LES MÉTAMORPHOSES DU PROGRESSISME

Les métamorphoses du « progressisme »

Par Marion Dupont

Publié le 08 octobre 2021  Dans Le Monde- Mis à jour le 21 octobre 2021

ENQUÊTE

Revendiqué par des acteurs politiques très divers, que parfois tout oppose, le terme naît des Lumières en hybridant les progrès – humain, social et technique. Ebranlé par les tragédies du XXe siècle, il reste une référence mais doit se réinventer.

« Ambition, goût du progrès, conscience civique : c’est en cultivant ces trois vertus que, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, dans les prochaines années, nous allons projeter notre pays vers l’avenir », disait le président Macron début septembre, dans un texte censé répondre aux inquiétudes des Français, publié par le magazine Challenges. Ce texte pose logiquement les bases idéologiques de sa campagne de réélection, et mentionne le « progrès » pas moins de quatre fois.

Le terme de « progressisme », lui, en est absent. Le progressisme avait pourtant été choisi pour définir la doctrine de son camp à l’approche des élections européennes, il y a à peine deux ans – deux ans qui semblent contenir un monde. Quelques semaines avant l’échéance électorale, Ismaël Emelien et David Amiel, anciens conseillers du président, avaient fait paraître Le progrès ne tombe pas du ciel (Fayard, 2019), un manifeste censé conjurer le spectre du mouvement des « gilets jaunes », formaliser la philosophie politique du macronisme, tout en l’inscrivant dans une tradition désirable, et désigner des ennemis – au choix les « populistes », les « nationalistes » et autres « souverainistes ».

Plastique, protéiforme, le progressisme se prête en effet à de nombreux usages, par des acteurs que, parfois, tout oppose. Du président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui pouvait déclarer, en février, « nous, patrons, nous sommes par essence des progressistes : c’est-à-dire que nous sommes, sans naïveté évidemment, pour le progrès et l’innovation », au groupe des socialistes et démocrates au Parlement européen intitulé « Alliance progressiste », en passant par le Mouvement unitaire progressiste fondé en 2009 par Robert Hue, le terme ne connaît pas de frontières politiques.

Ses applications sont si nombreuses que la notion souffre souvent d’un manque de consistance, et peine plus souvent encore à convaincre. Peut-être clairvoyant sur cet état de fait, mais conscient de la puissance de la référence au progrès, Emmanuel Macron a donc recommencé à faire son éloge en ce début de campagne présidentielle, sans encore en brandir le drapeau.

Si le progressisme peut parfois se limiter à une étiquette politique, commode et disponible, sa richesse sémantique est aussi le signe de son épaisseur historique. Se dire progressiste revient en effet à se placer dans une longue tradition, celle de penseurs et d’acteurs politiques entendant orienter l’action politique dans la direction d’un futur possible et souhaitable. Revenir aux origines de cette tradition permet non seulement d’esquisser plus précisément les contours du progressisme, de ses évolutions, des liens qu’il entretient au progrès, mais aussi de diagnostiquer ses impasses et ses angles morts.

Des Lumières aux révolutions, naissance et affirmation de l’idéologie du progrès

Faire l’histoire de la pensée progressiste revient, sans surprise, à interroger les liens de cette notion à celle de progrès. Tiré du latin « progressus », le terme « progrès » commence par désigner une marche vers l’avant, notamment dans le domaine militaire : ses premières occurrences dans la langue française n’ont pas encore le sens positif qu’on lui connaît. Cette connotation d’amélioration, d’essor, de développement, émerge lentement à partir de la Renaissance, et vient, par la même occasion, traduire un bouleversement anthropologique majeur alors à l’œuvre dans les sociétés occidentales : la transformation de la perception du temps. « Ce que l’on appelle alors, et ce qu’on appelle encore “progrès”, est révélateur d’une nouvelle façon qu’ont certaines sociétés de caractériser l’articulation entre le passé, le présent et l’avenir : un rapport au temps fondé sur l’idée que l’avenir sera meilleur que le passé, là où les cosmologies anciennes voyaient souvent le temps comme une sorte de long déclin », explique François Jarrige, historien et maître de conférences à l’université de Bourgogne.

