« Loin de rejeter la philosophie, saint Paul se met en scène comme un nouveau Socrate

Juif de culture grecque, Paul de Tarse a posé les bases du christianisme. Dans un essai récent, le philosophe Olivier Boulnois montre comment cette double culture a façonné en profondeur « l’essence du christianisme ».

Propos recueillis par Matthieu Giroux

Publié le 10 avril 2022 . LE MONDE

Paul de Tarse, né au début du Ier siècle et mort vers 67, est connu pour ses épîtres qui ont établi certains fondements de la théologie chrétienne. Ces textes, antérieurs aux Evangiles, ont fasciné de nombreux penseurs (Augustin, Luther, Nietzsche, Heidegger…). De même sa figure, auréolée de mystère, intrigue encore aujourd’hui.

Comment s’articulent la judéité de Paul, sa culture grecque et sa foi chrétienne ? Quel rapport entretient-il avec la philosophie ? De quelle nature est la sagesse que Paul propose de faire surgir dans le monde ? Dans Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l’essence du christianisme (PUF, 250 pages, 22 euros), Olivier Boulnois, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris), spécialiste de philosophie médiévale, voit dans l’« apôtre des gentils » une incarnation paradoxale de l’essence du christianisme.

 

 

Vous écrivez que votre ouvrage vise à cerner « l’essence » du christianisme. Dans quel sens faut-il entendre ce mot ?

Olivier Boulnois : Je propose de lire Paul comme une introduction, une voie d’accès au christianisme, parmi d’autres. En parlant d’« essence du christianisme », j’essaie d’approcher le cœur du christianisme à partir d’une figure-clé de son origine, Paul de Tarse. Mais je ne voudrais surtout pas présenter le système de la doctrine chrétienne. Il ne s’agit pas de définir « d’en haut » le christianisme, à partir de ses dogmes et de son histoire. Il s’agit de comprendre le christianisme comme une forme de vie.

Ici, l’essence du christianisme, c’est « l’être chrétien » : quel est le propre de l’existence chrétienne ? Qu’est-ce que cela change, pour un juif du Ier siècle et pour ses correspondants, de croire à Jésus-Messie ? En quoi cela change-t-il son rapport au monde, à autrui et à lui-même ? Quel concept de temps, de logos, d’homme cela implique-t-il ?

En prenant Paul comme point de départ, un Judéen de culture grecque, vous assumez le caractère paradoxal d’une telle essence…

Absolument. Nous avons tendance à lire Paul a posteriori, de façon anachronique : puisque le christianisme a émergé comme une religion distincte du paganisme et du judaïsme, nous interprétons Paul comme s’il n’était ni juif ni grec. Or c’est tout le contraire : Paul est de part en part juif et grec. Paul est simplement un juif qui adhère au Messie, un « messianiste » (c’est le sens du grec christianos).

Il écrit avant que le christianisme se détache du judaïsme. Bien sûr, en justifiant l’intégration des Grecs dans la communauté, il contribue à cette séparation. Mais il ne le sait pas. Si Paul et les premiers apôtres sont juifs, le cœur de l’être chrétien, le centre du christianisme, n’est pas en lui-même : il est dans le judaïsme.

« Paul, c’est tout le contraire du repli identitaire. C’est l’ouverture maximale »

L’autre aspect, c’est que Paul est pleinement de culture grecque. On trouve chez lui des concepts typiquement stoïciens, comme celui de conscience. Il utilise le genre rhétorique de la diatribe, qui est typique des écoles philosophiques anciennes. Il justifie lui-même cette démarche : « Ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux » (Romains 1, 19). Les Grecs ont vraiment connu Dieu, mais ils n’ont pas su lui rendre le culte qui convenait. En affirmant sa loyauté envers les autorités, et en autorisant même à manger de la viande sacrifiée aux idoles, il prône une intégration culturelle complète dans la société grecque. Paul, c’est tout le contraire du repli identitaire. C’est l’ouverture maximale.

Ludwig Wittgenstein (1889-1951) estimait que la philosophie n’était pas apte à dire la vérité du christianisme car celle-ci procède plutôt d’une expérience. Martin Heidegger (1889-1976), quant à lui, opposait le discours philosophique et le discours théologique. Que leur répondriez-vous ?

Wittgenstein va au cœur du problème. Une religion n’est pas un ensemble de doctrines ou de faits observables. C’est la forme d’une vie. Adhérer à une religion est donc une chose qui s’éprouve plus qu’elle ne s’exprime. Et, pourtant, je crois qu’on peut en parler, c’est-à-dire qu’une philosophie de la religion est possible.

