« Nègre », ce mot lourd du racisme et des crimes qui l’ont forgé

Cet article d' Anne Chemin publié dans le Monde du 22 janvier 2021 mérite le détour

 

« Nègre », ce mot lourd du racisme et des crimes qui l’ont forgé

 

ENQUÊTELes débats autour d’un match du PSG ou d’un roman d’Agatha Christie illustrent comment ce terme reste imprégné de la tragédie de l’esclavage et de la colonisation. La fierté de la négritude revendiquée dans les années 1930 ne suffit pas à effacer ce passé.

C’est un mot de cinq lettres dont la « claquante sonorité réveille comme un coup de fouet dans une plantation de canne à sucre ou de coton », estime l’écrivain haïtien Dany Laferrière. Un mot né au XVIe siècle qui, aujourd’hui encore, brûle « la boîte vocale, langue, palais, dents et gorge qui le produisent », ajoute la romancière Anne-Marie Garat. Le terme « nègre » n’appartient pas au registre banal de la conversation ordinaire : il porte en lui la tragédie de l’esclavage, de la colonisation et du racisme. S’il pèse des tonnes, poursuit l’écrivaine dans Humeur noire, qui sort début février chez Actes Sud (304 pages, 21,80 euros), c’est parce qu’il conserve l’empreinte du « poids colossal des crimes qui l’ont forgé ».

Un arbitre de football roumain en a fait l’expérience, un soir de décembre 2020, sur le terrain du Parc des Princes. Pour désigner l’entraîneur adjoint de l’Istanbul Basaksehir, Sebastian Coltescu montre du doigt un homme qu’il appelle le « negru ». En roumain, le mot veut dire « noir » mais dans le stade du Paris-Saint-Germain, les violences et les humiliations associées au terme « nègre » ressurgissent. Révoltés, les joueurs des deux équipes quittent le terrain avant de réapparaître, le lendemain, vêtus de maillots portant le message « No to racism » : réunis en cercle autour du rond central, ils posent symboliquement un genou à terre et lèvent le poing.

 

Plus d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, le terme « nègre » continue à exprimer la morgue envers les Noirs des dévots de la hiérarchie raciale. Mais ce « mot bourreau », d’après l’expression d’Anne-Marie Garat, n’est pas seulement une insulte : il se dissimule parfois dans la langue commune de nos plaisirs ordinaires. Les « têtes-de-nègre » garnissent encore les vitrines de certaines pâtisseries, les prête-plumes des écrivains sont parfois appelés des « nègres » et dans La Bayadère, le ballet créé en 1877 par Marius Petipa, des enfants au visage maquillé de noir exécutent sur scène un tableau baptisé « la danse des négrillons ».

Contrairement à ce que l’on croit souvent, ces expressions ne sont pas le fruit d’un malheureux hasard linguistique : elles sont intimement liées à l’histoire esclavagiste et coloniale de la France. L’expression « nègre littéraire » devient ainsi populaire, en 1845, lorsque Eugène de Mirecourt publie contre l’écrivain métis Alexandre Dumas un pamphlet qui associe la couleur de sa peau à l’indignité de cette pratique littéraire. « Grattez l’œuvre et vous trouverez le sauvage, écrit-il. Aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le Nègre vous montrera les dents. »

La danse des « négrillons » de La Bayadère, imprégnée par l’imaginaire colonial du XIXe siècle, ressuscite, elle aussi, la langue de la traite négrière. Ce mot, qui désignait jadis les enfants esclaves, apparaît pour la première fois en 1714 dans une ordonnance consignée par Moreau de Saint-Méry (1750-1819), un député de la Constituante, qui affirmait, sur la base d’une savante taxinomie fondée sur la qualité du sang, que le « Nègre n’était pas de la même espèce que le Blanc ». Malgré cet héritage, le changement de titre de ce tableau rebaptisé en 2015 « la danse des enfants » a suscité d’intenses polémiques.