Si cette métamorphose est un processus graduel au XVIIIe siècle, la révolution scientifique et le progrès des connaissances contribuent à la cristallisation de cette nouvelle représentation optimiste d’un temps linéaire. Le progrès commence, peu à peu, à désigner l’amélioration constante, désirable et désirée, à la fois du savoir et des conditions d’existence, mais aussi des mœurs, de l’émancipation politique et de la civilisation en général. L’idée de progrès est, bien sûr, au centre de la réflexion des philosophes des Lumières. Mais le cercle de ses promoteurs dépasse alors déjà, de loin, celui des théoriciens : c’est bien l’idée de progrès qui infuse lorsque les médecins des épidémies se félicitent de l’augmentation de l’espérance de vie ; lorsque certains administrateurs éclairés s’emploient à faire avancer la connaissance de leur territoire et de sa population ; ou lorsque des éducateurs se préoccupent de refonder l’enseignement des futures générations.

« C’est lorsque le progrès commence à constituer un projet politique, un projet de refondation que les choses “grippent”, juge Pierre-Yves Beaurepaire, historien, spécialiste des Lumières, car, si très peu se tiennent en marge de l’idée de progrès au XVIIIsiècle, beaucoup ne sont pas prêts à accepter les conséquences politiques et sociales d’un progrès mené au bout de sa logique. » Profondément utopiste, l’idéologie du progrès forgée par les Lumières, dont Condorcet est le plus haut représentant, est en effet aussi exigeante qu’englobante. En imaginant le devenir humain comme une ascension infinie de la connaissance, de la dignité, de l’égalité, ou encore du bien-être pour tous, ce sont les fondements de la société de l’Ancien Régime (le conservatisme, le fatalisme ou le déterminisme), qu’elle remet en question. « Le cycle des révolutions européennes qui s’amorce dans les années 1770 et qui court jusqu’aux années 1830 découle, entre autres, de cette conscience que certains débats de fond soulevés par l’idée de progrès  la question des femmes, de l’éducation, de la place du religieux, de la participation aux institutions, ou du consentement à l’impôt pour ne citer qu’elles − ne pourront être résolus tant que les anciens cadres subsistent » poursuit Pierre-Yves Beaurepaire.

Si l’idée de progrès gagne du terrain au tournant du XIXe siècle, la bascule vers le progressisme s’opère véritablement entre les années 1830 et 1840, alors que les révolutions suivent leur cours et affermissent le sentiment que l’ordre social n’est pas figé. En outre, ces progrès démocratiques et politiques sont accompagnés d’une accélération de l’innovation technique : « A cette époque, l’industrialisation s’intensifie, et toutes les grandes innovations techniques de la modernité émergent », souligne François Jarrige, citant notamment l’apparition et l’usage croissant de la machine à vapeur et de toutes les technologies qui lui sont associées : bateau à vapeur, train…

Mais en ce début du XIXe siècle, l’idée que le sens de l’histoire est celui d’une amélioration est combattue par les réactionnaires, l’extrême droite monarchiste et absolutiste ou les milieux catholiques qui y opposent d’autres visions historiques. « Pour beaucoup, à droite, la Révolution française était même la preuve que l’histoire pouvait être aussi un mouvement de déclin, dans la mesure où la révolution était interprétée comme une crise, comme une catastrophe », estime François Jarrige, soulignant que « c’est là qu’apparaît l’usage de la notion de progressisme, notamment chez les penseurs politiques, pour désigner un certain type d’idéologies militant en faveur de la réalisation du progrès sur Terre ». Avec le terme « progressisme », la solidification d’un pôle de la pensée et de l’action politique centré sur l’idée d’un avenir meilleur atteignable est donc actée.

