ÉTATS-UNIS Janvier 2021. Le Monde du 12/01/2021

Éléments por comprendre ce qui se passe aux États-UNIS

Les événements survenus le 6 janvier à Washington sont analysés comme un « putsch » par le politiste américain qui souligne, dans un entretien au « Monde », les risques qu’impliquerait l’absence de sanctions à l’encontre des responsables.

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer

Daniel Ziblatt est professeur de sciences politiques à l’université Harvard (Cambridge, Massachusetts). Avec son collègue Steven Levitsky, il est l’auteur de La Mort des démocraties (Calmann-Lévy, 2019), un livre qui a fait référence aux Etats-Unis sous Donald Trump afin de comprendre le danger que représente le 45e président américain pour les libertés politiques. Il est aujourd’hui l’un des observateurs de la vie politique américaine les plus réputés.

Quel regard portez-vous sur les événements survenus au Capitole le 6 janvier ?

Voir certains de nos concitoyens lancer un assaut contre une institution publique n’est pas sans précédent aux Etats-Unis. De tels événements se sont déjà produits. Il était cependant inédit d’entendre le président inciter la foule à s’en prendre au pouvoir législatif. Ce type de violences politiques est entièrement nouveau.

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Etre confrontés à des événements sans précédent explique la confusion conceptuelle qui prévaut actuellement. Comment nommer ce qui s’est produit ? S’agit-il d’une tentative de coup d’Etat, d’un putsch, d’actes de terrorisme intérieur, d’une émeute, ou d’une manifestation ? Tous ces termes revêtent différentes connotations. Ecrire l’histoire de ces événements suscite déjà des débats houleux.

Quelle expression vous semble-t-elle la plus juste pour parler de ce 6 janvier ?

Nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit simplement d’un mouvement de protestation, ou d’une émeute, car cela reviendrait à laisser entendre qu’il n’y avait aucune coordination entre différents groupuscules pour préparer cette journée. Ce n’est pas non plus un coup d’Etat militaire, car la hiérarchie de l’armée n’a pas pris part aux événements. Le mot de putsch me semble celui qui convient le mieux. Nous n’avons pas assisté à une de ses formes extrêmes, bien évidemment. Néanmoins, nous étions bien en présence d’un acte de violence politique plus ou moins organisé. Nous ne devons pas en minimiser la gravité.

Certains commentateurs parlent aussi d’un « auto-coup » (« self-coup », ou « autogolpe » en espagnol), car il ne s’agissait pas pour un opposant de prendre le pouvoir, mais pour le président en place de renverser la démocratie à des seules fins personnelles. Néanmoins, Donald Trump n’était pas en position de réaliser un tel coup de force, car le président américain est trop faible sur le plan institutionnel, il ne dispose pas de pouvoirs suffisants. Il a donc dû se contenter de prononcer un discours contre le Congrès, excitant la colère de la foule contre les législateurs.

Pourquoi cette colère contre le pouvoir législatif tout particulièrement ?

Si l’on appliquait à Donald Trump la typologie de la droite française développée par l’historien René Rémond (1918-2007), on pourrait dire que le président américain appartient à la tendance bonapartiste. Il cherche à établir entre lui et ses partisans une connexion directe. Les législateurs sont donc dépeints comme des personnages corrompus au service des élites et d’intérêts particuliers. Donald Trump est en ce sens l’héritier de Napoléon III, qui a dissous l’Assemblée nationale lors du coup d’Etat de 1851. Aujourd’hui, l’animosité de la foule rassemblée le 6 janvier ne visait pas que les démocrates mais aussi les républicains du Congrès qui ne se sont pas pliés à la volonté du président.

Comment décrire la foule qui a agi à Washington ?

D’après ce que l’on en sait pour le moment, différents groupes étaient présents. Les Proud Boys, une milice d’extrême droite, et des nationalistes blancs ont fourni l’avant-garde. Ces éléments sont bien organisés et violents, il semble qu’ils aient mené la charge. Ce sont eux qui ont cassé les fenêtres du Congrès et ils avaient clairement l’ambition de s’introduire dans le bâtiment. Il y avait des adhérents de la théorie du complot QAnon. La photo d’un homme portant une coiffe en fourrure avec des cornes a largement circulé. Jacob Anthony Chansley, alias Jake Angeli, est connu dans les cercles conspirationnistes QAnon. Et le dernier groupe présent était composé d’électeurs de Trump. Ils sont généralement restés à l’arrière et se sont peu aventurés à pénétrer dans le Capitole. Il y avait dans ce contingent davantage de femmes. Ces électeurs n’étaient pas non plus costumés, comme ont l’habitude de le faire les tenants de QAnon.

Il est intéressant de comparer cette foule à celle qui était présente à Charlottesville en août 2017. Lors de ce rassemblement d’extrême droite en Virginie, une contre-manifestante avait été tuée.

La foule rassemblée le 6 janvier est plus inquiétante. Car les nationalistes blancs ne sont plus seuls, deux groupes supplémentaires étaient présents. Ce rapprochement va-t-il durer ? On ne peut pas le dire. Les causes défendues et les objectifs poursuivis par chacune de ces mouvances diffèrent.

Une forme d’émulation est en cours. Des événements comme ceux du 6 janvier s’étaient déjà produits d’une certaine manière dans le Michigan. En mai, des protestataires armés étaient entrés dans la législature de cet Etat pour s’opposer aux mesures prises contre la pandémie. Après ce coup d’éclat, intimider les législateurs a soudainement semblé envisageable.

