Jean-Jacques Marie. A propos de Staline et du stalinisme

Toujours nécessaire

Dans Le Monde Diplomatique   Août 1988, pages 12 et 13

Le grand débat en Union soviétique sur l’histoire officielle

Staline, un simple Caligula paranoïaque ?

La conférence du Parti communiste d’Union soviétique a officiellement adopté, le 30 juin 1988, le principe de la construction, à Moscou, d’un monument à la mémoire des victimes de la répression stalinienne. Cette décision est la conséquence la plus spectaculaire d’un mouvement profond de remise en cause — à la faveur de l’actuelle « glasnost » — de l’histoire officielle de l’URSS, et a récemment permis la réhabilitation d’anciens compagnons de Lénine, comme Boukharine, fusillés par Staline. Des journaux et des revues, tirés à des millions d’exemplaires, publient depuis quelques mois des textes (souvenirs, romans, analyses historiques) qui disent enfin la vérité sur le « petit père des peuples », sur la collectivisation forcée et, plus généralement, sur le stalinisme comme système politique aberrant.

par Jean-Jacques Marie 

 

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L’ampleur et la sauvagerie des répressions staliniennes sont aujourd’hui le thème favori des journalistes et des écrivains soviétiques. Le silence forcé de naguère et la censure vigilante de l’époque brejnévienne encouragent cette fièvre. Anastase Mikoyan lui-même, ancien bras droit de Staline, ancien membre du bureau politique, haut dignitaire de l’Etat, a vu alors ses souvenirs corrigés, émondés, réécrits, enrichis (1). La revue Ogoniok (no 50-l987) a publié quelques extraits du texte original ; Mikoyan raconte comment, en décembre 1948, Staline monta contre l’appareil du PC de Leningrad une énorme machination qui s’achèvera, en septembre 1950, par la condamnation à mort — non rendue publique — de six dirigeants, dont un membre du bureau politique (Nicolas Voznessenski).

La réhabilitation des condamnés des procès de Moscou d’un côté, le roman les Enfants de l’Arbat, de Rybakov (2), publié à Moscou au printemps 1987 et consacré à l’année 1934 et au meurtre de Kirov, de l’autre, ainsi que la pièce de Chatrov, Plus loin, encore plus loin (janvier 1988) ont accéléré le mouvement. Des historiens se penchent sur le rôle de Staline dans la guerre civile (3), un autre étudie les moyens par lesquels il est parvenu au pouvoir (4), Ivan Tvardovski, le frère du poète, nous raconte les souvenirs d’un dékoulakisé errant à travers l’Union soviétique (5). L’écrivain Ioulian Semionov rapporte les souvenirs de tchékistes sur l’organisation des procès de Moscou (6), l’écrivain Simonov reproduit les souvenirs non censurés de deux dignitaires de l’armée sur Staline chef de guerre et nous le montre occupé des heures durant à sélectionner les prix Staline de littérature ou dénonçant, lors de la dernière réunion du comité central de son histoire, Mikoyan et Molotov comme « capitulards devant l’impérialisme » (7). Staline prévient ainsi publiquement l’appareil du parti qu’une nouvelle purge sanglante se prépare. Trois mois après, la révélation du prétendu « complot des blouses blanches » ou celui des « médecins assassins », sur lequel le dernier médecin survivant et sa fille viennent de publier leurs souvenirs, l’annoncera au monde entier (8).

Ces publications complètent le portrait politique de Staline, éclairent certains épisodes de son règne, précisent la connaissance de ses techniques d’intimidation et de terreur : l’écrivain Lev Razgon a rencontré dans un camp la femme de Kalinine, officiellement chef de l’Etat (président du présidium du Soviet suprême), arrêtée en 1937 (9) ; il dresse la liste des camarades les plus proches de Staline dont la femme, le frère ou le gendre furent arrêtés ou fusillés. Tous étaient frappés : Kaganovitch, Molotov, Mikoyan, Chvernik, Vorochilov...

