Provins, durant le Carême de 1561, souligne que le royaume de France est bibliquement maudit par Dieu. Il est au seuil de la grande Tribulation, d’un temps de violences inouïes : Dyvolé prophétisa à la France « sa ruyne et désolation prochaine » et il l’appela, par plusieurs fois et en plusieurs sermons, « misérable et de Dieu maulditte. » Dans ses libelles, le prêtre Artus Désiré ne cesse de redire que la présence des hérétiques (comprendre les protestants) est un signe indubitable « du dernier temps, où maintenant nous sommes ».

S’amender en tuant l’impie

Seul l’amendement peut sauver de la damnation le peuple qui, par ses péchés, a rompu avec Dieu. La violence participe de l’amendement, car c’est par elle que les fidèles retrouveront salut et rédemption dans l’état d’Alliance et espéreront se tenir, au jour du Jugement, parmi les Elus. Elle sera une violence de Dieu, qui affranchira chacun de son péché dans le geste même de mise à mort de l’impie. La guerre comme l’agression sont justes, implacablement justes, parce que le meurtre de l’hérétique est une justification de la créature faite par Dieu à son image.

Cette situation d’hystérie face au péché humain a ceci de capital qu’elle précède la césure qu’est l’essor du calvinisme et qu’elle s’amplifie en fonction même de l’adhésion d’une fraction grandissante de la population aux idées nouvelles du protestantisme. La réforme calviniste se construit en effet sur une théologie de négation de l’angoisse pensée comme une « mauvaise crainte », et sur le postulat que la créature humaine, marquée absolument par le péché originel, ne peut pas connaître Dieu par elle-même, qu’elle ne doit pas chercher à savoir ce que Dieu seul sait, l’instant où commencera le Jugement dernier.

Le salut de tous passe par une violence qui est le désir de Dieu

Selon Calvin (1509-1564), les fidèles doivent attendre le temps inconnaissable du Jugement en toute sûreté, ils doivent mettre toute leur confiance dans la miséricorde de Celui qui s’est sacrifié pour la rédemption de l’humanité. L’incommunicabilité absolue d’un Dieu majestueux et lointain a pour compensation l’élimination de la tension eschatologique, et il faut concevoir le dogme calviniste sous l’angle d’une fonction de refoulement de l’angoisse devant des signes multipliés de l’ire de Dieu. Autant qu’un acte de foi en un Dieu transcendant, la croyance est une libération.

Au contraire, pour exorciser l’angoisse de la fin des temps, de nombreux catholiques choisissent la violence. Elle s’exerce à partir de 1560 sur des réformés perçus comme des signes d’une colère eschatologique de Dieu à l’égard d’une humanité abandonnée à la chair. Les prédicateurs proclament que l’agression contre les ennemis du Christ est licite, qu’elle n’est pas péché.

Le salut de tous passe par une violence qui est le désir de Dieu. Toute loi qui autorise le maintien, parmi le peuple de Dieu, de la « pollution hérétique » est une loi injuste, et il est juste à chacun de prendre en charge le salut de tous en exterminant le Mal dans un combat qui épouse le combat christique dépeint dans le Livre des Révélations (c’est-à-dire l’Apocalypse de Jean).

Des mises en scène macabres

Avant même le 24 août 1572, des tueries ont lieu à divers endroits de France. Sur les corps massacrés de ceux qui sont accusés de s’être séparés de Dieu et d’honorer Baal ou Moloch se trouve souvent mise à nu une vérité démoniaque. Ce n’est pas un hasard si les cadavres des huguenots sont traînés rituellement dans les boues, laissés sur des fumiers ou jetés à la voirie ; ils sont ainsi habillés d’ordure, défigurés et déshumanisés, comme pour exprimer qu’ils ont perdu leur humanité en perdant leur âme. Ils sont morts à Dieu, ils sont pourriture et immondicité pour avoir commis l’adultère spirituel avec Satan, et la violence les révèle en leur vérité terrorisante d’immondicité. Elle les fait mourir parce qu’ils sont morts à Dieu.

Viennent encore les « infinis » coups qui martèlent les corps. Ils sont destinés, en les rendant informes, à marquer la séparation des protestants d’avec Dieu : ils dénotent l’aspiration collective à participer à une geste prophétique de vengeance de Dieu, à entrer dans l’ordre du temps de la colère divine. Les foules assomment les victimes jusqu’à perdre toute forme humaine. Celui qui tue accomplit un acte pur qui lui apporte le salut.

La finalité est de révéler une violence panique qui met en scène le Temps prophétique de la venue de Dieu

Une conscience prophétique transpire de rituels qui théâtralisent le dévoilement de la lubricité de l’hérétique : ainsi l’exhibition des corps nus enlacés dans des positions évocatrices. Elle transparaît dans des pratiques d’animalisation qui certifient que les hérétiques sont ceux dont Dieu a prédit qu’ils se sépareront de Lui, aux derniers temps du monde, par désir de satisfaire leurs corps, montrant que, telles des « bestes mortes », ils n’ont plus rien désormais de commun avec la créature faite par Dieu à Son image. Ils sont morts avant même de mourir parce qu’il n’est de vie que dans la Vérité de Dieu.

Récurrents sont les récits qui disent que les catholiques traitent leurs victimes « comme des bestes ». Pensons par exemple à ces petits enfants de Provins attachant une corde aux pieds d’un hérétique pour le tirer de carrefour en carrefour, « comme on fait d’une beste morte ».