Si, du Parc des Princes à l’Opéra de Paris, le mot « nègre » engendre tant de passions, c’est parce que, depuis la traite atlantique, il relègue les Noirs aux marges de l’humanité. Selon les historiens Aurélia Michel et Sébastien Ledoux, cette incandescence ne se comprend que si l’on revient à la définition de la mémoire élaborée au IVe siècle par saint Augustin : elle est, affirme-t-il, un « présent du passé »« Le terme “nègre” convoque, ici et maintenant, la violence de la société esclavagiste organisée par les Européens à partir du XVIe siècle, explique Aurélia Michel, maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université de Paris. Il fait ressurgir tout un passé de domination par la servitude. »

La longue histoire du mot « nègre » commence il y a quatre cents ans, à une époque où il renvoie encore à un lieu géographique, précise Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages. « Depuis Pline l’Ancien, la Négritie désigne la partie de l’Afrique située autour du fleuve Niger, à laquelle on associe l’Aethiopia, une région que l’on décrit comme “le monde des Noirs”, explique l’historienne. Pendant la traite atlantique, cette origine géographique va être indissociablement liée à un statut : la servitude. Les marins portugais appellent les Africains qu’ils capturent sur les côtes pour en faire des esclaves aux Amériques les “negros”. »

Apparu en 1529 dans le journal de voyage vers l’île de Sumatra du premier navigateur français à doubler le cap de Bonne-Espérance, le mot « nègre » s’impose peu à peu chez les marins et les commerçants qui orchestrent la traite atlantique, puis dans la société tout entière. Au point que le terme devient, non pas une manière de désigner les hommes à la peau sombre, mais un synonyme du mot « esclave ». « Dans les dictionnaires de français du XVIIIe siècle, on peut lire, au mot “nègre” : “Voir esclave”, constate l’historien Pap Ndiaye, professeur des universités à Sciences Po. A l’époque, il y a une équivalence complète entre les deux termes. »

Cette synonymie est enregistrée pour la première fois, au XVIIIe siècle, par le Dictionnaire universel de Trévoux, rédigé sous la direction des jésuites. Le mot « nègre », précise-t-il, en 1771, désigne « toutes ces nations malheureuses, qui, à la honte du genre humain, entrent dans le nombre de marchandises dont on trafique ». Quelques décennies plus tard, cette association est reprise – et justifiée – par le nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle. « Le Nègre est et sera toujours esclave, écrit en 1803 Julien-Joseph Virey à la rubrique « nègre ». L’intérêt l’exige, la politique le demande et sa propre constitution s’y soumet presque sans peine. »

Scellée au XVIIIe siècle par le mot « nègre », l’équivalence entre la peau noire et la servitude constitue un tournant dans la longue histoire de l’esclavage. Avant la traite atlantique, elle était fondée sur les captures de guerre ou le travail forcé – pas la couleur de la peau. « Pendant l’Antiquité et le Moyen Age, la plupart des esclaves du monde méditerranéen étaient blancs – l’étymologie d’esclave renvoie d’ailleurs au mot slave, précise Myriam CottiasAu XVe siècle, les grands marchés de la Méditerranée, à Malte ou à Chypre, proposaient des esclaves de toutes les ethnies : certains venaient d’Afrique mais la plupart étaient turcs, russes, roumains, bulgares ou grecs. »

Etroitement associé à l’histoire de la traite, le mot « nègre » aurait pu disparaître corps et biens après la seconde abolition de l’esclavage, en 1848. Mais rien de tel ne se produit, au contraire : à la fin du XIXe siècle, le terme semble acquérir une nouvelle jeunesse. L’esclavage a disparu mais la colonisation a pris le relais. Dans le monde des administrateurs de l’Empire, dans la littérature de la fin du XIXe siècle, dans les discours des hommes publics des débuts de la IIIe République, les hiérarchies raciales élaborées pendant l’esclavage sont encore bien vivantes : la conquête de l’Afrique ressuscite la « matrice esclavagiste », constate Myriam Cottias, autrice de La Question noire, histoire d’une construction coloniale (Bayard, 2007).

Les « Nègres » ne sont certes plus des esclaves mais avec la colonisation, ils deviennent des sauvages que les Européens ont l’impérieux devoir de civiliser. « Lors de la seconde colonisation, après la conférence de Berlin (1884-1885), les puissances européennes sont confrontées, sur le continent africain, à une altérité radicale, poursuit l’historienne. C’est dans ce contexte que ressurgit le mot “nègre”, qui renvoie très clairement à l’infériorité. Il n’est plus question de servitude, mais les représentations raciales nées avec la traite imprègnent encore profondément les esprits : les Européens estiment qu’il leur faut dominer ces Noirs, qu’ils associent à la déraison et à l’animalité. »

Aux violences des maîtres pendant la servitude, succède donc la condescendance des Européens pendant la colonisation. Les Blancs, écrit ainsi Pierre Larousse, dans l’article « Nègre » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle publié en 1872, peuvent « essayer d’élever jusqu’à eux » cette race « inférieure » mais ils ne doivent pas se faire d’illusions : « C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche ». A la fin du XIXe siècle, l’homme noir est considéré comme un être situé entre l’animal et l’homme, résume la linguiste Marie Treps, dans Maudits mots (TohuBohu Editions, 2017).

