« Le massacre du 17 octobre 1961 est un mensonge d’Etat qui a commencé par la dénégation des victimes de la répression policière »
Par Frédéric Bobin et Antoine Flandrin
Publié le15/10/2021. Le Monde
ENTRETIEN
L’historien Emmanuel Blanchard analyse, dans un entretien au « Monde », la dissimulation qui a entouré cette tuerie de manifestants algériens par un pouvoir exécutif prêt à tout pour que le Front de libération nationale ne réussisse pas sa démonstration de force à Paris.
Le 17 octobre 1961, alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin, la police parisienne procède à la plus grande répression contre une manifestation en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Ce jour-là, à l’appel du Front de libération nationale (FLN), plus de 20 000 Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu qui leur est imposé depuis le 5 octobre. Si l’indépendance paraît inéluctable – lors du référendum du 8 janvier 1961, plus des trois quarts des Français ont voté pour l’autodétermination de l’Algérie –, le pouvoir exécutif, qui s’obstine à qualifier d’« opération de police » le conflit en Algérie, ne peut tolérer que le FLN, considéré comme une organisation terroriste, réussisse le coup de force symbolique d’un défilé au cœur de Paris.
La réponse orchestrée par le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, est terrible. Alors que quelque 12 000 « Français musulmans d’Algérie » sont raflés, des dizaines d’entre eux sont passés à tabac à coups de crosse et de gourdin, certains sont même tués par balle, avant d’être jetés dans la Seine. Les scènes se déroulent sous le regard passif – à quelques exceptions près – des Parisiens. Le bilan de cette débauche de violence policière n’a jamais pu être formellement établi, les historiens s’accordant à l’évaluer à « au moins 120 tués ». L’Etat français va s’employer à dissimuler ce massacre. Il faudra attendre plus de vingt ans pour que des historiens et des militants ne révèlent son ampleur. L’historien Emmanuel Blanchard, auteur d’une Histoire de l’immigration algérienne en France (La Découverte, 2018), explique comment la justice et la police ont mis en place un contre-récit pour faire écran à ce « crime d’Etat ».
Dans quelle mesure les archives policières et judiciaires permettent de démontrer que l’Etat a dissimulé le massacre du 17 octobre 1961 ?
Le mensonge d’Etat a commencé dès le 18 octobre par la dénégation des victimes de la répression policière et l’imputation de la violence aux manifestants algériens. Il s’est poursuivi à un triple niveau : médiatique (en temps de censure), judiciaire puis archivistique. Sur ce plan, la tentative de dissimulation a laissé des traces qui sont aujourd’hui accessibles : ainsi, sur le site des archives de Paris, on peut consulter les registres journaliers d’inhumation du cimetière de Thiais (Val-de-Marne). En ouvrant ces pages, on voit d’emblée qu’il s’est passé « quelque chose » à l’automne 1961 : il y a beaucoup plus d’Algériens inhumés et d’Algériens sans nom que d’ordinaire.
Ces dizaines de « X-FMA » (FMA pour « Français musulmans d’Algérie » ), on les retrouve également dans les archives de l’Institut médico-légal ou dans celles des juridictions parisiennes. Ainsi, les 30 et 31 octobre, sept juges d’instruction sont simultanément saisis de 63 dossiers d’informations judiciaires relatives à des Algériens (souvent « inconnus ») repêchés dans la Seine ou découverts morts sur la voie publique. Ces dossiers ont été regroupés pour faire l’objet d’un traitement commun, parce qu’ils relevaient des interrogations sur des « disparus » soulevées depuis plusieurs semaines. Ainsi, quelques mois plus tard, un unique substitut du procureur va demander l’ensemble des non-lieux.
Comment l’Etat a-t-il pu mettre en place un contre-récit pour faire écran au massacre ?
La police et la justice se mettent à enquêter sans enquêter, en privilégiant la seule piste des affrontements entre Algériens. Ils n’en apportent d’ailleurs pas la preuve et sont dans l’incapacité de dire qui a tué. Ils se contentent de tenter d’identifier ces morts, une identification difficile car nombre de corps sont restés plusieurs jours, voire semaines, dans la Seine. Ces immersions visaient à rendre illisibles les empreintes digitales. Quasiment tous les Algériens étaient fichés avec leurs empreintes enregistrées car ils se faisaient contrôler plusieurs fois par semaine. Ceux qui ont tué veulent que ces cadavres disparaissent, ou, du moins qu’ils soient difficilement identifiables.