Mais ces révélations n’abordent qu’un aspect du passé immédiat de l’URSS. L’historien Iouri Afanassiev souligne l’insuffisance, voire l’ambiguïté, des seules révélations sur Staline et ses pratiques. Il écrit dans Literatournaïa Rossia (17 juin 1988) :

« Beaucoup de gens voudraient bien sacrifier Staline pour sauver le stalinisme. Cela signifie éluder l’essentiel du problème, éviter la question : dans quelle mesure Staline a-t-il été le créateur et en même temps le produit du système qui s’est consolidé pendant qu’il se trouvait au pouvoir ? ». Une semaine plus tard, la Pravda lui répondait : « La question se ramène à une seule : la société qui a été édifiée chez nous est-elle (était-elle) socialiste ? ».

A ce jour, nul ne l’aborde encore de front, seulement de biais, et surtout à travers l’interrogation sur les années 1927-1929 : y avait-il alors une seule voie possible, deux, ou plus ?

Pour certains — qui ne sont pas nécessairement staliniens — la seule voie possible est celle qui fut adoptée ; l’héritage de la Russie paysanne ne laissait pas d’autre choix. C’est en fait la position que développe et argumente longuement l’essayiste Igor Kliamkine dans son article de Novy Mir, paru en novembre 1987, « Quelle rue mène au temple ? ».

Pour d’autres, deux voies s’offraient : celle de Staline (la collectivisation forcée, l’industrialisation forcenée et, en réalité, la non-planification, puisque le plan adopté pour cinq ans devait être modifié en cours de route, puis réalisé en quatre ans, voire trois ans et demi !) et celle de Boukharine (poursuite de la NEP sans changements, et de la coopération paisible de toute la paysannerie pour l’édification lente du socialisme en URSS).

Ainsi le lieutenant-général Volkogonov, auteur d’une biographie de Staline, le Triomphe et la Tragédie, à paraître dans la revue Oktiabr, affirme qu’il n’y avait qu’une voie, celle de Staline ; et que ce dernier, malheureusement, après avoir vaincu Trotski, reprit « ses méthodes coercitives de style bureaucratique, de violence et de serrage de vis. N’est-ce pas là une des sources de la tragédie prochaine ». Volkogonov console son lecteur : la victoire de Trotski « aurait imposé au parti des épreuves plus pénibles encore, pouvant déboucher sur la perte des conquêtes socialistes ». La thèse est aujourd’hui largement répandue en URSS.

Un système réfléchi, cohérent et logique

Selon certains auteurs, trois orientations s’affrontaient en 1927-1929. « Trotski proposait une solution, Boukharine une autre, Staline une troisième », constate l’essayiste Ovtcharenko. Et il se demande, intrigué : « Mais quelle réponse donnait donc Lénine ? » (Drujba Narodov, juin 1988).

Ces interrogations sont liées à une autre, plus complexe : qu’est-ce donc que le stalinisme ? Quelle réalité sociale exprime ce que, depuis 1956, on qualifie en URSS de « culte de la personnalité » ?

On peut déceler deux types d’analyse. La première, celle donnée par l’économiste Gavril Popov dans un article de la revue Nauka i Jizn, en avril 1987, a fait du bruit : pour lui, dans les années 30 et 40, s’est édifié en URSS un système administratif de direction du pays parfaitement réfléchi, cohérent et logique, reposant entre autres sur la peur et l’adhésion individuelle. Malgré certains ratés, il a mené à bien un ensemble de tâches imposées par l’époque. Il est aujourd’hui dépassé.

Comme le fait remarquer Igor Kliamkine dans son article de Novy Mir, cette analyse de la superstructure politique et administrative passe sous silence la réalité sociale qu’elle surplombe et que certains historiens essaient d’analyser, comme Kliamkine lui-même, qui met l’accent sur l’arriération historique de la Russie ou Lev Ovroutski dans une discussion sur la pièce de Chatrov, Plus loin, encore plus loin.

Il s’élève contre l’idée que tel ou tel trait de caractère de Staline ait pu façonner l’histoire, que sa grossièreté ou ses autres défauts « aient pu être la source de cataclysmes historiques », et précise : "Le culte de la personnalité n’est rien d’autre que le bureaucratisme mené à son extrémité logique. Le bureaucratisme découle d’un mode de vie patriarcal, de l’inculture politique des masses paysannes, numériquement majoritaires, et de la psychologie du révolutionnarisme petit-bourgeois qui leur est propre et qui les mène à passer de l’anarchisme déchaîné à l’exaltation passionnée de « la main de fer », et enfin de l’absence de traditions démocratiques profondément enracinées depuis des générations."

