Dans Le Monde du 3/07/20, Un entretien avec Jean-Pierre DUPUY

Si on désire  un peu mieux comprendre le monde qui nous entoure, Jean-Pierre Dupuy peut y aider considérablement.(Cla)

ENTRETIENSelon le philosophe, l’évolution de la pensée occidentale nous a conduits, lors des catastrophes, à chercher des coupables et à négliger les contingences. Pour lui, la réponse politique aux crises comme celle du Covid-19 appelle une solide culture scientifique chez les dirigeants et la prévalence de l’éthique sur l’économique.

Jean-Pierre Dupuy, né en 1941, a été formé à la logique et aux mathématiques à l’Ecole polytechnique avant de se tourner vers la philosophie des sciences et des techniques, puis la philosophie morale et politique. Il a longtemps enseigné ces disciplines à l’Ecole polytechnique puis à l’université Stanford en Californie, où il a animé cette année un séminaire de recherche sur le problème du Mal. Il enseigne aussi au Brésil, avec lequel il a des liens familiaux, les fondements philosophiques de l’écologie politique.

Très tôt, collaborant avec Ivan Illich, il s’est intéressé à la critique de l’économie politique et à la philosophie sociale anglo-américaine, d’Adam Smith à John Rawls (dont il publie en France l’ouvrage majeur, Théorie de la justice), dont il tire le livre Le Sacrifice et l’Envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale (Calmann-Lévy, 1992).

En 1982, il crée à Polytechnique le Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA). Il y développe des recherches sur la philosophie des techniques, collaborant avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et le Conseil général des mines, conduisant en particulier une réflexion sur les nanotechnologies, le transhumanisme et l’histoire de l’intelligence artificielle (The Mechanization of the Mind. On the Origins of Cognitive Science, Princeton University Press, 2000).

Depuis 2002, il travaille sur la philosophie des catastrophes, mariant les démarches épistémologique (Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002), métaphysique (Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005), critique (L’Avenir de l’économie. Sortir de l’écomystification, Flammarion, 2012) et stratégique (La Guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Desclée de Brouwer, 2019), sans oublier la dimension religieuse de notre rapport à un avenir qui n’est plus assuré (La Marque du sacré, rééd. Flammarion, 2010).

Vous avez forgé le concept de « catastrophisme éclairé », souvent cité dans les débats sur les menaces pesant sur l’avenir de l’humanité, comme le changement climatique, les catastrophes industrielles et technologiques, la guerre nucléaire, etc. A quoi nous sert-il dans le cas d’une catastrophe naturelle comme la pandémie de Covid-19 ?

Je crains qu’il ne serve à rien. Beaucoup de mes collègues, penseurs et philosophes, ont été trop heureux de prétendre que les événements confirmaient ce qu’ils avaient toujours pensé. Certains, comme les collapsologues, n’ont même pas cherché à réprimer la joie que leur procurait la survenue d’un effondrement à l’échelle mondiale qu’ils n’avaient prévu que dans dix ans. Dans l’ensemble, le monde intellectuel français s’est montré inapte à se laisser bousculer par l’événement. On peut lui appliquer ce qu’a écrit Michel Houellebecq [dans une lettre lue sur France Inter lundi 4 mai 2020] : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. »

Le catastrophisme éclairé – expression que j’essaie de ne plus utiliser à présent tant elle a prêté à confusion – vise à fonder le rôle du prophète de malheur dans le monde d’aujourd’hui, face aux menaces que vous citiez. Mais s’il n’a rien à dire au sujet de la situation actuelle, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une catastrophe naturelle, mais parce que nous avons été plongés du jour au lendemain dans le maelström de cette épidémie.

Le paradoxe du prophète de malheur est qu’il annonce le malheur à venir pour que ceux qui l’écoutent trouvent l’énergie et l’intelligence de faire que ce malheur ne se produise pas. Il n’est donc bon prophète que pour autant qu’il est un faux prophète, dont la parole est démentie par les effets mêmes qu’elle produit dans le monde. Mais dans le cas présent, nous sommes déjà dans la catastrophe. Il est trop tard pour l’éviter. Cela ne veut évidemment pas dire que le philosophe des catastrophes reste sans voix.

Diriez-vous que cette catastrophe est « naturelle » – après tout, le virus est une espèce vivante, « qui vit sa vie » –, ou bien qu’elle est « morale » – les hommes paient le prix de leur inconduite ?