Dès avant le 17 octobre 1961, des plaintes sont déposées pour « disparition » après une arrestation. Jusqu’au sein du principal syndicat de policiers, des interrogations sont formulées au sujet de l’action de « commandos » auxquels participeraient des agents. Ces mises en cause prennent une nouvelle ampleur après le 17 octobre, y compris dans la presse. La saisine groupée de juges d’instruction, rare à l’époque (les dossiers étaient classés « sans suite »), vise ainsi à empêcher une enquête parlementaire, notamment réclamée par le sénateur socialiste Gaston Defferre. Or, il ne peut pas y avoir de commission d’enquête parlementaire sur des faits qui font l’objet d’une instruction judiciaire.
Comment voir qu’on enquête sans enquêter ?
Un certain nombre d’hypothèses ne sont jamais soulevées : la violence policière ou l’action de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), qui a commis des attentats à l’encontre de cafés-hôtels algériens et fait disparaître des soutiens de l’indépendance, notamment en Algérie. D’autres, par contre, le sont systématiquement, comme le règlement de comptes entre indépendantistes algériens, en particulier le Mouvement national algérien (MNA) et le FLN. Or, l’acmé des violences entre nationalistes algériens remonte aux années 1957-1959. Il n’y en a quasiment plus à l’automne 1961.
Comment expliquer qu’un tel déchaînement de violence ait pu être possible à Paris ?
Il faut prendre en compte la colère et le deuil de la police : en septembre 1961, cinq policiers sont tués et une dizaine blessés par le FLN. Si la mort d’un agent en service fait normalement l’objet d’une prise en charge institutionnelle, à l’époque, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, choisit de suspendre les obsèques solennelles, car il ne peut y en avoir toutes les semaines et qu’il craint les réactions de ses agents. On peut imaginer l’esprit de vengeance que génère ce contexte.
« Le 17 octobre, le mandat est d’accentuer cette répression : ordre est donné d’empêcher les Algériens d’arriver au centre de la capitale »
Cela, dans un moment où ni la Préfecture de police de Paris ni le pouvoir politique ne le réfrènent. Les policiers se sentant en danger ont pour consigne d’abattre les Algériens suspects. L’établissement du couvre-feu pour les Algériens, le 5 octobre, est une autre de ces graves entorses au droit. Le but est d’entraver la collecte de fonds et, donc, d’empêcher la Fédération de France du FLN de financer le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Arrestations, internements et retours forcés en Algérie se multiplient. Le 17 octobre, le mandat est d’accentuer cette répression : ordre est donné d’empêcher les Algériens d’arriver au centre de la capitale. Le Palais des sports, le stade Coubertin et des bus de la RATP sont réquisitionnés afin de permettre une immense rafle… 12 000 personnes sont arrêtées en quelques heures.
Dans quelle mesure peut-on parler de « crime d’Etat » ?
Il ne s’agit pas de débordements individuels, ni même d’une action autonome d’une préfecture de police qui aurait échappé au pouvoir politique. Maurice Papon reste d’ailleurs en poste jusqu’en 1967. Dans la logique du pouvoir exécutif, il n’est pas envisageable que le FLN réussisse sa démonstration de force, ni que la police soit sanctionnée. Pour le général de Gaulle, la priorité est que la police le protège de l’OAS – qui a tenté de l’assassiner, le 8 septembre. Or, il redoute que la police agisse en coordination avec l’OAS, comme elle le fait dans certaines villes d’Algérie. Le premier ministre, Michel Debré, veut, à tout prix, démanteler la Fédération de France du FLN. L’un et l’autre considèrent que de telles exactions, fréquentes dans les contextes de sortie de guerre, doivent être couvertes.
Y a-t-il eu des directives d’en haut pour que chacun dans la police et la justice dissimule ce crime d’Etat ?