S’ils peuvent entretenir certaines convergences sur leurs objectifs, ces penseurs ne conçoivent pas tous le progrès de la même manière. Dès l’origine, se dessinent plusieurs nuances de progressisme, chacun exprimant une dialectique entre deux visions du progrès, explique le philosophe Serge Audier, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Sorbonne et auteur de L’Age productiviste (La Découverte, 2019). « On peut discerner deux imaginaires, à la fois distincts et souvent entremêlés, de l’époque : une vision du progrès comme avancée de la dignité, de l’égalité, de l’inclusion politique, du bien-être pour tous ; et un discours très fortement centré sur le développement technique et productif alors en plein essor », explique le chercheur, qui ajoute que ces visions différentes, tantôt se combinent en diverses hybridations, tantôt se séparent partiellement.

« Au XIXe siècle, dans ce qu’on appelle rétrospectivement “la gauche”, on trouve au moins trois types assez nouveaux de conception du progrès », poursuit Serge Audier. Tout d’abord, un pôle de sensibilité « humanitaire », insistant davantage sur la promesse chrétienne d’égalité que sur les miracles de la science et du machinisme : il en allait ainsi de l’Italien Giuseppe Mazzini (1805-1872), grande figure du républicanisme européen ; mais aussi de ses inspirateurs, tels le philosophe Pierre Leroux (1797-1871), théoricien du socialisme, et Félicité de La Mennais (1782-1854), précurseur de la démocratie chrétienne. Par-delà leurs divergences, ces penseurs voient, dans le « progrès social », la concrétisation d’une foi en l’égale dignité morale et donc matérielle de tous. Et si ces penseurs peuvent parfois exalter les avancées techniques et scientifiques, ils le font sous certaines conditions : Mazzini, par exemple, déteste les courants scientistes et préfère les coopératives à la grande industrie.

Un autre pôle est davantage fasciné par le développement scientifique et productif − tout en conservant pour objectif final le progrès social. « Le XIXsiècle est le siècle de l’industrialisme, et de l’idéologie industrialiste. Le penseur fondamental de ce nouvel “isme” est le comte de Saint-Simon, qui reprend l’idée à deux libéraux, Charles Dunoyer et Charles Comte, mais y ajoute le culte de “l’organisation” », rappelle Serge Audier. On trouve chez Saint-Simon (1760-1825) et ses disciples saint-simoniens, l’idée que la direction de la société doit revenir aux « industriels » au sens large − un discours qui comporte une dimension presque technocratique, mais qui valorise les classes laborieuses.

Notre regard contemporain, cependant, ne peut s’empêcher de deviner les potentialités « écocidaires » de ces discours technophiles du progrès : « Il y a, chez les saint-simoniens, cet imaginaire d’exploitation du globe par les producteurs associés qui aura une immense influence sur l’idéologie non seulement socialiste, mais bien au-delà », relève le philosophe. Dès lors, pour ce progressisme-là, la domination de la nature et l’émancipation des peuples sont indissociables.

Enfin, une troisième articulation entre progrès humain et progrès technique offre un contrepoint aux deux premiers. « Dans quelques cercles rousseauistes, romantiques ou anarchistes, l’idée d’une émancipation croissante de l’humanité, non seulement n’est pas totalement indexée au progrès productif, mais peut être entravée par l’industrie – capitaliste, mais aussi, au XXe siècle, communiste », explique Serge Audier. Cette sensibilité ultraminoritaire s’inquiète des effets négatifs du culte de l’industrie, facteur à la fois d’aliénation au travail, de mal-être, d’enlaidissement et de destruction du milieu naturel.