Dans votre travail, vous étudiez le rôle en démocratie de la tolérance et de la retenue, deux normes non écrites que doivent observer les élites politiques. Mais qu’en est-il au niveau des citoyens ? Comment certains tabous ont-ils pu ainsi être transgressés ?

On utilise en psychologie sociale le concept d’ignorance pluraliste pour expliquer le choix de se conformer à l’opinion dominante opéré par les individus dont le point de vue est minoritaire. Ils adoptent ce comportement, car ils ignorent qui partagent leurs idées. Se croyant plus isolés qu’ils ne le sont réellement, ils n’osent pas exprimer certaines idées et enfreindre certaines normes.

Mais la présidence transgressive de Donald Trump permet de sortir de cette ignorance. La norme n’a plus de valeur puisque l’homme le plus puissant du pays la méprise. Les individus entretenant des points de vue radicaux qui se croyaient auparavant seuls trouvent en outre, lors des meetings organisés par le président sortant, toute une foule de gens qui partagent leurs convictions. Certains discours, symboles et gestes deviennent ainsi autorisés.

Evidemment, s’extirper de l’ignorance pluraliste est parfois libérateur dans certains contextes. Mais aujourd’hui nous assistons à la diffusion d’idées et de comportements dangereux et violents. Le risque est d’autant plus grand si aucune sanction ne vient s’abattre sur les responsables.

Les événements du 6 janvier ne sont-ils pas, davantage qu’un baroud d’honneur, une répétition avant la reproduction d’autres événements du genre ?

Cette date marque la fin de la présidence Trump et du trumpisme. Mais nous avons peut-être assisté à la naissance d’un mouvement. Certains sortaient du Congrès en disant que la prochaine fois ils viendraient armés. Il est difficile de savoir à quel point il faut les prendre au sérieux.

Néanmoins, il est urgent d’agir. Il s’agit bien de terrorisme intérieur. La police doit pouvoir infiltrer ces réseaux. Mais il faut faire attention à ce que les moyens qui seront pris ne soient pas par la suite employés à des fins contestables, des garde-fous doivent être mis en place. Un tel détournement de moyens pris à des fins légitimes s’est déjà produit par le passé. L’arsenal utilisé au cours de la chasse aux sorcières anticommuniste dans les années 1950 avait d’abord été développé pour lutter contre la diffusion du nazisme aux Etats-Unis. En dépit de ce risque, l’administration Biden doit faire preuve de fermeté.

Que faire encore pour repousser la menace et renforcer la démocratie en Amérique ?

A plus long terme, il faut pousser le Parti républicain à sortir de ses bastions traditionnels. Ce parti a si bien su mobiliser certains groupes, souvent les plus radicaux, depuis quarante ans, qu’il en est aujourd’hui prisonnier. Pour le moment, il s’en remet à un électorat rural de l’Amérique profonde, il peut ainsi rassembler suffisamment de voix au collège électoral pour espérer remporter la présidentielle. Au cours des vingt dernières années, les présidents républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire lors de l’élection de novembre. Les conservateurs partent donc avec un avantage indu.

Structurellement et politiquement, des éléments incitatifs doivent donc être créés afin que le parti diversifie sa base. Pour cette raison, nous devrions nous débarrasser du collège électoral, accorder le statut d’Etat au District de Columbia, étendre les droits civiques. Autrement dit, rendre notre démocratie plus démocratique. Adopter de telles réformes forcerait les républicains à tenter de convaincre de nouveaux électeurs plutôt que de s’en remettre à un électorat blanc.

Après l’assaut contre le Congrès, plusieurs sénateurs républicains ont revu leur position et ont voté en faveur de la certification du résultat de la présidentielle, contrairement à ce qu’ils avaient d’abord annoncé. Faut-il croire qu’ils ont finalement choisi de jouer leur rôle de contre-pouvoir ?

C’est un peu tard, non ? Ces sénateurs font sans doute preuve d’opportunisme. Mais d’un autre côté, ce type d’opportunisme est nécessaire et bienvenu. J’espère que beaucoup d’autres suivront leur exemple. Prétendre se soucier du maintien de l’Etat de droit vaut mieux que de défendre le nationalisme blanc promu par Donald Trump.

Qu’en est-il du Parti républicain ? Peut-on croire que le centre droit puisse maintenant reprendre le dessus sur la frange populiste ?

Rien n’est moins sûr. N’oublions pas que, entre la Chambre des représentants et le Sénat, plus d’une centaine d’élus doutent toujours de la sincérité de la présidentielle. Selon un sondage publié en décembre 2020, 77 % des électeurs républicains expliquent la défaite de Trump par un supposé « vol » du scrutin. Une autre étude d’opinion, réalisée après le 6 janvier, montre que 45 % des électeurs républicains justifient l’assaut contre le Capitole, ce qui représente un socle important. Mais ce sondage démontre aussi qu’il y a de fortes divisions au sein de l’électorat de droite.

On peut même imaginer que Donald Trump décide de se porter de nouveau candidat en 2024. Un précédent existe. Theodore Roosevelt, qui avait quitté la présidence en 1909, a tenté de se faire réélire en 1912, mais pas sous l’étiquette républicaine. Il a ainsi provoqué une division du vote républicain. Ce scénario pourrait se répéter.

Marc-Olivier Bherer