Malgré la fin de l’esclavage, les discours sur les hiérarchies raciales reprennent donc de plus belle – voire se durcissent. « Les anciens esclaves, qui sont devenus des hommes libres, sont considérés comme dangereux car ils peuvent désormais réclamer l’égalité et la justice sociale, analyse l’historien Pap Ndiaye. Pour mettre au pas ces affranchis, les Européens et les Américains affirment donc, en se fondant sur des théories raciales nourries d’anatomie et de médecine, que les “Nègres” n’ont pas les capacités morales et intellectuelles d’exercer leur liberté. Contemporain des abolitions, ce racisme scientifique reconstitue de solides murs entre les races. »

Dans un monde marqué par les progrès de la science, l’ordre racial revêt désormais des allures savantes. Le médecin Paul Broca (1824-1880), fondateur de la Société d’anthropologie de Paris, affirme ainsi que les « Nègres » sont intellectuellement inférieurs aux Blancs parce que leurs capacités crâniennes sont plus petites. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, Arthur de Gobineau (1816-1882) ajoute qu’ils sont dotés de facultés pensantes « médiocres ou même nulles »« Au XIXe siècle, le racisme biologique reformule, en termes scientifiques, la rupture fondamentale en humanité opérée par l’esclavage », résume Aurélia Michel, autrice d’Un monde en nègre et blanc (Seuil, « Points Essais », 2020).

Publié en 1877, Le Tour de la France par deux enfants, le manuel de lecture de la IIIe République, témoigne de la puissante évidence de ces hiérarchies raciales pour ses contemporains. Moralisateur et patriotique, l’ouvrage consacre un chapitre aux quatre « races d’hommes » – la blanche, la jaune, la noire et la rouge. L’écolier du début du XXe siècle y apprend que la race blanche est la « plus parfaite des races humaines » et que la « race noire » a les cheveux crépus, le nez écrasé, les lèvres épaisses… et les bras très longs. « Cette dernière précision permet d’assimiler les Africains aux singes », commente l’historien Eric Mesnard.

Il faut attendre la première guerre mondiale pour que les hiérarchies raciales élaborées pendant la traite négrière commencent à vaciller. Près de 200 000 Africains sont recrutés dans les troupes françaises et, après l’armistice de 1918, une partie d’entre eux s’installent dans la métropole. S’ils ne sont pas épargnés par le racisme, la guerre a fait de ces colonisés que l’on disait paresseux, débauchés et infantiles de valeureux soldats salués par l’état-major. Dans l’entre-deux-guerres, le mot « nègre » affiche peu à peu une tonalité nouvelle : dans les milieux artistiques et littéraires de la capitale, il évoque le séduisant exotisme des cultures africaines.

 

La mode de l’art nègre est alors à son apogée et les « bals nègres » de la Glacière et de Montparnasse attirent le Tout-Paris. A partir de 1925, la Revue nègre des Champs-Elysées met en scène Joséphine Baker dans un spectacle chaleureusement applaudi par les élites de la capitale. « Cette “négrophilie” folklorisante est cependant des plus ambiguës, nuance Pap Ndiaye. Elle n’a évidemment pas la tonalité méprisante du XIXe siècle, mais elle s’inscrit dans le droit fil des théories racialistes : elle associe les Noirs à la sexualité, à la danse et à la sauvagerie. Elle fétichise et mime les cultures noires au lieu de s’y s’intéresser véritablement. »

C’est une tout autre acception du mot « nègre » que façonne, dans ces mêmes années 1920, le militant sénégalais de la cause noire Lamine Senghor. Rallié au Parti communiste, cet ancien tirailleur de l’armée française brandit le terme honni de « nègre », non comme une insulte, mais comme un flambeau révolutionnaire. En 1926, il crée un Comité de défense de la race nègre (CDRN), qui publie un journal intitulé La Voix des Nègres« Les jeunesses du CDRN se sont fait un devoir de ramasser ce nom dans la boue où vous le traînez pour en faire un symbole, proclame le premier numéro. Nous nous faisons honneur et gloire de nous appeler Nègres, avec un N majuscule en tête. »