Après ce tour d’horizon, difficile de ne pas remarquer l’éléphant dans la pièce : où placer l’idéologie marxiste, centrale pour les XIXe et XXe siècles ? Aux yeux de Serge Audier comme de François Jarrige, le cas Marx est difficile à trancher. « Marx est très conscient de la dynamique destructive du capitalisme. Il voit parfaitement que le capitalisme, comme système d’exploitation fondé sur le profit et la marchandise, est logiquement amené à détruire, avec la santé des travailleurs, les ressources, le sol et les conditions vitales », relève le premier. Pour autant, Marx est aussi marqué par une vision de l’histoire héritée de Hegel, qui veut qu’une étape à tant d’égards négative – le capitalisme destructeur – soit en même temps une avancée indispensable à l’avènement d’une société sans classes. « Marx et Engels montrent souvent la nécessité provisoire de la domination industrielle du globe portée par la bourgeoisie, et même sa mission civilisatrice. Mais ils suggèrent aussi qu’avec l’abolition du capitalisme et l’abondance communiste, un rapport plus harmonieux à la nature devra advenir », analyse Serge Audier. Une vision qui a néanmoins pesé, selon le philosophe, de manière déterminante dans les tendances productivistes du socialisme et du communisme à l’échelle mondiale.

La victoire du paradigme techno-progressiste

Dès ses origines, le progressisme n’a donc pas un, mais de nombreux visages, hybridant progrès humain, progrès social et progrès technique ou productif. Les sensibilités de gauche ne sont d’ailleurs bientôt plus les seules à se servir de l’idée de progrès comme horizon collectif. Des libéraux orthodoxes au nouvel empereur Louis-Napoléon Bonaparte, la rhétorique du progressisme s’insinue peu à peu d’un bout à l’autre du champ politique, relevant parfois d’une promesse d’un avenir meilleur pour des travailleurs de plus en plus exploités, parfois d’une stratégie brandie pour faire accepter au plus grand nombre des reculs démocratiques indéniables. « Si le progressisme désigne cette nouvelle vision du monde qui considère le temps comme linéaire et allant dans le sens d’une amélioration, à partir du milieu du XIXe siècle, tout le monde est progressiste, car cette conception est alors largement acceptée par l’ensemble des sociétés. Dès lors, le progressisme est un mot vide », se prêtant à tous les usages, remarque François Jarrige.

La deuxième moitié du XIXe siècle voit en outre une vision du progressisme phagocyter les autres, jusqu’à modifier en profondeur l’acceptation même du terme de « progrès ». « Cette conception du progrès, cette nouvelle vision du temps qui s’est installée va de plus en plus être limitée à ce qu’on peut appeler le progrès des forces productives », note François Jarrige. Pourquoi cette inflexion, quand tant de voies étaient ouvertes ? « En France mais aussi en Europe, les penseurs traversent alors un moment de relative désillusion vis-à-vis du progrès politique : les révolutions de 1848 ont toutes échoué, et ont toutes été remplacées par des régimes autoritaires. L’outil principal pour réaliser ce progrès des sociétés va de moins en moins apparaître du côté du politique, mais du côté de la transformation des conditions matérielles », poursuit-il, évoquant notamment l’amélioration des infrastructures techniques permettant de créer une société d’abondance grâce à un accroissement de la production.

Le train en a été le symbole. Avant l’automobile, l’électricité, puis le nucléaire et toutes les grandes technologies du XXe siècle, le chemin de fer sera le premier système technique à s’identifier au progrès du monde et des civilisations. « Dans les ouvrages de vulgarisation qui se multiplient sous le Second Empire, le train est dépeint comme un moyen à la fois d’accroître les communications, de moderniser les économies, d’accélérer les mobilités : il est porteur de tous les progrès de la société », souligne François Jarrige. Au-delà des seuls aspects économiques, il est aussi porteur de progrès moraux aux yeux des saint-simoniens : en mettant en contact les peuples, le train permet la mise en place d’un cosmopolitisme qui inventera la paix dans le monde, professent-ils. Autre signe de la conversion globale des sociétés : les évêques eux-mêmes, pourtant plutôt enclins à envisager le temps comme une déchéance, bénissent les locomotives.

