«Créolisation» contre «assimilation»: où est le véritable universalisme?

 

FIGAROVOX/TRIBUNE.Publié le 29 septembre 2020 

Par Raphaël Doan est agrégé de lettres classiques, ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’ENA. I

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Quand Jean-Luc Mélenchon s’est félicité de la «créolisation de la société» dans un récent discours sur la République, certains l’ont accusé de faire la promotion du communautarisme. Ce n’est pas tout à fait exact. Comme il s’en est expliqué dans une tribune pour L’Obs, il veut voir dans la créolisation un «universalisme humaniste». Le chef de la France insoumise a compris que le multiculturalisme identitaire, qui enferme chaque individu dans sa couleur de peau, est incompatible avec la tradition humaniste de la pensée française. Mais il refuse aussi la vieille pratique de l’assimilation, au motif qu’elle «met en cause les autres dans leur identité profonde.» Aussi tente-t-il d’inventer une nouvelle voie, un «chaînon manquant», qui ne serait ni le communautarisme, ni l’assimilation. Il croit l’avoir trouvée dans le concept de créolisation. Mais sa théorie ne correspond guère à l’histoire de l’universalisme français.

La créolisation a été théorisée par Edouard Glissant comme un métissage baroque entre sociétés, «une façon de se transformer de façon continue sans se perdre», «la création d’une culture ouverte et inextricable.» Jean-Luc Mélenchon n’y voit pas un projet, mais un «fait qui se constate.» Alors que l’assimilation serait «impraticable» et «impossible à faire», il prétend que notre «culture dominante» est elle-même le résultat d’une créolisation spontanée. Pourtant, quand on regarde l’histoire de France, c’est au contraire la recherche volontariste d’uniformité qui frappe.

Dès la Renaissance, Machiavel s’étonnait de l’homogénéité culturelle des provinces françaises, où «les habitudes et les mœurs se ressemblent» plus qu’en Italie. Au siècle des Lumières, Diderot ne voyait chez les Français «qu’un même esprit et qu’un même caractère. (…) Point de nation qui ressemble plus à une seule et même famille.» C’était le résultat d’un projet politique réussi: Louis XIV ordonnait par exemple aux habitants du Roussillon nouvellement rattaché à la France de s’habiller «à la françoise», tandis qu’à l’extérieur, Colbert tâchait avec ardeur de «franciser» les Indiens d’Amérique.

Quand on regarde l’histoire de France, c’est au contraire la recherche volontariste d’uniformité qui frappe

Sous la IIIe République, c’est sous le vocable d’assimilation qu’on poursuivit les efforts anciens d’homogénéisation de la société, en veillant scrupuleusement aux «preuves d’assimilation» des candidats à la citoyenneté française. Un ministre de la Justice centriste, Louis Barthou, défendait en 1927 «une politique rationnelle d’assimilation des éléments étrangers fixés sur le territoire de la République à la suite d’un important mouvement d’immigration, ne serait-ce que pour mettre obstacle, dans certaines régions de la France où la dépopulation progresse, à la constitution de groupements étrangers et homogènes.»

Sous l’Ancien régime, seul un endroit de France fut écarté du processus d’uniformisation du royaume: les Antilles. Là, la monarchie avait laissé les planteurs esclavagistes se gouverner eux-mêmes, se préoccupant seulement des revenus qu’elle pouvait en tirer. Le résultat fut littéralement anti-assimilateur, puisque les propriétaires d’esclave avaient tout intérêt à refuser que les noirs puissent être considérés comme des Français. Un règlement de Saint-Domingue de 1720 interdit aux gens de couleur, même libres, de s’habiller à la française ; une ordonnance de 1773 leur défendit de donner à leurs enfants des noms français, et leur imposa le choix de noms africains.

En 1779, il leur fut interdit de montrer, «dans leurs vêtements, coiffures, habillements ou parure, une assimilation répréhensible avec la manière de se mettre des hommes blancs ou femmes blanches.» Or, ce n’est pas tout à fait un hasard si les Antilles furent aussi le lieu de la créolisation. Si la France avait cherché à «franciser» les îles comme elle l’avait voulu pour le Québec, le Roussillon, l’Alsace ou la Bretagne, conformément à son idéal universaliste et uniformisant, peut-être n’aurait-on jamais parlé de créolisation. Mais les esclavagistes s’y étaient frontalement opposés. Heureusement, ces mesures prirent fin au XIXe siècle, ce qui permit aux sociétés locales de se développer plus harmonieusement.

Louis XIV ordonnait par exemple aux habitants du Roussillon nouvellement rattaché à la France de s’habiller « à la françoise  »

Historiquement, la créolisation ne fut donc pas l’expression d’un universalisme humaniste, mais la conséquence du refus obstiné et raciste, par les autorités locales, de l’assimilation. C’est cette dernière qui a toujours incarné le plus directement l’aspiration à l’universalisme. Dès l’Antiquité, la romanisation des territoires conquis par Rome fut l’un des premiers grands phénomènes d’assimilation, au nom d’un humanisme universel. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger, disait le proverbe. Rome permettait à tout individu, quelle que soit son origine, d’endosser les marques de la civilisation romaine, et éventuellement d’accéder aux plus hautes fonctions. La Gaule romaine ne présente pas de marques d’une «créolisation» entre culture gauloise et romaine: dès les premiers siècles, la société gauloise devint entièrement romaine.

