MANIPULER L'OPINION. UNE LONGUE HISTOIRE.

Dans Non Fiction. 11/10/2021

 

Dans la publicité, le cinéma et la communication, des hommes ont élaboré des systèmes pour obtenir le consentement des masses et orienter les comportements collectifs.

Spécialiste de la propagande, l’historien David Colon signe un nouvel ouvrage dans lequel il livre une galerie de portraits. Les vingt hommes retenus ont des profils différents et ont agi pour des régimes de multiples natures, même si ce sont les démocraties qui ont porté à leur acmé l’art de la persuasion et de la manipulation des masses. Si le rôle de certains, comme Joseph Goebbels, Frank Capra ou Mark Zuckerberg, est déjà relativement connu, d’autres parcours le sont moins, tels ceux d'Ivy Lee, qui a mis la psychologie au service de la persuasion, ou de John Hill, recruté pour défendre l’industrie du tabac.

Incontestablement, il s’agit ici d’un livre incontournable qui dépasse l’histoire pour nous amener à repenser notre rapport à l'information, puis notre réception des discours politiques et médiatiques. Si ce travail s’inscrit pleinement dans le thème de Première : « S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication », chacun des portraits pourrait faire l’objet d’un excellent Grand Oral croisant l’histoire et la philosophie.

 

Nonfiction.fr : Vous rappelez en introduction que la persuasion naît dans la démocratie athénienne avec la pratique de la rhétorique. Néanmoins, vous relevez une « révolution » au début du XXsiècle, dans les pays industrialisés, au moment où la psychologie se substitue à la rhétorique, et où l’art de la persuasion prend un caractère scientifique. En quoi persuader devient-il scientifique ?

David Colon : La persuasion connaît une révolution au début du XXe siècle lorsque, aux États-Unis d’abord, l’avènement des masses dans la vie politique économique et sociale, à travers notamment l’extension du suffrage, l’essor de la presse et des syndicats, provoque en réaction le développement de nouvelles techniques de communication. La manipulation de masse naît en effet tant de la crainte des élites industrielles de perdre leur prééminence et leur liberté d’action que de la nécessité pour les élites politiques de fabriquer le consentement démocratique, et du désir d’innombrables entrepreneurs de créer de nouveaux marchés ou de nouveaux débouchés pour leurs produits.

Dans ce contexte, la persuasion devient une science appliquée, qui consiste à appliquer à des objectifs pratiques des principes tirés des sciences et des techniques. L’art de la persuasion est sans cesse perfectionné par une nouvelle génération d’hommes, souvent issus du monde de la presse ou de la publicité, qui font profession d’agir sur les conduites des masses, souvent à leur insu. Ivy Lee, père des relations publiques et inventeur de la communication de crise moderne, s’inspire ainsi de la psychologie des foules de Gustave Le Bon. Edward Bernays, qui se revendique ouvertement manipulateur des masses, s’inspire de la pensée de son oncle Sigmund Freud. Albert Lasker, publicitaire de génie et introducteur du marketing en politique, s’inspire de la pensée de Claude Hopkins et des apports du marketing direct pour initier une nouvelle forme de persuasion reposant sur des enquêtes de marché. Depuis lors, et jusqu’à nos jours, toutes les technologies et toutes les avancées scientifiques ont été mises au service du perfectionnement constant des outils de persuasion et de manipulation de masse.

 

Dans votre dernier livre, vous présentiez les États-Unis comme un laboratoire de la fabrique de l’opinion. D’Ivy Lee à Roger Ailes, la plupart des exemples sont à nouveau pris outre-Atlantique. Peut-on dire que les États-Unis sont « champions » dans l’art de la manipulation, bien que vous présentiez des contre-modèles, notamment celui de Lin Biao ?

En 1917, les États-Unis, à l’initiative de Wilson et sous l’autorité de George Creel, sont la première démocratie à entreprendre une vaste et intensive campagne de propagande à destination de sa propre population. Au sortir du conflit, ils sont la première puissance économique mondiale en même temps que le principal foyer de la consommation de masse et la première démocratie au monde lorsque le droit de vote est accordé aux femmes en 1920. Ces mutations décisives expliquent la naissance aux États-Unis des Relations publiques, de la publicité scientifique, des études de marché et des sondages, et la création de centres de recherche tout entiers voués à étudier la communication, la propagande ou les comportements humains. En matière de propagande et de manipulation de masse, les États-Unis sont alors l’ « usine du monde » : leur savoir-faire inégalé s’exporte dans de nombreux pays industriels. En France, Marcel Bleustein Blanchet est le premier à avoir importé ce que l’on nomme pudiquement « les méthodes américaines », suivi à partir de 1965 par Michel Bongrand. La domination des États-Unis en matière de persuasion de masse non seulement ne s’est pas démentie depuis, mais elle a encore été confortée par les géants californiens du numérique, inventeurs du « capitalisme de surveillance », qui comme l’a montré magistralement Shoshana Zuboff, transforme en « produits de prédiction » négociés sur un marché des comportements futurs les données des internautes, cette nouvelle matière première.

