Leszek Kolakowski, bête noire de la Pologne communisted

  • Des penseurs à fréquenter de très près

Leszek Kolakowski, bête noire de la Pologne communiste

Par Paul Zawadzki (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie politique)Publié aujourd’hui 28/07/2022.LE MONDE

 

 

L’invasion russe de l’Ukraine a ravivé la mémoire de ceux qui ont su résister à l’oppression du totalitarisme soviétique et des régimes vassaux. Tel l’auteur d’« Histoire du marxisme », penseur de la liberté de l’esprit alors qualifié de « révisionniste », qui abandonnera le communisme.

« Il y a toujours eu une atmosphère de scandale autour de moi », confesse malicieusement Leszek Kolakowski (1927-2009) dans des entretiens avec son biographe Zbigniew Mentzel (Czas ciekawy, czas niespokojny, « temps intéressants, temps troublés », 2007-2008, non traduit). C’est qu’avant de jeter l’ancre dans les eaux paisibles du collège All Souls (Oxford), le philosophe polonais s’est fait virer de l’université de Varsovie en 1968, du Parti en 1966 et même de l’école primaire un jour de rentrée : « Regardez-moi ça, bondit l’institutrice, tout le monde a sa religion, même les juifs en ont une, et voilà qu’arrive un philosophe qui nous déclare qu’il est sans confession. »

Loin de l’esprit de système, son œuvre d’une érudition époustouflante touche à des traditions et à des domaines généralement séparés allant de la philosophie positiviste (1966 ; Denoël, 1976) à la religion (Philosophie de la religion, 1982 ; Fayard, 1985), en passant par d’innombrables textes sur la philosophie de la culture. Polyglotte, il semble partout chez lui, chez Spinoza, Husserl ou Bergson. Après une plongée dans les dilemmes des « chrétiens sans Eglise » au XVIIe siècle (1965 ; Gallimard, 1969), il explore ceux du marxisme, en trois volumes publiés entre 1976 et 1978 (Histoire du marxisme, Fayard, 1987). On attend la traduction du dernier sur… la décomposition.

Sans passer par la théologie

Et puis il y a cet état d’esprit tissu de littérature et d’un humour de logicien, si vif dans ses fables philosophiques comme dans ses pamphlets politiques. Révolte contre le tragique ou manière distanciée de l’apprivoiser, il jaillit du choc des paradoxes, érode les évidences. Impossible de le dissocier d’une veine philosophique habitée, depuis son article « Kaplan i blazen » (« le prêtre et le bouffon », 1959, non traduit), par la polarité du doute et de la certitude ainsi que de leurs écueils respectifs, le nihilisme et le fanatisme.

 

Pour être jubilatoire, le scepticisme de l’auteur de « mes justes vues sur tout » (Moje sluszne poglady na wszystko, 1999, non traduit) tient surtout d’une réflexivité kantienne passant au crible de la critique les dogmatismes traditionaliste, progressiste, postmoderne… Contre un positivisme étroit, il défend le domaine du sens et de la validité. Nulle nécessité historique ne saurait fonder l’ordre des valeurs. L’absolu ne relevant pas du savoir, sa critique des croyances scientistes laisse ouvert l’espace de la foi. Avec la réévaluation, dès les années 1960, de la religion et du mythe, dont témoigne Obecnosc mitu (« présence du mythe », 1972, non traduit), on a parlé de sa proximité avec Pascal, objet d’un livre auquel il tenait particulièrement (Dieu ne nous doit rien, 1995 ; Albin Michel, 1997). Mais si vive soit sa passion pour les compréhensions religieuses du monde et pour les textes bibliques, il les travaille sans passer par la théologie. Penseur du décentrement et de la distinction analytique des ordres, des idées et des systèmes, il garde le cap de la modernité politique pour prendre la plume en 1991 contre la théocratie et le national-catholicisme annonciateur du PiS, le parti Droit et justice actuellement au pouvoir en Pologne.

Lutte pour l’autonomie du savoir

Remontons le temps. Au sortir de la guerre, le communisme n’apparaît pas encore au jeune homme antinationaliste sous le jour d’une philosophie dogmatique de l’histoire. Mais rapidement son rationalisme critique le pousse hors d’une idéologie dont l’institution se fige en « caricature de théocratie ». S’y ajoute le « désastre de la destruction culturelle » découvert lors d’un séjour de formation à Moscou en 1950. Les jeunes marxistes polonais, éduqués philosophiquement auprès d’enseignants d’avant-guerre, sont si consternés par les spécialistes soviétiques en dialectique que lorsqu’ils entendent parler d’« un certain philosophe bourgeois, Grusel [Husserl] », c’en est trop. Son ami Tadeusz Kronski s’évanouit sur-le-champ, Kolakowski doit l’évacuer de la salle… Sa sortie du communisme procède d’une déception philosophique à l’égard d’un marxisme trahissant l’individu, la raison et la liberté.