Ni Thucydide commentant la peste d’Athènes, ni Procope celle de Justinien, n’avaient l’idée d’une transmission horizontale de quelque chose qui circulerait de personne à personne, ce que nous appelons la contagion. Ils observaient certes que c’est lorsqu’ils étaient rassemblés en un même lieu que les individus étaient le plus susceptibles de tomber malades, mais ils en inféraient que le mal venait d’en haut – d’où le mot « épidémie », qui signifie « au-dessus (epi) du peuple (demos) ».

Il fallait que ce quelque chose fût commun à tous, car s’ils ne mouraient pas tous, tous étaient frappés. C’est donc dans l’air qu’ils respiraient et ses miasmes que devait se trouver l’explication. Mais derrière celle-ci venait la vraie cause, qui était la vengeance des dieux, que par exemple la déesse Némésis exécutait. Cette notion nous est-elle devenue étrangère ? Des écologistes radicaux n’hésitent pas à dire que c’est la Nature qui se venge de la manière dont les hommes la maltraitent. Et ce n’est pas seulement une façon « symbolique » de parler, car ils font de cette Nature une quasi-personne dotée de droits, qu’ils nomment Gaïa. Ivan Illich a publié en 1975 une critique radicale du monopole que l’institution médicale exerce sur la santé, qui est plus pertinente que jamais. De façon révélatrice, il l’a intitulée Némésis médicale.

Dans l’histoire des conceptions occidentales du Mal, ce n’est cependant pas cette vision religieuse qui l’a emporté. Là où était Dieu, les hommes ont mis l’Homme à la place. La mise en jugement de Dieu, qui se dit « théodicée » en grec, a laissé la place à la mise en accusation de l’homme par l’homme, soit une « anthropodicée » selon le mot de Vladimir Jankélévitch (Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, PUF, 1957). C’est Jean-Jacques Rousseau qui est le principal responsable de cette substitution. Six ans après avoir répondu à Voltaire dans ce sens à propos du tremblement de terre de Lisbonne, il écrit dans l’Emile : « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. »

Après Rousseau, la catégorie de « catastrophe naturelle » n’a plus eu droit de cité. Prenez un tremblement de terre, un tsunami, une explosion volcanique, des ouragans, une sécheresse, un déluge, vous trouverez toujours des causes humaines, donc des responsables, donc des coupables. Pour ce virus au nom que personne ne prononce, le SARS-CoV-2, c’est la même chose : on a le choix entre la Chine, la biotechnologie des virus, le commerce des animaux sauvages, les atteintes à la biodiversité, les transports aériens bon marché et, pourquoi pas, l’anthropocène et le néolibéralisme.

Il peut y avoir du vrai dans chacune ou dans certaines de ces imputations et du bon dans la recherche de ces causes, car elle mène à l’invention de remèdes. Kant n’appelait-il pas Rousseau le « Newton du monde moral » ? Le problème est que si nous sommes la seule cause des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée. Némésis punissait déjà l’orgueil que nous manifestons d’avoir créé un monde qui nous est propre. Quel sort nous réservera-t-elle pour l’ambition que nous avons de vouloir le sauver ?

Un monde humain complètement fermé sur lui-même, que lui manque-t-il ? Certes pas Dieu, car c’est contre lui que cette clôture s’est faite. Il lui manque ce que les philosophes appellent la contingence, que l’on peut aussi appeler le hasard, l’accident, bref, ce qui échappe à la maîtrise des hommes et qui fait que la question que toujours les victimes posent, « pourquoi ? », n’a pas de réponse.

Comment analysez-vous le croisement qui s’est opéré entre l’expertise technico-scientifique (en l’espèce médicale) et le choix politique ?

A cette question, même si on n’a pas lu Michel Foucault, on pense la réponse en termes de pouvoir. Le « biopouvoir » que les médecins exerceraient serait en passe de l’emporter sur le pouvoir politique. Les experts seraient les maîtres du jeu. Mais je crois que le problème est beaucoup plus profond, et qu’il a à voir avec l’inculture scientifique de nos dirigeants.

Nous vivons dans des sociétés complètement façonnées par la science et la technique, et qui sont gouvernées par des hommes et des femmes le plus souvent analphabètes en la matière. Ce n’est pas qu’ils ne disposent pas de ce qu’on appelle l’information scientifique. Cette information, ils peuvent, eux ou leurs conseillers, la trouver dans des rapports, des livres, des fiches rédigées par des experts ou copiées sur Wikipédia, quelques émissions de radio.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce n’est même pas que leur formation soit purement littéraire ou managériale – car on peut être un grand homme de lettres et avoir accès aux idées de la science. Le problème se situe beaucoup plus en amont et provient du fait que la science ne fait pas culture. Et de cela, beaucoup sont responsables, à commencer par les scientifiques eux-mêmes.