Quant aux contre-modèles, ils ne font que conforter ce constat. Goebbels est fasciné par les techniques de publicité américaines et le cinéma d’Hollywood, dont il s’inspire pour ses campagnes. Devenu ministre de la propagande, il a des compétences limitées et se plaint souvent du faible impact de ses campagnes sur les Allemands. Il cherche moins à persuader les masses qu’à les soumettre à l’ordre totalitaire qui se met en place. Il en va de même pour Lin Biao, qui cherche moins à fabriquer l’orthodoxie que l’orthopraxie : avec le Petit Livre rouge, il instaure une liturgie maoïste. Il attend des Chinois qu’ils brandissent le livre, lisent des citations à haute voix, pratiquent la « gymnastique des Citations ». C’est un point essentiel à mes yeux : la persuasion et la manipulation sont bien davantage nécessaires en démocratie que dans les régimes autoritaires, où l’on peut agir sur les comportements par la contrainte ou la terreur.

 

Manipuler sert les puissants, qu’ils soient politiques ou économiques. Le portrait de John Hill est ici éloquent. Après avoir servi les industriels de l’alcool, il met en place, avec succès, un argumentaire de défense pour les fabricants de tabac. Ses successeurs ont repris ses stratégies au service de l’industrie agro-alimentaires ou pour convaincre l’opinion publique de la nécessité d’intervenir en Irak. À la lecture de votre livre, le lecteur a parfois l’impression que rien n’est impossible pour ces hommes. Vous présentez évidemment de nombreux contre-exemples, notamment celui de Karl Rove qui n’a pas réussi à manipuler l’opinion face au poids des images de la Nouvelle Orléans après Katrina. Quelles sont les limites au pouvoir de ces hommes ?

J’ai choisi de présenter dans ce livre vingt personnages qui ont en commun d’avoir eu l’intention de manipuler les masses, la capacité de le faire à grande échelle et qui ont une fois au moins réussi à manipuler un million de personnes et souvent davantage. En le rédigeant, j’ai réalisé que ces personnages se connaissent pour la plupart, s’inspirent les uns des autres, parfois se plagient, souvent s’envient, et toujours rivalisent d’ingéniosité pour s’imposer face à leurs concurrents. J’ai conçu le plan du livre selon une progression chronologique, pour souligner le fait que le pouvoir des maîtres de la manipulation va croissant à mesure que de nouvelles techniques de persuasion sont inventées, et que leurs commanditaires – industriels ou politiques – disposent de moyens toujours plus importants pour agir sur les comportements. Les progrès de la manipulation de masse sont incrémentaux au XXe siècle, et exponentiels au XXIe depuis l’invention du capitalisme de surveillance. Je raconte également certains de leurs échecs, ou des limites parfois posées par les législateurs au pouvoir des lobbyistes ou des publicitaires. Car la seule véritable limite au pouvoir des manipulateurs de masse réside dans l’encadrement de la publicité, du financement des campagnes politiques, ou du lobbying. Karl Rove, que vous citez, a bien compris que l’argent était le nerf de la guerre. Il a bâti son succès sur l’application du marketing à la levée de fonds et révolutionné la vie politique américaine en abolissant, au profit du parti républicain, la frontière entre les politiques publiques et le financement des campagnes, pour encourager les industriels à financer ses candidats, à commencer par George W. Bush, en contrepartie de l’adoption de mesures conformes à leurs intérêts.

 

Les vingt portraits proposés sont exclusivement masculins. Comment expliquez-vous cette « absence » des femmes des pratiques de manipulation de l’opinion ?

Cela s’explique par la domination masculine sans partage des univers dans lesquels évoluent les maîtres de la manipulation, qu’il s’agisse de la publicité, de la communication politique et, plus récemment, des géants du numérique. Les femmes sont en revanche omniprésentes dans le livre, en tant que cibles privilégiées des campagnes de persuasion, qui les visent en tant que consommatrices ou électrices.

 

Les exemples de Marcel Bleustein-Blanchet et Michel Bongrand révèlent l’importation des méthodes américaines dans la publicité et la vie politique en France.  Comment les « maîtres de la manipulation » exportent-ils leurs systèmes ? Existe-t-il des formes de dialogues et d’échanges entre les hommes spécialisés dans ces domaines, au niveau international ?