Au sommet de l’Etat, tout le monde sait que le bilan officiel de trois morts est mensonger. Seuls quelques hauts fonctionnaires se posent des questions. La priorité du général de Gaulle est que l’Algérie devienne indépendante et il sait que cela ne se fera pas sans soubresauts ni violences. Pris en tenaille entre une armée et une police tentées par l’insubordination, et un FLN qui n’est pas un interlocuteur facile, il ne s’occupe pas de l’intendance. Michel Debré s’est débarrassé d’Edmond Michelet, vu comme un ministre de la justice accordant une trop grande importance à l’Etat de droit.
Pour le remplacer, il a choisi Bernard Chenot, en août 1961, afin d’inaugurer une nouvelle séquence répressive. Dès lors, il n’est pas nécessaire de donner des ordres écrits à la magistrature. Nous sommes en période de guerre où une partie des Algériens sont jugés devant des tribunaux militaires, y compris en métropole où des centaines de peines de mort sont prononcées. Dans ce contexte, les juges d’instruction combatifs, prêts à saisir une inspection générale des services (IGS) elle-même peu allante, ne sont pas légion. La tendance est plutôt de laisser faire les services de police puis de prononcer un non-lieu.
Dans quelle mesure l’occultation de cette répression sanglante a-t-elle été également rendue possible par la réaction du FLN et de ses militants ?
Pour reprendre les négociations avec le gouvernement français, le GPRA est prêt à ne pas mettre l’accent sur ce qui s’est passé le 17 octobre 1961. Il n’en parle pas à l’ONU à New York, en novembre. Le message a été passé aux négociateurs algériens dès la fin du mois d’octobre : Paris va négocier, mais ne veut plus de mouvements de foule. Des manifestations indépendantistes sont prévues le 1er novembre : il y en aura en Algérie, mais pas en France. Dans le contexte de la guerre de libération algérienne, les victimes du 17 octobre sont recouvertes par tellement de morts qu’il n’est pas question de leur donner une grandeur spécifique. Les immigrés ont d’ailleurs conscience de ne pas être ceux qui ont le plus souffert de la guerre. Les militants de la Fédération de France du FLN rédigent des rapports sur le 17 octobre où s’exprime la fierté d’avoir contribué à la marche vers l’indépendance.
Dans quelle mesure l’histoire du 17 octobre 1961 n’est-t-elle pas seulement française ?
On peut la déplier de différentes façons. C’est d’abord l’histoire de la Ve République : pour bâtir un régime solide, le général de Gaulle cherche à reconstruire une forme de soutien de l’armée et de la police, qui avaient lâché la IVe République. Mais c’est aussi l’histoire de la lutte du peuple algérien pour son indépendance, peuple qui est sorti dans les rues d’Alger et de nombreuses grandes villes, en décembre 1960 et en juillet 1961, au prix de centaines de morts.
A l’échelle des empires coloniaux, ce type de répression est courant depuis 1919. Pour secouer le joug colonial, les colonisés recourent alors à un nouveau répertoire d’actions qui intègre les manifestations de rue. Les foules qui défilent pour faire valoir leurs droits ou réclamer leur indépendance, que ce soit en Inde, en Corée ou en Egypte, se heurtent à des répressions armées. L’histoire est la même dans l’empire français, la police est considérée comme légitime à ouvrir le feu, lorsque les colonisés investissent la ville avec des revendications subversives : que ce soit à Tunis, en avril 1938, à Alger et dans le Constantinois, en mai 1945, à Casablanca, en décembre 1952, mais aussi sur la place de la Nation à Paris, le 14 juillet 1953, les manifestants « nord-africains » sont la cible de tirs nourris.
Le 17 octobre 1961 peut aussi être connecté à l’histoire d’autres massacres contemporains. Celui de Sharpeville en Afrique du Sud, en mars 1960, par exemple. Des habitants des townships qui refusent d’être contrôlés avec des passeports internes leur interdisant l’accès aux centres-villes vont manifester devant les postes de police : les agents ouvrent le feu et 69 cadavres sont relevés. En France, en 1961, la séparation des espaces n’est pas légale au sens fort du terme, mais elle émane d’un texte de la Préfecture de police de Paris : l’ordre du jour sur le couvre-feu du 5 octobre 1961.
Ainsi, si on élargit au cadre impérial et international, on voit que le 17 octobre n’est pas une « énigme », selon la formule de l’historien Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), mais relève d’un répertoire répressif courant lorsque des groupes racisés affirment dans la rue leur « droit à la ville » ou leur volonté d’indépendance.
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