Je vais prendre un exemple de ce que j’appelle « idée de la science », particulièrement important en matière d’épidémiologie. C’est le concept de rétroaction positive (traduction de l’anglais « positive feedback »), qui date de l’année 1943 et est né au sein de cette cybernétique, dont Heidegger a dit qu’elle était « la métaphysique de l’âge atomique ». Toute personne qui a manipulé un thermostat sait ce qu’est une rétroaction négative.

L’écart entre la température de la pièce et celle que l’on vise est réintroduit dans le système de chauffage, l’intensifiant ou le ralentissant suivant que cet écart est négatif ou positif, jusqu’à ce que l’écart s’annule. La rétroaction négative est facteur d’équilibre et de conservation. Par contraste, le symbole de la rétroaction positive est la figure traditionnelle du serpent qui se mord la queue, soit ouroboros en grec, symbole non pas du cercle vicieux mais de la création et de l’ouverture des possibles.

Les épidémies illustrent spécialement bien cette figure sous la forme d’une réaction en chaîne, les nouveaux contaminés devenant ipso facto des contaminants, l’effet se faisant lui-même cause. Suivant que le nombre moyen de nouvelles contaminations produites par chaque contamination est supérieur ou inférieur à un, la dynamique explose ou bien s’éteint.

Mais il y a bien d’autres possibilités. La fonction mathématique qui formalise cet ensemble de dynamiques est la fonction exponentielle. Sa particularité, qui vaut définition, est que l’accroissement de sa valeur par unité de temps est proportionnel à cette valeur. Dans la phase explosive de l’épidémie, plus la vitesse de propagation est forte, plus forte est l’accélération.

Qui comprend cela conçoit qu’une dynamique explosive puisse naître d’un « presque-rien » ou d’un « je-ne-sais-quoi ». Qu’est-ce qui fait que la France s’en est plus mal sortie, apparemment, que l’Allemagne ? Un événement singulier, la réunion de plus de 2 400 fidèles à l’église de la Porte ouverte chrétienne de Mulhouse, en février, a pu suffire à faire la différence, de même que les deux semaines de retard qu’a pris l’Amérique de Trump pour réagir ont pu causer 55 000 morts. Tout se passe comme si la contingence devenait un facteur causal. On peut concevoir que quiconque ne saisit pas cela soit conduit à confondre Dieu et le hasard.

Le mimétisme, que ce soit dans les domaines religieux (les cérémonies rituelles impliquent la présence d’importantes communautés en un même lieu), touristique (on ne va pas là où il y a des touristes, mais tous les touristes se retrouvent au même endroit), économique (la recherche des rendements d’échelle implique la concentration géographique), urbanistique (les villes attirent parce qu’elles ont déjà attiré beaucoup de monde) ou dans d’autres, explique l’ubiquité de la rétroaction positive dans l’organisation spatiale des activités humaines. On s’agglomère là où il y a déjà une agglomération.

De là les fameux « clusters », ou rassemblements, dont on sait qu’ils sont des « super-propagateurs » (superspreaders, en anglais) dans la diffusion du virus. Dans le modèle, qui aura été si influent, du théoricien des systèmes complexes Albert-Laszlo Barabasi, ces agglomérations sont les plaque tournantes (hubs) d’un réseau en forme de « petit monde » : tous les nœuds du réseau sont rendus proches les uns des autres par la médiation de ces plaque tournantes (Linked. The New Science of Networks, Perseus, 2002). On peut montrer qu’un virus circulant dans une telle structure a le plus grand mal à être stoppé.

Beaucoup d’intellectuels français sont aussi ignares que les politiques en matière de culture scientifique. Certains en tirent fierté. On ne s’étonne pas qu’ils soient aussi des « covidosceptiques ». Tout ce foin, toute cette panique pour pas grand-chose, s’écrient-ils ! La malnutrition tue 9 millions de personnes – dont 3 millions d’enfants – chaque année, alors qu’est-ce que ce virus apporte de plus à la condition mortelle de l’homme ?

Le 16 juin, la Chine a vu naître une résurgence de l’épidémie, jugeant la situation « extrêmement grave ». La vie avait pourtant repris son cours normal depuis deux mois. Une campagne massive de dépistage a été organisée, le confinement décrété de nouveau, toutes les écoles de nouveau fermées. L’origine de cette fébrilité ? La découverte en cinq jours de cent malades liés à un marché de Pékin. Nos intellectuels ont failli s’en étrangler. La Chine avait pourtant vu juste. C’est dans l’œuf qu’il convient d’étouffer tout nouveau départ de l’épidémie.