Dans Propaganda, en 1928, Edward Bernays affirmait que « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses » était le fait d’un « gouvernement invisible » qui présidait aux destinées des individus à leur insu. En janvier 1938, il a vainement tenté de créer un Dining Club de « maîtres de la propagande ». Son concurrent John Hill a créé le sien, réservé aux hommes, « les rois mages », qui a eu une certaine influence sur l’administration fédérale américaine et a surtout présidé à la création en 1948 de la société des relations publiques. Vingt ans plus tard, Michel Bongrand fonde à Paris avec Joseph Napolitan, ancien conseiller de Kennedy, l’Association internationale des consultants politiques, qui a fortement contribué à l’exportation en Europe du savoir-faire des consultants américains. Toutefois, on est loin de l’idée d’un « gouvernement invisible » : ces clubs et ces associations sont des lieux d’échange entre des communicants qui sont la plupart du temps en concurrence, et non le lieu d’élaboration de stratégies secrètes. C’est à un autre niveau, celui des commanditaires et des employeurs des maîtres de la persuasion, à commencer par les lobbies industriels, que s’opère un véritable transfert de compétences, ou plus exactement une accumulation de savoir-faire. American Tobacco, par exemple, emploie séparément dans les années 1920 pas moins de trois maîtres de la manipulation, Ivy Lee, Albert Lasker et Edward Bernays. Aujourd’hui encore, l’industrie du tabac continue d’utiliser les techniques de persuasion inventées par leurs soins, ou par John W. Hill, l’orfèvre de la « fabrique du doute », parce qu’elles se sont révélées redoutablement efficaces.

 

À l’heure du complotisme et de QAnon, votre livre s’inscrit en plein dans l’actualité. Au fond, la méfiance qui caractérise ces groupuscules vis-à-vis des médias traditionnels et des systèmes politiques en place n’est-elle pas la conséquence, en partie, du système de manipulation que vous analysez ?

En effet, la fabrique du dissentiment et de la défiance est le produit des efforts non concertés d’une multitude de propagandistes, qui agissent pour le compte de groupements politiques, de lobbys ou de services de renseignement étrangers, mais elle est avant tout la résultante des systèmes ou des techniques de manipulation savamment élaborés par des orfèvres en la matière. J’en donne trois exemples dans le livre, à travers les portraits de B. J. Fogg, l’inventeur de la « technologie persuasive », qui a mis les ordinateurs au service de la manipulation de leurs utilisateurs, de Mark Zuckerberg, qui a créé avec Facebook le plus grand outil de manipulation de masse jamais conçu, et de Steve Bannon, qui est à l’origine de Cambridge Analytica et a fondé la propagande de réseau. Les mécanismes de manipulation furtive à l’œuvre sur les réseaux sociaux représentent un danger sans précédent pour nos démocraties. Il est temps d’en prendre conscience, et d’agir pour interdire les systèmes numériques conçus pour manipuler le comportement de leurs utilisateurs et les priver ainsi de leur libre arbitre.

 

Vous expliquez qu’il existe trois approches de la persuasion (par la répétition, scientifique et psychologique) et qu’aucun des maîtres de la manipulation n’a réussi à concilier les trois. Lequel vous semble néanmoins avoir forgé le modèle de persuasion le plus abouti ?

La persuasion repose en effet sur trois grandes approches. La répétition consiste à exposer les individus à un message répété, comme l’ont fait notamment George Creel, Joseph Goebbels, Walt Disney ou Lin Biao. L’approche scientifique – celle de Lasker, Ogilvy, Bongrand ou Rove - repose sur l’application des méthodes quantitatives aux études de marché et à la mesure expérimentale des effets des campagnes publicitaires ou politiques. L’approche psychologique, enfin, consiste en l’instrumentalisation de la psychologie à l’art de manipuler des masses : il s’agit d’identifier les mobiles des conduites humaines et d’instrumentaliser les fragilités des individus. Elle a successivement été le fort de Bernays, Dichter et Steve Bannon.

Au XXe siècle, ces approches sont concurrentes. Au XXIe siècle en revanche, Facebook révolutionne de nouveau l’art de la persuasion en les combinant : l’approche scientifique par l’exploitation des données des internautes à des fins d’analyse prédictive, l’approche psychologique par l’élaboration d’un profil psychologique des utilisateurs et l’expérimentation à grande échelle sur eux des modèles de la psychologie sociale, et l’approche par l’exposition par la capacité dont la plateforme dispose de déterminer le meilleur moment pour exposer ses utilisateurs à une publicité, en fonction de leurs habitudes et de leur état émotionnel. Facebook s’est ainsi rendu maître de de la détermination du Kairos (« le temps du moment opportun »), qui était considéré depuis Aristote comme l’étape la plus délicate dans l’art de la persuasion. Le mode de persuasion le plus abouti est donc aujourd’hui entre les mains de Mark Zuckerberg, véritable empereur de la manipulation de masse, qui règne en maître sur les comportements de ses milliards d’utilisateurs.