Une même volonté d’inverser le stigmate attaché depuis des siècles au mot « nègre » anime, dans les années 1930, les poètes de la négritude que sont le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Martiniquais Aimé Césaire. La négritude n’est pas racisme, elle est culture, affirme Senghor. Elle exprime l’acceptation de « notre destin de noir », ajoute Césaire. « Cette réappropriation valorise le terme de “nègre”, non pour marquer une identité raciale mais pour signifier un universalisme, observe l’historienne Myriam Cottias. Un emploi magnifié du mot “nègre” naît dans le sillage de ce courant littéraire. »

Cet étrange mélange d’exotisme folklorique et de subversion révolutionnaire associé, dans l’entre-deux-guerres, au mot « nègre » est balayé, en 1945, par l’immensité des crimes de la seconde guerre mondiale. Au lendemain de la Shoah, nul ne plaisante plus avec les théories raciales : au terme d’un travail de plusieurs années mené avec des sociologues, des psychologues, des biologistes et des anthropologues, l’Unesco publie en 1950 un fascicule proclamant solennellement que « l’humanité est une ». La race est un « mythe social » qui a causé des souffrances incalculables : chaque être humain incarne à lui seul une « parcelle de l’humanité ».

Dans un monde qui entame sa marche vers la décolonisation, il devient inconcevable d’employer dans une enceinte publique un mot aussi lourdement lesté de haine et de mépris que le mot « nègre ». « Le terme, à juste titre, a aujourd’hui disparu de la langue officielle des pays démocratiques, constate l’historienne Aurélia Michel. Seuls subsistent quelques usages spécifiques. » Le mot est ainsi utilisé par les Antillais qui invoquent l’héritage d’Aimé Césaire, les universitaires qui travaillent sur l’esclavage et la colonisation ou par des chanteurs de rap et de hip-hop qui l’emploient dans un jeu de langage fondé sur le retournement du stigmate.

Faut-il supprimer les autres survivances du mot « nègre » ? Débaptiser la « danse des négrillons » de La Bayadère ou Dix petits nègres, d’Agatha Christie ? L’écrivain haïtien Dany Laferrière, qui vient d’un pays où le mot « nègre » est associé, non à l’humiliation de la servitude, mais à la fierté de la seule révolte d’esclaves réussie du monde moderne (1791), estime que ce terme doit « continuer sa route »« Quand un raciste m’apostrophe en nègre, je me retourne avec un sourire radieux en disant : « Honoré de l’être, monsieur. » J’ai envie que tous les mots du dictionnaire puissent vivre. »

Tel n’est pas l’avis de Pap Ndiaye, qui explore les innombrables figures du racisme anti-noir dans La Condition noire (Calmann-Lévy, 2008). « Le langage a une histoire et celle du terme “nègre” n’est pas défendable », estime-t-il. Chargé, aux côtés de la secrétaire générale du défenseur des droits, d’une mission sur la question raciale à l’Opéra de Paris, l’historien regrette que beaucoup d’habitués du Palais Garnier continuent à évoquer « la danse des négrillons » alors qu’elle a été rebaptisée il y a quelques années « la danse des enfants » : « Ce vocabulaire daté est inutilement offensant – d’autant que le toilettage de la langue ne porte pas atteinte, esthétiquement, à l’œuvre. »

L’historien en veut pour preuve le travail d’orfèvre mené sur un tableau de Marie-Guillemine Benoist présenté au Salon de 1800. Initialement intitulée Portrait d’une négressecette huile sur toile, qui apparaît dans un clip de Beyoncé et Jay-Z, a été rebaptisée Portrait de Madeleine en 2019, lors de l’exposition « Le Modèle noir de Géricault à Matisse ». Dans le titre et la notice du tableau, le Musée d’Orsay a rendu à Madeleine son prénom et son histoire – née en Guadeloupe, cette esclave affranchie était domestique chez le beau-frère de la peintre. « Ce travail a donné de la profondeur à l’œuvre sans altérer sa portée esthétique », estime Pap Ndiaye. Une réconciliation bienvenue, selon lui, entre l’art et l’histoire