Pourquoi les mesures de confinement ont-elles suscité un tel scepticisme en France ?

J’ai eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi tant de commentaires s’ingéniaient à trouver qu’on en avait beaucoup trop fait étant donné la relative modestie du mal, avec pour l’instant moins de 30 000 victimes. Il m’a fallu du temps pour repérer la prévalence d’un sophisme dans l’opinion publique, que j’ai nommé le sophisme « Y2K » (pour Year 2000, « an 2000 »), en référence à ce qui s’est passé au moment du (faux) passage au XXIe siècle. On craignait alors que tous les ordinateurs du monde s’arrêtassent, pour cause d’un codage inadéquat du numéro de l’année, car limité aux deux derniers chiffres, l’année suivant 1999 apparaissant non comme 2000 mais comme 1900.

Finalement, la catastrophe n’a pas eu lieu et tout s’est bien passé. Mais des centaines de milliards de dollars avaient été dépensés de par le monde pour changer complètement les systèmes d’information. Inévitablement, on en a inféré que le problème n’était pas si grave et qu’une bonne partie de cet argent avait été dépensée en vain. Les « covidosceptiques », dont certains sont des philosophes patentés, sautent à pieds joints dans le même paralogisme.

Or la logique n’est pas moins importante à la philosophie qu’elle ne l’est à la science. Tout se passe, selon eux, comme si des mesures coûteuses et contraignantes devenaient superfétatoires, au moment même où elles réussissent. Ce sont ces idées de la science qu’il convient d’enseigner à tous, de l’école primaire jusqu’à l’ENA, si celle-ci existe encore, et les questions de pouvoir se poseront alors différemment.

Mais la question de la gravité de la crise économique due au confinement, elle, se pose bel et bien. La protection de la vie humaine l’aurait-elle emporté sur les impératifs de la croissance ?

Dans un livre publié en 2012, je prévoyais que la pierre d’achoppement de la pensée économique, la pierre de scandale sur laquelle elle buterait et trépasserait, serait l’économie des soins médicaux. C’est probablement dans la manière dont les économistes traitent de la question de la mort que se révèle le mieux cette incroyable insensibilité aux éléments les plus basiques de la condition humaine qui caractérise leur profession. La crise actuelle l’illustre de façon saisissante.

Le 27 avril, donc en plein confinement, l’émission « Entendez-vous l’éco » de France Culture était consacrée à la question que vous me posez. L’invité était l’économiste Christian Gollier, directeur de l’Ecole d’économie de Toulouse. Cette institution prestigieuse, qui compte dans ses rangs notre deuxième Prix Nobel dans la matière, Jean Tirole, est souvent critiquée pour être l’un des bastions du « néolibéralisme ». Je préfère dire que c’est un des hauts lieux de l’« écomystification », ses membres ayant des œillères particulièrement épaisses.

A la question de savoir si le choix du confinement avait été judicieux, Christian Gollier répondit honnêtement que nous n’avions pas le choix : sans confinement, le bilan sanitaire serait (aurait été) insupportable – peut-être un million de morts à la fin de 2020. Mais c’est lorsqu’il se lança dans des considérations méthodologiques que les choses se gâtèrent. Le concept de base de l’économie de la santé, rappela-t-il, est celui de valeur de la vie humaine.

En dépit de l’adage selon lequel « la vie n’a pas de prix » ou « on fera tout quoi qu’il en coûte », nous arbitrons quotidiennement entre notre espérance de vie et d’autres biens, préférences ou valeurs, expliqua-t-il : nous prenons des risques, nous fumons, buvons, dormons peu, achetons une voiture moins sûre mais moins chère, etc. C’est donc que nous accordons, chacun d’entre nous, une valeur finie à notre vie, révélée par nos choix.

Si la puissance publique pouvait collecter ces valeurs, organiser un débat démocratique à leur sujet et en tirer une valeur pour la collectivité, cette valeur serait, selon cet économiste, un indicateur qui permettrait de prendre des décisions conformes à l’intérêt général. Par exemple : faut-il réduire la vitesse maximale sur les autoroutes à 110 km/h ? Les biens et les maux à prendre en compte sont la perte de temps d’un côté, et de l’autre la diminution conjointe du coût en carburant, des émissions de CO2 et des accidents mortels.