Cette foi dans le progrès technique prêterait à sourire, si les conséquences concrètes de cette nouvelle approche (l’industrialisation, l’urbanisation, l’extractivisme) n’étaient pas en contradiction avec la promesse des Lumières. « Chose impensable pour les premiers progressistes utopistes comme Charles Fourier, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’identification du progrès à la révolution industrielle a rendu compatible l’idée de progrès avec l’exploitation de l’homme par l’homme », souligne une autre spécialiste de la période, l’historienne Michèle Riot-Sarcey. En donnant la priorité au développement technique, c’est d’ailleurs un bouleversement plus profond encore qui s’amorce, et que l’historienne décèle dans la popularité de l’expression « la force des choses » forgée par le père du libéralisme politique français, François Guizot (1787-1874) : « Peu à peu, on s’aperçoit que l’homme est écarté au profit de la machine. Ainsi, au cours de la révolution industrielle – seule révolution qui ait véritablement triomphé – le sujet de l’histoire est devenu la technique ! » Là où, un siècle plus tôt, le progrès avait permis aux hommes de s’émanciper d’une vision fataliste et déterministe de l’histoire, ce nouveau discours semble peu à peu déposséder l’homme de sa capacité à être libre de choisir son avenir : « On n’arrête pas le progrès. »

Avec l’avènement de la IIIe République, une nouvelle synthèse progressiste se met en place : les républicains se revendiquent du progrès politique et social ancien, tout en s’inscrivant dans l’héritage du positivisme industriel. « Le nouveau régime, encore fragile, va tenter de s’enraciner dans la société en se présentant justement comme à même de réconcilier ces différentes conceptions du progrès social et du progrès matériel », explique François Jarrige. Et les conquêtes démocratiques s’arrêtant rapidement, les républicains se font les grands promoteurs de la science et de la technologie comme conditions de possibilité du progrès.

Ce constat dépasse d’ailleurs les frontières de la France : le progressisme, enfant des Lumières, est un phénomène européen qui a touché d’abord les élites, avant de se généraliser à l’ensemble des populations d’Europe de l’Ouest puis du monde. Mais ce nouveau corpus des démocraties libérales charrie plus d’un paradoxe. « Sous la IIIe République, cette double croyance est à l’origine à la fois de l’école laïque, gratuite et obligatoire, parce qu’elle est perçue comme participant au progrès des esprits, mais aussi de faces plus sombres de la République, comme la colonisation », relève Marion Fontaine, historienne, professeure à Sciences Po. « Celle-ci se fonde sur l’idée que certaines parties de l’humanité sont ancrées dans le progrès, quand d’autres sont immobiles et doivent être “mises en mouvement” par la colonisation. » Malgré ces zones d’ombre, les principaux courants politiques du XXe siècle continuent à se réclamer de l’idée de progrès ; et s’ils n’utilisent pas ou peu l’étiquette consensuelle de « progressiste », c’est que les termes « socialisme », « communisme », « libéralisme », « réforme », « révolution »… offrent, à leurs yeux, des distinctions politiques plus tranchées.

Les tragédies du premier XXe siècle (la première guerre mondiale, la Grande Dépression, la Shoah ou les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki) sont, à chaque fois, l’occasion d’une remise en cause de l’idée même de progrès. « Un premier moment critique tend à mettre la réalité du progrès en question au nom de présupposés anthropologiques ou de présupposés historiques, en demandant par exemple : “L’homme est-il réellement perfectible ?”», explique le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département culture et création du Centre Pompidou.

Ce premier moment critique est ensuite suivi d’un second, porté notamment par Herbert Marcuse ou Jürgen Habermas en philosophie, qui dissèque les effets de domination ou d’aliénation idéologique du discours du progrès. « Il est alors considéré comme un nouvel opium du peuple, comme une machine à faire en sorte que les populations ne s’interrogent plus sur les finalités du progrès, et laissent l’élite éclairée conduire le monde », explique Mathieu Potte-Bonneville. Malgré ces soubresauts, pourtant, la période de la Libération correspond à un véritable retour du culte du progrès et, surtout, de la croissance économique et de la consommation.

