Dominique Rousseau : « Nous sommes au bout d’un cycle, celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle »

Six thèses pour la démocratie continue », Odile Jacob

Dans son nouvel ouvrage, le juriste détaille les réformes constitutionnelles qu’il juge nécessaires pour répondre au malaise démocratique.

 

Propos recueillis par Claire Legros

Publié le 21 février 2022. Le Monde

aProfesseur de droit constitutionnel, Dominique Rousseau, auteur de Six thèses pour la démocratie continue (Odile Jacob, 176 pages, 14,90 euros) propose notamment que les députés fassent délibérer les citoyens sur les propositions et projets de loi avant leur discussion au Parlement.

Alors qu’on s’apprête à élire nos représentants au suffrage universel, vous écrivez que le citoyen est le grand absent des formes politiques contemporaines. N’est-ce pas paradoxal ?

Cette idée peut paraître paradoxale si l’on pense que le citoyen se réalise dans la figure de l’électeur. Or, l’électeur ne définit pas la démocratie mais la forme électorale. Nous sommes au bout d’un cycle, celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle, qui ne reconnaît au citoyen que la compétence d’élire des représentants qui vont vouloir pour lui. Un autre cycle s’ouvre. Il a pour principe la compétence normative des citoyens, c’est-à-dire leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et politiques publiques. Nuit debout, les « gilets jaunes », les zadistes, tous ces mouvements sociaux expriment cette nouvelle revendication.

Vous écrivez que la tension entre deux formes de démocratie, représentative et continue, existe depuis la révolution de 1789. De quelle façon ?

Historiquement cette tension s’est traduite par deux conceptions de la représentation : la « représentation fusion », héritage direct de la monarchie, associe le corps de la nation à celui de ses élus. « Le peuple (…) ne peut parler, ne peut agir, que par ses représentants », affirme l’abbé Sieyès en 1789.

 

Mais une autre forme de représentation – que j’appelle la « représentation écart » – est déjà inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les citoyens concourent personnellement ou par leurs représentants à la fabrication des lois. » Avec l’adverbe « personnellement », la compétence normative est inscrite en toutes lettres. En outre, on peut lire dans le préambule que la Déclaration vise à permettre au citoyen de « comparer » l’action du pouvoir politique avec ses droits, afin d’en « réclamer » le respect. Les fondements constitutionnels d’une démocratie continue sont présents dans cette reconnaissance d’une autonomie politique du citoyen.

Vous appelez le futur président de la République à changer la Constitution au cours d’un processus délibératif. Pourquoi ne pas recourir à une assemblée constituante ?

L’histoire montre qu’une assemblée constituante n’est convoquée qu’après une révolution – en 1789 et en 1848 –, la chute d’une dictature – au Portugal en 1974 –, une crise politique grave – au Chili en 2019 –, ou une défaite militaire – en 1870. Je propose la création d’un comité de réflexion sur la Constitution, composé pour moitié de citoyens tirés au sort et pour moitié d’experts, avec mission d’engager dans le pays une délibération décentralisée sur la réécriture totale ou partielle du texte. Ce grand débat constituant, indépendant du gouvernement, devrait durer deux ans, dans les quartiers, les entreprises, les écoles, et déboucher sur un texte soumis à référendum.

Comment les citoyens peuvent-ils « concourir personnellement » à la fabrication des lois ?

Aujourd’hui, le mandat représentatif confère au député le pouvoir de vouloir à la place du citoyen. Avec un autre mandat, délibératif celui-là, il aurait pour mission de réunir les électeurs de sa circonscription au sein d’assemblées primaires de citoyens, et de les faire délibérer sur les propositions et projets de loi, avant qu’ils ne viennent en discussion au Parlement.

Qui aurait le dernier mot entre les citoyens et les élus ?

Les élus garderaient le dernier mot, mais avec une possibilité d’appel pour les citoyens. Il y aurait trois temps : la délibération citoyenne ; le vote des députés sur la base des résultats de cette délibération décentralisée ; et enfin la possibilité pour les assemblées primaires de demander, à partir d’un seuil à définir, l’organisation d’un référendum si le vote des députés s’éloignait trop des résultats des délibérations qui l’ont précédé.

Ne craignez-vous pas des dérives dans un espace public miné par les fausses informations et les bulles des réseaux sociaux ?

Ces problèmes, bien réels, sont déjà présents dans le cadre électoral et des pressions s’exercent sur les candidats. Le fait que les assemblées primaires soient publiques et transparentes, et qu’elles réunissent des opinions différentes, peut permettre, au contraire, une délibération plus raisonnée que sur les réseaux sociaux où l’on se conforte dans ses propres idées.

Votre réflexion a évolué sur ces questions démocratiques depuis vingt ans. De quelle façon ?

J’ai pris conscience que, pour s’inscrire dans la durée, les mouvements sociaux doivent se prolonger dans l’institution. Sinon, l’énergie citoyenne retombe, l’inventivité se perd. Il ne peut y avoir de démocratie sans institutions. Mais les institutions peuvent aussi étouffer la démocratie. D’où l’inscription dans la Constitution du statut de lanceur d’alerte qui, en dénonçant les dysfonctionnements, permet aux institutions de rester connectées à l’énergie sociale qui les a produites.

« Six thèses pour la démocratie continue »

Depuis trente ans, Dominique Rousseau explore l’architecture institutionnelle de notre démocratie avec un objectif affiché : combler le fossé entre l’idéal d’une société des égaux et la mécanique imparfaite de sa mise en œuvre. A une cinquantaine de jours de l’élection présidentielle, la parution de cet ouvrage ne doit évidemment rien au hasard. Le professeur de droit constitutionnel y renouvelle, en les actualisant, ses propositions pour fonder une « démocratie continue » où se verrait reconnue « la compétence aujourd’hui revendiquée par les citoyens à fabriquer les lois et politiques publiques ».

Pour y parvenir, le juriste propose d’instituer notamment un « mandat délibératif » du député, des assemblées primaires de citoyens au sein de chaque circonscription, une refondation juridictionnelle du Conseil d’Etat, un statut de lanceur d’alerte pour dénoncer les dysfonctionnements des institutions… Précis et parfois technique, l’ouvrage a l’intérêt de penser la délicate articulation d’une pluralité d’outils démocratiques, tirage au sort, référendum, rôle de la justice… Et de rappeler, dans le contexte de défiance et d’abstention que l’on connaît, le caractère vivant d’une démocratie et l’urgence à ouvrir un débat qui conditionne tous les autres.