Grâce à une valorisation adéquate, toutes ces valeurs, dont celle de la vie humaine, sont convertibles en euros et le bilan est une simple somme algébrique. Il n’y a pas de raison, selon l’économiste, que l’arbitrage entre santé et économie ne puisse pas se régler selon la même méthode. Le seul problème que Christian Gollier perçoit dans ce calcul est l’absence de démocratie. En France, depuis les années 1970, la valeur de la vie humaine est, dit-il, décidée de façon technocratique. Elle est ainsi aujourd’hui de trois millions d’euros.

Mais vous, vous voyez dans cette extension du domaine de la valorisation économique des problèmes plus considérables ?

Il est des biens qui ne supportent pas de devenir des marchandises sans être corrompus. Les exemples abondent, de l’amour physique à l’obtention de diplômes. Certes, l’économiste a insisté au cours de l’émission sur le fait que la valorisation monétaire de la vie humaine n’en fait pas une marchandise échangeable contre un prix : je ne peux pas, en vous payant trois millions d’euros, faire de vous un esclave. Mais il ne songe pas un instant que si l’argent n’achète pas certains biens sans les corrompre, alors il ne peut pas servir de mesure à tout.

« Il est des biens qui ne supportent pas de devenir des marchandises sans être corrompus »

Donner une valeur monétaire à un bien, c’est le rendre, malgré qu’on en ait, convertible au plan symbolique en argent. L’Insee valorise ainsi le travail domestique des femmes au prix d’un cuistot pour ce qui est de la cuisine. La valeur du temps passé avec ses enfants ? C’est ce qu’on aurait versé à une nounou faisant le même « travail ». Je trouve cela obscène. Qu’en est-il d’une vie humaine, même dite « statistique » ? Peut-on agréger des vies, toutes incommensurables entre elles, par la magie de l’argent ? Les vies ont-elles toutes la même valeur ? Par exemple celles des jeunes et des vieux ?

Tout le monde aujourd’hui sait que ce virus tue les personnes âgées et épargne dans une grande mesure les plus jeunes. Les annonces du ministère de la santé nous le serinent constamment. Pourquoi donc les jeunes se sacrifieraient-ils, restant confinés, perdant leur emploi, au service de leurs aînés ? Le choix entre l’économie et la vie se ramène à cette question.

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Christian Gollier a avancé une solution qui a le mérite selon lui de faire que personne ne se trouve sacrifié : continuons de confiner les vieux, peut-être pour six mois ou un an, et déconfinons les jeunes. Laissons ces derniers s’exposer en menant une vie active, ils se contamineront entre eux mais peu seront touchés sévèrement. Ils atteindront ainsi l’immunité collective, au plus grand bénéfice des vieux, qui pourront alors se déconfiner. Ne serait-ce pas là un bel exemple de solidarité et de justice intergénérationnelles ?

Le regretté Kenneth Boulding (1910-1993), économiste rarement cité et pourtant précieux, a eu ce mot : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Par paraphrase, je dirai : celui qui peut proférer les horreurs que Christian Gollier trouve géniales est soit un monstre, soit un économiste.

Comme il est économiste, tout va bien. J’admets que pas mal de gens sont des économistes sans le savoir en ce sens que, sans être des monstres, ils acceptent l’argument de Christian Gollier. Mais il faut pour cela qu’ils oublient ceci : si l’hécatombe chez les vieux n’a pas été plus sévère, c’est moins parce qu’ils étaient confinés en Ehpad ou, pour la plupart, chez eux, que parce que les plus jeunes étaient également confinés et ne leur rendaient plus visite.

Car ce sont les jeunes qui contaminent leurs aînés. Peut-on dire que les vieux ont de ce fait contracté une dette vis-à-vis des plus jeunes ? Si quelqu’un qui veut ma peau renonce à me tuer, suis-je en dette vis-à-vis de lui ? Ou encore : si quelqu’un dont l’activité dans le monde menace ma vie renonce à cette activité, suis-je en dette vis-à-vis de lui ? Il me semble évident que la réponse est non dans les deux cas.

Le fait que les jeunes et les adultes soient restés confinés ne fut donc en rien un sacrifice au service de leurs aînés. Quant à la solution de notre économiste, elle fait l’impasse sur la souffrance des personnes âgées, murées dans leur solitude, cherchant parfois ou souvent la délivrance dans la mort. Le président brésilien, Jair Bolsonaro, l’a dit en termes choisis : « Nous sommes désolés des ravages que fait le virus chez les vieilles personnes, mais il faut bien qu’elles meurent de quelque chose. »

 

Antoine Reverchon