Pour reprendre un exemple emprunté à Wittgenstein lui-même : on ne peut pas « dire » une symphonie de Bruckner, c’est une tempête d’émotions qu’il faut vivre ; mais, en même temps, il est possible d’analyser la partition, de comparer les interprétations, etc. De même pour Paul : on peut essayer de déchiffrer ses lettres, ligne après ligne ; on peut ensuite comparer les interprétations, etc. ; que la meilleure gagne !

De son côté, Heidegger a systématiquement subordonné toute philosophie de la religion à sa pensée de l’être. Il est parti de Luther (1483-1546), qui oppose la « théologie de la croix », celle de la foi en Jésus-Christ, à la « théologie de la gloire », qui s’appuie sur la philosophe. Il y voit une opposition entre le Dieu de la métaphysique et le Dieu de la foi, c’est-à-dire qu’il sépare ce que Paul avait uni. Cela lui permet ensuite d’interdire toute philosophie de la religion qui ne serait pas soumise à sa propre pensée.

Certes, l’expérience de la foi est autre chose que l’expérience philosophique. Mais cela n’empêche pas de penser l’expérience de la foi, cela n’interdit pas de déployer une philosophie de la religion, et en l’occurrence d’explorer les concepts fondamentaux du christianisme. C’est du moins ce que j’ai essayé de faire.

Paul écrit : « Dieu n’a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde ? » (1 Corinthiens 1, 20). En quoi le logos chrétien s’oppose-t-il au logos grec ?

Ici, vous me renvoyez au cœur de la discussion avec Luther et Heidegger. Depuis saint Augustin (354-430), on a compris que la « sagesse du monde » se réfère à la philosophie, ou le logos grec. Et Luther interprète ce texte de la même manière. On sent toutefois déjà qu’il y a quelque chose qui cloche : Paul, qui est judéen, mais qui a voyagé dans tout le monde grec, s’exprime en grec, il recourt au logos grec, il argumente à l’aide de la pensée grecque, dont la philosophie fait partie.

Il faut donc replacer cette phrase dans son contexte. Paul affronte une situation où les croyants de Corinthe sont divisés entre différents maîtres, parce qu’ils sont séduits par leur logos (leur éloquence et leurs raisonnements).

Paul leur rappelle que ce qui importe, ce ne sont pas les maîtres de sagesse, mais l’annonce, toute simple, du Messie. Celle-ci repose sur un événement scandaleux pour la foi juive : le Messie tant attendu a été crucifié, condamné à la mort la plus obscène, puis il est ressuscité. En transmettant cela, on est sûr de s’en tenir à l’essentiel. En revenant au centre, on se situe au-dessus des partis et on retrouve l’unité.

Est-ce à dire que le logos chrétien est antiphilosophique ?

Paul n’est pas du tout un antiphilosophe. Dire cela, c’est croire qu’il se préoccupe de philosophie. C’est encore une prétention de philosophe ! Lorsqu’il critique la sagesse du monde, il ne s’agit pas de philosophie. Il faut bien comprendre que le terme de « monde » ne désigne pas l’espace-temps, mais l’ensemble des forces qui résistent à Dieu.

« L’annonce du Messie repose sur un événement scandaleux pour la foi juive : le Messie tant attendu a été crucifié, condamné à la mort la plus obscène »

La nouveauté qu’est l’annonce du Messie provoque la résistance de ceux qui savent. Car elle ne se révèle pas dans l’éloquence ou l’ostentation du savoir ; elle se dévoile aux plus humbles, aux moins savants et aux moins éloquents (parmi lesquels Paul se compte). C’est celui qui ne sait rien qui est porteur de la vraie sagesse.

C’est bien ce qui prouve qu’elle est une parole transcendante, un discours que nul ne possède, et dont nul ne peut se prévaloir. Loin de rejeter la philosophie, Paul se met en scène comme un nouveau Socrate, face aux nouveaux sophistes.

Selon vous, le rejet des savoirs grecs par Paul n’est pas un rejet de la « rationalité » en tant que telle. Dès lors, comment se caractérise la sagesse chrétienne ?

Encore une fois, Paul est juif de part en part. Il n’a pas du tout l’impression d’appartenir à une nouvelle religion. Il adhère simplement à Jésus-Messie. La sagesse qu’il invoque, c’est celle du Livre de la Sagesse. C’est d’abord la sagesse de Dieu, infiniment plus sage dans son mystère que la sagesse des hommes. Le commencement de la sagesse, pour les hommes, c’est la fidélité à la parole de Dieu.

Dans ce livre, je n’ai pas du tout cherché à définir la sagesse de Dieu « d’en haut », à partir de la hauteur vertigineuse de Dieu. J’ai seulement cherché à montrer comment, selon Paul, l’homme pouvait vivre de façon à se conformer à la sagesse divine. Paul veut montrer qu’un événement absolument neuf est venu bouleverser l’histoire : c’est l’événement nouveau de la venue du Messie. Dieu sauve. Et comme le vin nouveau fait craquer les outres anciennes, cet événement inouï conduit l’homme à reconfigurer sa vie et sa pensée autour de lui.