La philosophie du révisionnisme, résume Kolakowski, tient à cet effort de « restituer le rôle du sujet dans l’histoire et dans la connaissance »

Kolakowski est avant tout un savant soucieux de liberté de l’esprit. L’Etat-Parti ne renonçant jamais au contrôle de toutes les sphères d’activité, science, éthique, esthétique, ipso facto tout devient politique. Dans ce contexte, son engagement relève moins d’une passion spécifiquement politique que de l’exigence inconditionnelle d’une ­liberté existentielle contre un régime oppressif. C’est elle qui anime le « révisionnisme » (terme par lequel le Parti stigmatise ceux qui, de l’intérieur du marxisme, critiquaient les dogmes communistes) dont Kolakowski est l’un des chefs de file. Luttant pour l’autonomie de la culture et du savoir à l’égard de l’idéologie, la philosophie du révisionnisme, résume-t-il, tient à cet effort de « restituer le rôle du sujet dans l’histoire et dans la connaissance ».

Entre 1957 et 1968, le communisme meurt comme croyance. Il survit comme violence d’appareil. La Pologne est un étouffoir. Des amitiés politiques se forgent contre la tyrannie. Elles donnent naissance à de petites républiques des lettres contestataires, que Kolakowski fréquente. Ses travaux érudits sur les libertins et les hérétiques en portent la trace. Une réplique de ce « mariage heureux de la culture et de la vie » qui « marqua les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté » (Kundera).

Ces espaces semi-libres ne sont pas sans rappeler le XVIIIe siècle prérévolutionnaire. Avec la libre discussion, on y retrouve les grands textes de la culture européenne avant qu’un mouvement d’édition clandestine et d’« universités volantes » ne prenne le relais vers la fin des années 1970. C’est dire que l’histoire de l’« autre Europe », ravagée par la double rupture du nazisme et du stalinisme, est aussi une histoire de textes enterrés, sauvés, transmis. Les livres interdits traversent clandestinement les frontières, passent de main en main. Dès 1955, Kolakowski lit Orwell, Koestler, Camus, Buber-Neumann…

Surveillé jour et nuit

Rien n’est pire pour un régime communiste que les contestations surgies de ses propres rangs. Devenu la bête noire des autorités après « Czym jest socjalizm ? » (« qu’est-ce que le socialisme ? », non traduit), son célèbre article, censuré en 1956, Kolakowski, à partir de 1963, est surveillé jour et nuit. C’est naturellement vers lui que se tourne un étudiant en histoire, Adam Michnik, pour célébrer le 10e anniversaire du dégel d’octobre 1956. Son discours lui vaut l’exclusion du Parti. Il aggrave son cas en 1968, lors de la révolte étudiante déclenchée par l’interdiction de la pièce Les Aïeux, d’Adam Mickiewicz. « Je répète et nous ne cesserons jamais de répéter cette vérité banale : la vie de la culture exige la liberté. » En ces années de répression et de passages à tabac, des étudiants le raccompagnent parfois jusque chez lui pour éviter qu’il ne soit agressé par des « inconnus ».

Renvoyé de l’Université, interdit de citation au plus fort de la campagne antisémite de 1968, Kolakowski prend le chemin de l’exil dans la même charrette que treize mille personnes, éditeurs, écrivains, enseignants juifs, supposément « sionistes » ou « révisionnistes-sionistes ». Etonnant destin d’un homme, marié avec une psychiatre juive, que l’antisémitisme révulsait depuis l’enfance. Pendant la guerre, il avait côtoyé des juifs cachés par son père, libre-penseur de gauche et descendant de déportés en Sibérie. Résistant, ce dernier fut raflé en mai 1943 et ­exécuté. Kolakowski avait vu le joyeux manège installé à Varsovie, de l’autre côté du mur du ghetto insurgé en flammes, que Czeslaw Milosz a immortalisé dans le poème Campo di fiori. Et l’indifférence des rieurs jouant à attraper les lambeaux de papiers et de vêtements carbonisés, il ne l’a jamais oubliée.

Après Varsovie, Kolakowski enseigne à McGill, Berkeley, Yale. L’historien François Furet lui suggère le CNRS, le philosophe Jürgen Habermas l’invite à Francfort, où la chaire d’Adorno est vacante, en dépit des protestations d’étudiants qui ne le trouvent pas assez marxiste. Grâce au soutien d’Isaiah Berlin, il se fixe à Oxford avec pour obligation contractuelle de rédiger son histoire du marxisme, qui reste, selon son étudiant et ami Krzysztof Pomian, un fragment de son autobiographie intellectuelle. Cumulant prix, honneurs et doctorats honoris causa, il devient en Pologne, au moment de la chute du communisme, une sorte d’autorité philosophique, ce qu’il regarde avec le sourire : « Je n’ai pas la vocation du prêtre, disait-il, et bien que j’aie beaucoup de respect pour les vrais prêtres, le métier de bouffon m’est plus proche. »

Repères Leszek Kolakowski

23 octobre 1927 Naissance à Radom (Pologne).

1950 Il commence à enseigner l’histoire de la philosophie à l’université de Varsovie.

1965 Chrétiens sans Eglise (Gallimard, 1969).

1966 Il est exclu du Parti communiste polonais.

1966 La Philosophie positiviste (Denoël, 1976).

1968 Il est exclu de l’université.

1970 Exilé, il commence à enseigner à l’université d’Oxford (Royaume-Uni).

1975 Husserl et la recherche de la certitude (L’Age d’homme, 1991).

1976-1978 Histoire du marxisme, trois volumes (Fayard, 1987, pour les deux ­premiers).

1995 Dieu ne nous doit rien (Albin Michel, 1997).

17 juillet 2009 Leszek Kolakowski meurt à Oxford.