« Les mémoires de la guerre d’Algérie ont été prises en otage par les acharnés de l’identité »

Une réflexion utile dns le Monde du 22 janvier 2021

 

TRIBUNE

Paul Max Morin

Le chercheur Paul Max Morin souligne l’incapacité de la République française à penser le colonialisme et dénonce « l’instrumentalisation de ce passé par des entrepreneurs identitaires ».

Tribune. Tous ceux qui travaillent sur la guerre d’Algérie vous le diront : on ne compte plus les fois où, en soirée, le temps d’une cigarette à la fenêtre, les gens se sont livrés : « Ah mais mon grand-père a fait la guerre d’Algérie ! » ; « Ma grand-mère, elle vient de Constantinople ou Constantine, je sais plus, tu connais ? » Oui, la colonisation de l’Algérie par la France, la guerre d’indépendance et les exils qu’elles ont engendrés ont laissé des traces profondes sur la société française. La démographie parle d’elle-même : 39 % des Français de 18 à 25 ans déclarent aujourd’hui avoir au moins un membre de leur famille affecté par cette histoire.

Dans cette France marquée intimement par l’Algérie, le discours dominant continue d’affirmer que la guerre d’Algérie est oubliée et qu’une « guerre des mémoires » gangrène la société. Pourtant, depuis des décennies, la guerre d’Algérie est largement documentée. Trois générations d’historiens ont fait leur travail. Elle figure dans les programmes scolaires depuis 1983. Des Parapluies de Cherbourg jusqu’aux chansons de Médine, elle infuse notre culture. Mis bout à bout, vingt ans de gestes mémoriels, de Lionel Jospin à Emmanuel Macron, démontrent que l’Etat est depuis longtemps sorti du silence.

Pour beaucoup de jeunes Français, l’Algérie est un héritage intime : c’est ce qui explique la tristesse dans le regard suspendu d’un grand-père un soir d’été, ce sont les bricks à l’œuf ou le couscous partagés chaque vendredi, les insultes en langue arabe ou… sur les Arabes. Ces traces font souvent l’objet de questionnements sur leurs origines familiales, sur leurs identités et parfois sur l’état de la société française. Mais elles sont rarement source d’animosité.

Que masque alors cette obsession autour de la guerre d’Algérie ? Une incapacité de la République à penser le colonialisme et ses traces, mais aussi une instrumentalisation de ce passé par des entrepreneurs identitaires. Il y a d’abord une difficulté à nommer les choses. La République ne s’est jamais dotée de mots pour dire la complexité du système colonial qu’elle instaurait en Algérie tout en se construisant elle-même. Le colonialisme fonctionne avec des masques et des euphémismes. Il est indicible tant il remet en cause le principe d’égalité qui constitue le fondement de l’idéologie républicaine. Cette aporie du vocabulaire est un lourd héritage nous empêchant de comprendre le caractère nécessairement structurel du système colonial en Algérie et de ce qu’il a produit en termes de subjectivités et de démographie.

En 1962, à la sortie de la guerre, le gaullisme présente l’expérience coloniale comme une parenthèse qu’il s’agit de refermer pour reprendre le chemin d’une France puissante car débarrassée de sa composante algérienne, pourtant constitutive de ce qu’elle était. Depuis, les nombreux témoins parlent de leurs guerres d’Algérie, mais chacun de son point de vue. Pour les Algériens, la guerre débute en 1830 ; pour les pieds-noirs, en 1954 ; pour les soldats, elle est une parenthèse bouleversante de deux ou trois ans. L’Algérie est à la fois l’éden des orangers, l’enfer des camps de regroupement et le coupe-gorge de Palestro. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, ces récits mis bout à bout ne sont pas contradictoires mais complémentaires. S’il y a une guerre des mémoires, elle se situe ailleurs.

Jusqu’à aujourd’hui, les mémoires de la guerre d’Algérie n’ont jamais fait l’objet de politiques ambitieuses, mais de négociations autour des demandes des associations les plus revendicatives – mais peu représentatives –, avec lesquelles l’Etat a développé des relations clientélistes. De ce cloisonnement naît l’impression d’une compétition pour influencer le récit national. Ce faisant, la guerre d’Algérie est devenue un objet politique inflammable. Depuis les années 2000, elle est un terrain fertile pour des entrepreneurs identitaires instrumentalisant les mémoires pour parler d’identité nationale.

L’année 2005 est emblématique. La « droite décomplexée » se structure autour de la loi sur l’enseignement positif de la colonisation. Le « refus de la repentance » et la réhabilitation du passé colonial sont le chemin de la radicalisation de la droite sarkozyste pour rompre les digues gaullistes et investir l’identité nationale, à laquelle sera dédié un ministère.

Au Front national [devenu Rassemblement national], « l’Algérie française a préparé le combat pour la France française », comme le scandait Jean-Marie Le Pen à un meeting du Centre national des rapatriés, en 1992. Les mutations idéologiques de l’extrême droite, avec notamment le « grand remplacement », renversent le rapport dominé/dominant. L’histoire se prolongerait dans une colonisation inversée, dans une France présentée comme assiégée, tant physiquement que dans son identité. Ainsi, les mémoires de la guerre d’Algérie ont été prises en otage par les acharnés de l’identité.

En 2017, Emmanuel Macron semblait marquer une rupture. En campagne présidentielle, ses propos qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » avaient créé un clivage entre un nouveau monde susceptible de faire une analyse critique de l’histoire et un ancien monde encore embourbé dans son passé colonial. Depuis, ces propos n’ont pas été suivis d’effet. En 2020, confronté à des mobilisations de la jeunesse contre le racisme et les violences policières, il convoque, sans que cela fasse partie des revendications, le vieux paravent de la guerre d’Algérie pour souligner qu’elle « reste un impensé » puisqu’« on a à finir le travail historique ». La rupture se fait attendre.

La société française se situe aujourd’hui à un tournant. Il faut bien plus que des gestes mémoriels cloisonnés envers la génération de ceux qui ont vécu la guerre. Des politiques ambitieuses doivent maintenant s’adresser à ceux qui héritent de cette histoire et l’interrogent. Si parler de la guerre d’Algérie reste bien sûr important, la France ne peut faire l’économie d’une explication de l’histoire coloniale, non pas pour se mettre à genoux, mais pour éclairer les mécanismes expliquant notre présence au monde et la société dans laquelle nous vivons. Il ne s’agit pas que de discours, mais d’un travail structurel pour donner des moyens à cette nouvelle génération, via l’éducation ou la production culturelle et scientifique.

Mais si cette génération a besoin de comprendre le passé, elle a aussi besoin de s’émanciper dans le présent pour sortir du piège identitaire. Pour cela, il faut intensifier les efforts sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, car ces maux sont hérités de cette histoire. Il faut plus généralement investir dans la jeunesse, s’attaquer aux inégalités, créer des structures pour que les jeunes Français circulent et dialoguent entre eux, mais aussi, sur le modèle de l’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ), avec ceux de l’autre côté de la Méditerranée. Dans cette histoire algérienne, le « eux » et le « nous » sont intimement mêlés. En assumant cette histoire et ces héritages, la société française entrera dans une salutaire découverte d’elle-même.

Paul Max Morin est chercheur doctorant à Sciences Po (Cevipof) sur les mémoires de la guerre d’Algérie chez les jeune