Les Français de la IIIe République y voyaient un exemple. Un juriste écrivait en 1895: «Nous, Français, nous sommes les Latins. L’influence de Rome a pétri nos esprits pendant des siècles. Nous ne pouvons nous soustraire à cette obsession et ce serait forcer notre nature que sortir de la voie qu’elle nous a tracée. Nous ne savons faire, et par suite nous ne devons faire, que de l’assimilation.» Il est frappant de constater qu’au XIXe siècle, seuls les racistes assumés, tenants de l’existence des races et de leur hiérarchie, s’opposaient frontalement à l’assimilation, comme Gustave Le Bon, qui écrivait qu’il «faut considérer comme une chimère dangereuse toutes nos idées d’assimiler ou franciser aucun peuple inférieur».

Au XXe siècle, le théoricien du multiculturalisme, l’Américain Horace Kallen, dénonçait l’assimilation pour des raisons racialistes: «un Irlandais est toujours un Irlandais, un Juif toujours un Juif. On naît irlandais ou juif, on devient citoyen, avocat ou paroissien. Irlandais et Juif sont des faits de nature,» disait-il. Selon lui, il était contre-productif de tenter d’arracher chacun à son origine. A l’inverse, les assimilateurs croyaient à une humanité malléable, qui transcende les origines.

Renoncez à vos us et coutumes étrangers, adoptez les nôtres, et notre société tout entière vous sera ouverte sans restrictions

Il est vrai que l’assimilation représente, pour ceux qui en sont l’objet, une forme de sacrifice. Les Bretons, les Alsaciens, les Provençaux, puis les immigrés étrangers venus en France durent renoncer, dans leur vie sociale, à certains aspects de leurs mœurs de naissance. Nécessairement, comme le relève Jean-Luc Mélenchon, l’assimilation remet en cause l’identité des nouveaux arrivants. Mais elle n’exige pas forcément de rompre tout lien affectif avec leur pays d’origine. Elle implique aussi un strict respect des droits de chacun.

Aux Etats-Unis, qui ont connu une époque assimilatrice, Theodore Roosevelt rappelait que «si l’immigrant qui arrive ici devient, de bonne foi, un Américain et s’assimile à nous, il sera traité avec une stricte égalité au regard de tous les autres, car c’est une infamie de discriminer contre un tel homme à cause de sa foi, de son lieu de naissance ou de son origine. Mais c’est à condition que cet homme devienne effectivement un Américain, et rien qu’un Américain.»

L’assimilation n’était pas une brimade imposée par la culture dominante, ni une répression unilatérale des identités particulières, mais un marché: renoncez à vos us et coutumes étrangers, adoptez les nôtres, et notre société tout entière vous sera ouverte sans restrictions. La France, comme Rome avant elle, a toujours ressenti un besoin impérieux d’uniformité. L’assimilation était donc la seule voie qu’elle pouvait envisager d’adopter. Elle ne s’est jamais opposée au métissage, au contraire, puisque le mélange des familles contribue à homogénéiser la culture commune.

La créolisation ne peut être qu’un phénomène centrifuge, voué à parcelliser la société

Louis XIV avait créé en 1680 un fonds pour financer les dots des jeunes filles amérindiennes au Canada, afin qu’elles puissent épouser de jeunes Français. En revanche, la France a toujours rechigné à accepter le pluralisme culturel, précisément parce qu’elle ne réduisait pas les individus à leur origine et les croyait capables de changer en profondeur leur identité.

Si la créolisation tendait vers l’unité, elle pourrait constituer une évolution logique et pacifiée de la société française. Mais ce n’est pas ainsi que la décrit Edouard Glissant, ni après lui Jean-Luc Mélenchon. Pour le premier, la créolisation «bouscule l’uniformisation», c’est un espace où «les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs.» Pour le second, il nous faudrait prendre pour devise: «semblables dans la différence.»

Ainsi définie, la créolisation ne peut être qu’un phénomène centrifuge, voué à parcelliser la société. Jean-Luc Mélenchon aimerait trouver une voie nouvelle entre le multiculturalisme et l’assimilation. La créolisation de la société française, c’est sa version du «en même temps», appliquée aux questions identitaires. Mais il n’est pas sûr qu’une telle voie existe.

Laissée à elle-même, la créolisation risque, bon gré mal gré, de tourner au morcellement culturel. Historiquement, l’unité française a toujours été le fruit d’un effort conscient, alimenté par notre propension à l’uniformité, à l’égalité, à l’universel. Et si cet effort ne fut pas toujours facile, il ne fut pas non plus sans aucun succès. Il fut une preuve incarnée d’humanisme et d’ouverture. Faut-il vraiment se résoudre à l’abandon