Dès le début des années 1970, l’idée de progrès est de nouveau mise en accusation avec l’essor des pensées et des mouvements écologistes. « Tout l’enjeu, à partir des années 1960-1970, sera précisément, parce que l’écrasante majorité de la pensée politique des “trente glorieuses” ne pense pas de cette manière, de savoir comment séparer le progrès moral, comme aurait dit Jaurès, du progrès technique », analyse Marion Fontaine. « On le voit par exemple dans les premiers périodiques écologiques comme “La Gueule ouverte”, ou dans les mouvements de contestation du nucléaire. Chaque occasion est une manière de montrer au public que le progrès technique en vient non seulement à des dérives dangereuses pour les populations riveraines, mais qu’il rime aussi avec technocratie ou autoritarisme », précise-t-elle. La publication, en 1972, par le Club de Rome, de The Limits to Growth, aussi appelé « rapport Meadows », contribue à fissurer la vision du progrès technoscientifique en suggérant de repenser le concept même de croissance.

Mais ces interrogations sont balayées par la crise économique qui met fin aux “trente glorieuses”, la montée du chômage et la révolution néolibérale incarnée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Depuis, et malgré l’accentuation de la critique écologiste et sociale du progrès, le progressisme continue à être régulièrement invoqué et utilisé comme un horizon rassurant, sans pour autant offrir de solutions aux multiples crises des sociétés contemporaines.

Le progressisme est insubmersible et étonnamment résilient ; tous les chercheurs interrogés dans cette enquête en conviennent. Marion Fontaine juge ainsi que « jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas vécu de véritable révolution copernicienne en ce qui concerne la pensée du progrès ». François Jarrige s’étonne de ce paradoxe : « Il y a une sorte de tension permanente autour du progressisme, avec des moments de crise, de doutes, de discussions ; mais on continue régulièrement à réactiver cette ancienne catégorie rassembleuse sans réévaluer son contenu. » Michèle Riot-Sarcey, quant à elle, reprend les mots du philosophe Gunther Andërs : « Ce concept, qui a honteusement survécu à toutes les crises et catastrophes aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, est le seul pôle au repos dans le flux des phénomènes. »

Cette incapacité à se réinventer contraste avec l’affaiblissement de la croyance même dans un avenir meilleur chez les jeunes générations. Alors que le temps et l’avenir sont désormais envisagés sur le modèle du compte à rebours, on aurait tort de sous-estimer les conséquences d’un emploi cynique du terme de progressisme. A l’inverse, le progressisme éclairé à la lumière de ses propres mutations offre un outil d’autant plus intéressant qu’il ouvre l’horizon des possibles et remet à l’ordre du jour la possibilité d’un plan d’action pour le présent – un « programme » politique, au sens plein du terme. Comment dès lors ses partisans tentent-ils de le redéfinir ?

« Parmi eux, certains souhaitent revenir à la promesse du progrès, c’est-à-dire, au fond, à une double confiance dans les institutions démocratiques et dans le solutionnisme technique, analyse Mathieu Potte-Bonneville. De l’autre côté, certains progressistes considèrent au contraire qu’être fidèle aux élans et aux exigences qui ont porté la notion de progrès, c’est aujourd’hui approfondir la critique et critiquer y compris le discours traditionnel du progrès, en montrant qu’il laisse de côté les questions écologiques et les questions de domination et d’inégalité raciales. »

Loin d’être résolue, la question agite encore le débat public − le philosophe en perçoit par exemple les échos dans les luttes internes entre féminisme universaliste et féminisme intersectionnel. Entre fidélité et réinvention de l’héritage progressiste, ce processus de redéfinition de notre rapport au temps et à l’histoire est donc toujours en cours.

 

Marion Dupont