"Les gens enflaient de faim et mouraient

La discussion reprend donc là ou elle s’était arrêtée, il y a vingt-cinq ans, après le vingtième et le vingt-deuxième congrès.

Mais, à la différence des écrits antistaliniens de la période du « dégel » (1954-1964) ceux d’aujourd’hui tentent, au-delà de l’univers des répressions et des camps, de décrire la réalité sociale et politique dans laquelle ils se situaient. Ainsi A. Jigouline, l’auteur des Pierres noires (10) nous dépeint une Union soviétique de l’après-guerre différente de la peinture habituelle.

« Les années 1946 et 1947 étaient effrayantes. Les gens enflaient de faim et mouraient, dans les villages, les bourgs et aussi dans les villes détruites par la guerre comme Voronej. »

Les paysans fuyaient l’Ukraine affamée et pourtant exportatrice : les citadins qui tentaient de ramasser, dans les champs abandonnés, les pommes de terre en train de pourrir se heurtaient aux détachements militaires protégeant la propriété d’Etat. Les « vols » de pommes de terre valaient aux affamés dix ans de prison ou de camp, « ordre de Molotov »... Encore n’était-ce pas là tout ce qui frappait les malheureux. Des bandes attendaient le long des voies les trains de nuit et lançaient des grappins sur les toits où s’entassaient les sacs de pommes de terre et leurs propriétaires endormis dont on retrouvait, le lendemain, les corps mutilés...

La terreur déclenchée par Staline (contre les écrivains par la résolution d’août 1946 dénonçant les revues Zvezda et Leningrad et les écrivains Zochtchenko et Akhmatova, contre les philosophes en 1947 ; contre les musiciens et les historiens en 1948 ; contre les biologistes la même année avec le pogrome déclenché à la suite de la session de l’Académie des sciences naturelles d’août 1948 : contre près de trois mille biologistes et agronomes purgés, destitués, pourchassés, liquidés ; contre l’appareil du parti de Leningrad en 1948 ; contre les juifs avec la « campagne anticosmopolite » et l’ « affaire des blouses blanches » de 1953...), cette terreur n’exprime pas la folie d’une sorte de Caligula paranoïaque, comme le voulait Boris Souvarine. Sous une forme certes monstrueuse, elle est politique, elle vise à étouffer toute expression possible d’un mécontentement et d’une résistance à la politique du « père des peuples ».

En effet, et plusieurs écrivains et mémorialistes le soulignent, pendant plusieurs années, toute une génération de jeunes travailleurs manuels et intellectuels s’étaient battus contre les nazis, avaient pris des initiatives, commandé, décidé face à la mort quotidienne. C’était une autre forme d’indépendance d’esprit que celle — politique — des bolcheviks qui avaient fait triompher la révolution d’octobre et gagné la guerre civile, mais c’en était une manifestation patente et d’autant plus dangereuse que les rescapés vainqueurs de la guerre attendaient un changement profond, un autre avenir : ils voulaient voir honorer les traites de leur victoire sur le nazisme, dont Staline avait, à partir de 1933, si bien su utiliser la menace...

Jean-Jacques Marie

Professeur au lycée Voltaire, Paris. Auteur de Staline, Le Seuil, 1967, et Trotsky, Libraire générale française, 1985.

 

(1) Les Mémoires du maréchal Joukov ont été « peignées » avec le plus grand soin.

(2) Ce roman paraîtra, en traduction française, chez Albin Michel à Paris le 9 septembre prochain.

(3) Table ronde dans Polititcheskoe Obrazovanie 3, 1988.

(4) N. Vassetski : « Staline en lutte pour la direction du parti ». Argumentyi fakty no 24 et 26, 1988.

(5) Ivan Tvardovski, « Pages de mes épreuves passées », Iounost, mars 1988.

(6) Ioulian Semenov : « Romans non écrits », Neva no 6, 1988.

(7) Constantin Simonov : « Par les yeux d’un homme de ma génération », Znamia, no 3-4-5, 1988.

(8) Dans les revues Drujba Narodov et Iounost no 4, 1988.

(9) Lev Razgon, Ogoniok 13, 1988.

(10) A. Jigouline : « les Pierres noires », Znamia, juillet 1988. Voir aussi le compte rendu du livre de Guerassi