L’obsession de la fin des temps transparaît encore dans l’inscription, sur l’hérétique, des marques qui rappellent les mutilations que les diables feront souffrir en enfer, pour l’éternité, aux réprouvés. La finalité est de révéler une violence panique qui met en scène le Temps prophétique de la venue de Dieu, séparant ceux qui Lui ont été fidèles de ceux qui ont obéi à la Bête apocalyptique.

La Saint-Barthélemy, une grande fête sanglante

Les violences sont actes de sacralité par lesquels l’homme tente de s’unir au Christ accomplissant l’ordre des Temps, actions mystiques. Elles sont des œuvres de Salut, proclamant que celui qui tue obéit à Dieu. D’où des rituels qui délèguent le rôle d’exécuteurs de la justice divine à des petits enfants, ceux dont le Christ a dit qu’ils étaient purs et innocents…

« Tués tout, pillés tout, nous sommes vos pères, nous vous garentirons », crie le clergé toulousain aux fidèles en 1562. Les clercs n’hésitent pas à guider la foule jusqu’aux maisons soupçonnées d’abriter quelque réunion secrète, ou au cimetière pour déterrer le cadavre d’un protestant clandestinement inhumé la nuit.

Le 24 août 1572, nuit de la Saint-Barthélemy, peu après le déclenchement des actions ciblées de mise à mort de la soixantaine de capitaines protestants venus à Paris à l’occasion du mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, se produit le basculement dans une violence collective qui fait plus de deux mille cinq cents victimes.

Un basculement probablement déterminé par un « miracle » advenu au cimetière des Saints-Innocents vers 7 ou 8 heures : une aubépine auparavant sèche refleurit, et les fidèles voient perler sur ses feuilles des gouttes de sang, signe d’une présence du Christ, appel à aller tuer les ennemis du Christ dans une grande fête sanglante…

La violence est nécessaire, parce qu’elle est un moyen pour se rapprocher de Dieu en une durée vertigineusement susceptible de s’ouvrir au règne éternel du Christ-Roi. Rien ne peut et ne doit l’entraver. Les grandes séditions catholiques dirigées en période de paix contre des huguenots voient intervenir des hommes qui proclament que la loi humaine n’a aucun pouvoir face à la Loi de Dieu, qui prescrit à ceux souhaitant atteindre l’éternité de ne pas laisser Christ cohabiter avec Bélial, le démon de la révolte : « Puisqu’on ne veult nous faire justice, nous la voulons faire nous mesmes », vocifère la foule, à Rouen, en avril 1570.

Dieu passe avant le roi

Certains prédicateurs disent être les porteurs de la Parole de Dieu, « trompettes du Christ », affirmant que le droit de Dieu est supérieur à celui du pouvoir royal : « Et s’il fait des ordonnances meschantes, pourquoy ne crierons nous contre, et dirons que c’est mal faict ? » Et les prédicateurs d’exalter la gloire de mourir pour la Loi divine, « comme avoient faict les apostres de Jésus-Christ, ou lieu de céler la vérité et conniver aux vices d’iceux roys et princes, mais qu’il estoit trop meilleur à ceux de mourir en disant la vérité que de demourer bien aises en ce monde avec eux pour a leurs impietez conniver ».

Dans l’imaginaire panique, le pouvoir doit être pouvoir de violence parce que, d’essence divine, il est de son absolu devoir de faire régner sur terre l’unique volonté divine. S’il ne fait pas ce pour quoi il est ordonné par Dieu, il revient aux vrais fidèles de se substituer à lui.

Une grande pression vétéro-testamentaire (tirée de l’Ancien Testament) pousse les militants de Dieu à la violence d’autant plus intensément que l’obsession de la fin des temps contribue à rendre obsolète la séparation entre les sphères spirituelle et temporelle, et que la division de religion est reçue comme un ultime avertissement eschatologique. Il y a urgence à détruire ceux qui sont aux côtés de l’Antéchrist.

La paix, dans un royaume qui connaît la division de foi, « ne mérite pas le nom de paix »

En 1570, la pacification de Saint-Germain – signée entre le roi Charles IX et l’amiral Gaspard de Coligny, elle accorde aux protestants une liberté limitée de pratiquer leur culte dans les lieux où ils le pratiquaient auparavant, ainsi que dans les faubourgs de vingt-quatre villes – inaugure une courte durée de concorde entre catholiques et huguenots. Le prédicateur Simon Vigor prend alors la parole pour signifier qu’accepter la division de religion, comme il est commandé au nom du roi, c’est entrer dans la durée de malédiction, assumer soi-même le péché des maudits de Dieu.

La paix, dans un royaume qui connaît la division de foi, « ne mérite pas le nom de paix ». Elle est un piège, une malédiction, et Dieu commande de la refuser, Lui qui ordonne d’« hayr » les huguenots « mortellement ». Au bout de cette certitude viendra, le 1er août 1589, de la main du moine ligueur Jacques Clément (1567-1589) ayant entendu des voix l’appeler à tuer un souverain antéchrist qui avait connivé avec l’hérésie, le régicide d’Henri III.

Denis Crouzet est historien, spécialiste de la violence et des troubles religieux au XVIe siècle. Il a publié, entre autres, « Au Péril des guerres de religion » (avec Jean-Marie Le Gall, PUF, 2015), « Les Enfants bourreaux au temps des guerres de religion » (Albin Michel, 2020) et « Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610 » (Champ Vallon, 2005).

Cet article a initialement été publié en 2016 dans le hors-série du « Monde des religions » n° 26, consacré à l’Apocalypse.

Denis Crouzet(Historien, spécialiste de la violence et des troubles religieux au XVIe siècle)