Cette reconfiguration signifie qu’on va vivre le temps autrement, comme une attente ardente du Messie ; qu’on va vivre la relation à autrui autrement, comme prioritaire sur soi-même ; que les différences sociales, ethniques et sexuelles n’auront plus de valeur ; que la Loi de Dieu n’aura de sens que comme la contrepartie de son amour gratuit, etc. Ce sont toutes les déterminations de l’existence qui changent de sens, d’une façon que j’ai essayé de décrire.

En quoi l’événement messianique modifie-t-il, selon Paul, notre rapport au temps ?

Paul est convaincu d’être à la fin des temps. L’histoire va bientôt prendre fin, et ce sera l’avènement du Messie. Pourtant, il s’oppose à tous les calculs millénaristes : nul ne sait quand le Messie viendra, et c’est très bien ainsi. Car, si on le savait, on risquerait de s’endormir sur une fausse tranquillité. Or, « il vient comme un voleur dans la nuit » (1 Thessaloniciens 5, 2).

« La Loi de Dieu n’aura de sens que comme la contrepartie de son amour gratuit… Ce sont toutes les déterminations de l’existence qui changent de sens »

Précisément, il faut veiller, être toujours tendu vers lui : le Messie peut venir à chaque instant, il vient déjà, et il convient de se tenir prêt pour le recevoir, ici et maintenant. L’imminence de la fin des temps n’engendre ni affolement ni paralysie. Elle engage l’homme à agir à la fois sereinement et dans l’urgence : à faire tout ce qui est en son pouvoir dès maintenant pour accomplir le bien et résister au mal.

C’est donc toute l’existence humaine qui est réorientée sur la venue du Messie. Toutes les grandeurs du monde présent (sociales, politiques, ethniques) ne sont pas immédiatement abolies par la foi nouvelle, mais elles deviennent indifférentes : au regard de l’avenir absolu, ces différences ne comptent pas.

Paul fait surgir un élément nouveau dans la problématique de la connaissance : la charité. Pourquoi une connaissance sans l’amour de Dieu est-elle vaine ?

Votre question m’évoque la remarque d’Augustin : « On n’entre dans la vérité que par la charité. » Paul aurait-il pu écrire cette phrase ? Ce qui est sûr, c’est que, pour lui, l’existence du croyant repose sur trois piliers : « l’œuvre de la foi, la fatigue de la charité, l’endurance de l’espérance » (1 Thessaloniciens 4, 11). Ces trois attitudes sont des modalités de l’effort, ce ne sont pas des acquis sur lesquels on pourrait s’appuyer. La charité est donc bien un des fondements de l’existence des nouveaux croyants.

« Il faut abattre les cloisons qui séparent le juif du païen, le proche de l’étranger, l’ami de l’ennemi »

Ce n’est toutefois pas une émotion mais une pratique, des actes concrets : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger » (Romains 12, 20). Paul n’est pas l’inventeur de l’universalisme : les stoïciens l’avaient déjà inventé.

Cet universalisme restait néanmoins abstrait, c’était l’amour de l’homme en tant qu’homme. Tandis que Paul se focalise sur l’individu, l’autre en tant qu’autre, l’ennemi en tant qu’ennemi. Il faut abattre les cloisons qui séparent le juif du païen, le proche de l’étranger, l’ami de l’ennemi.

Vous remettez en question l’interprétation augustinienne qui soutient que Paul dépasse le légalisme judéen. Quel est, dès lors, le rapport de Paul à la Loi ?

Le dépassement de la Loi est au cœur de la pensée d’Augustin. Il estime que l’homme n’a pas le pouvoir d’accomplir la Loi, ni même de vouloir le bien par lui-même, et qu’il a besoin de la grâce (de l’aide de Dieu) pour y parvenir.

Pour autant, le problème de Paul n’était pas celui de la grâce et du libre arbitre, ni celui de la foi et des œuvres. C’était celui de la place des païens dans le projet de salut divin. Or, contrairement à ce qu’on dit souvent, le judaïsme du Ier siècle n’était pas un légalisme. Les écrits de Qumrân montrent qu’on entre dans l’Alliance avec Dieu par son amour gratuit – même si on y reste en étant fidèle à la Loi.

dit que les païens qui ignorent la Loi peuvent être associés au salut du peuple juif, Paul se montre fidèle à cette interprétation. Ils sont sauvés par la miséricorde divine, ce qui veut dire qu’ils n’ont pas à observer les prescriptions rituelles de la Loi. Il leur suffit de respecter l’essentiel : les commandements du Décalogue. Et ceux-ci se résument en une phrase : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Romains 13, 9). Paul peut, de ce fait, affirmer que la Loi n’est pas abolie.

Matthieu Giroux